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Violences policières : les techniques de la police scientifique au service du journalisme

Depuis 2018, l’équipe vidéo du Monde multiplie les enquêtes implacables. Ils modélisent, synchronisent différentes sources, reconstituent en 3D, puisent dans la technique et dans la science pour réaliser des preuves par l’image. Charles-Henry Groult, Antoine Schirer, Asia Ballufier et Arthur Carpentier étaient convoqués #AuPoste ce lundi 21 juin, 9h. Abonnez vous ! Libérez-vous !

Le 12 janvier 2019, participant à un acte du mouvement des Gilets Jaunes, Olivier Béziade s’effondre en pleine rue avec une grave blessure à la tête. Malgré de nombreux témoins, la confusion générale et le parti pris évident des personnes présentes rend difficile le travail de reconstitution des faits. À ce moment du mouvement, très peu d’organes de presse se penchent sur le sujet des violences policières, dont la parole officielle réfute systématiquement l’existence. S’inspirant du travail de l’agence londonienne Forensic Architecture, une équipe vidéo se constitue au sein du journal Le Monde, comme une « petite rédaction interne à la rédaction ». Elle s’empare des nombreuses images de l’événement, filmées par les témoins ou par les caméras de vidéosurveillance, provenant au maximum de sources ouvertes (principe de l’ « OSINT » : Open Source INTelligence).

Aujourd’hui, Au Poste, pas moins de quatre de ces journalistes du Monde sont convoqués Au Poste. Ils font partie de cette cellule d’enquête un peu spéciale, qui manie l’image, la vidéo et la 3D pour ajouter une nouvelle dimension à la reconstitution de faits.

Il y a une bascule avec l’enquête [sur Olivier Béziade]. Il y a un côté scientifique à la démonstration, lié à la méthode, et quelque part, on ne peut pas en débattre. Il n’y a plus des camps qui racontent leur discours, leur propagandes… à un moment, il y a un truc factuel : les forces de l’ordre n’ont pas agi comme elles auraient dû.

Charles-Henry Groult

Pour autant, la manipulation de vidéos ne se suffit pas à elle-même, c’est un outil qui s’ajoute aux pratiques de l’enquête journalistique traditionnelle, explique le quatuor. La première étape est un travail de recherche : la cellule doit notamment vérifier chaque vidéo utilisée, récupérer les métadonnées, retrouver leurs auteurs si besoin, compléter le contexte par des images antérieures à la scène.

La seconde étape est la reconstitution : il s’agit d’ancrer toutes les images sur une même ligne temporelle, de les synchroniser grâce à des indices visuels ou sonores.

La troisième est celle de la restitution : à partir des images traitées, de la modélisation 3D, et d’autres outils comme des vues satellites annotées, l’équipe ébauche la production d’un format vidéo pour raconter les faits, en sélectionnant les vues et outils appropriés à chaque instant. S’ensuit la production de chaque extrait de cette vidéo, pour lesquels de nombreux effets aidant à la compréhension sont mis à contribution : pauses, rembobinages, ralentis, zooms, mise en évidence, et ainsi de suite. La 3D vient relier plusieurs angles de vues du même événement filmé, et permet de recontextualiser, « spatialiser » les images.  

Nous avons fait un choix, qui est celui de dire que ce sujet-là, avec la profusion d’images autour des violences policières et les questions de société qu’elles posent, est important. Et nous avions la chance, au Monde, de pouvoir y apporter quelque chose que les autres ne font pas.

Charles-Henry Groult

Les discussions dans le chat portent plutôt sur les images, qui défilent en support de l’entretien. Charles-Henry Groult est clair sur le fait que malgré la portée politique du choix des sujets, et la collaboration nécessaire avec les parties prenantes, leur travail se veut non partisan et au plus près des faits. Si certains louent l’intérêt qu’il représente pour un traitement juste des victimes, d’autres s’interrogent : pourquoi a-t-il fallu attendre les Gilets Jaunes pour que de grands médias s’intéressent aux violences policières ? Asia Ballufier donne plusieurs éléments de réponse, et rappelle que le Monde a déjà enquêté sur le sujet dans le passé. Mais il semble que les méthodes de Forensic Architecture, conjuguées à l’intérêt grandissant de l’opinion publique depuis les Gilets Jaunes, ont généré un élan inédit propice à l’apparition de la cellule d’investigation. 

Des centaines d’heures pour prouver qu’un gardien du capital a commis une agression ou un crime, et la peine sera malgré tout légère ou inexistante.

Ramonsaladier | Tchat

Asia Ballufier analyse une autre de ces investigations, qu’elle a réalisé sur la mort d’Adama Traoré, mort dans les mains des gendarmes. Au contraire des événements liés aux Gilets Jaunes, la journaliste n’avait pas d’images à sa disposition. Toujours dans le souci de s’approcher des faits, elle devra reconstituer plusieurs versions, selon les différents témoignages. Il lui a fallu renoncer à établir l’entièreté des faits, au service de la crédibilité des informations produites.

L’IGPN, ils travaillent encore sur les mêmes ordinateurs qu’on avait au CDI quand on était au collège…

Arthur Carpentier

Arthur Carpentier désamorce les critiques venant des policiers leur reprochant de « faire du buzz » avec les violences policières, rappelant que ce sujet provoque un écho bien moindre que la plupart de leurs autres enquêtes, pour un temps consacré nécessairement très important. Suite à ses contacts avec l’IGPN, il donne à comprendre pourquoi l’institution policière ne réalise pas le même travail… et souligne que ses inspecteurs se sont montrés curieux du sien.

Nos quatre journalistes se posent la question de l’avenir de ce « format » d’enquête. Tant que le sérieux de la méthode journalistique continuera à être appliqué, la méthode ne sera pas décrédibilisée mais pourrait perdre de son écho si elle ne s’accompagne pas, à chaque nouvelle affaire, d’une prise de recul et d’un contenu explicatif au-delà des stricts faits étudiés.

C’est bien, le côté “police scientifique” de l’enquête, mais il faut qu’on garde en tête que derrière, il y a des gens qui ont vécu des trucs. On n’est ni scientifiques, ni policiers, on est là pour raconter l’histoire des gens et comment eux-mêmes l’ont ressentie.

Charles-Henry Groult

Dufresne demande si cette méthode ne constitue pas un « âge d’or » de l’investigation qui va se refermer. Groult confirme : « les gens mesurent l’importance que prennent leurs images » et les rendront moins facilement disponibles, et les États devraient moins favoriser le modèle de l’open-data sur lequel repose la méthode OSINT. Asia Ballufier ajoute que les deep fakes et autre manipulations de plus en plus crédibles compliquent l’authentification d’images réelles.

Et Charles-Henry Groult de conclure : « ce sera beaucoup plus difficile de faire ce que l’on fait dans cinq ans ».

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