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«Violences judiciaires»: et si le problème de la justice c’était… la police ?

Raphaël Kempf, avocat bien connu de nos services (il est convoqué pour la troisième fois au Poste) sait de quoi il parle, quand il parle de « violences judiciaires », titre de son dernier ouvrage paru en ce mois de septembre 2022. En effet, depuis plusieurs années, il défend partout en France des gilets jaunes, et plus globalement ce qu’il nomme des opposants politiques, pris dans l’étau de la machine judiciaire. Il se sert de ses nombreuses expériences à la barre pour montrer comment l’état instrumentalise la justice pour réprimer les mouvements sociaux, tout en entretenant l’immunité dont bénéficient les forces de l’ordre.

Un régime libéral respectueux des droits fondamentaux, c’est un régime dans lequel on s’intéresse à la manière dont sont poursuivis et condamnés certains types d’infractions

 

Raphaël Kempf

Après un premier ouvrage à caractère historique, sur les lois scélérates de la fin du 19e, ce second traite de la question contemporaine du sort que l’État réserve aux opposants politiques, et des problèmes posés par l’instrumentalisation de l’institution judiciaire. Raphaël Kempf, après avoir examiné la fabrication des lois, nous propose dans ce nouvel ouvrage, de voir comment elles sont appliquées concrètement dans les tribunaux, dans les commissariats et en prison. Cette compréhension est facilitée par la description de destins brisés de justiciables que lui ou ses confrères défendent régulièrement devant les tribunaux. 

 Et si le problème de la justice c’était la police ?

Raphaël Kempf

En inversant la phrase «le problème de la police c’est la justice»,  prononcée en 2021 par un représentant du syndicat de police Alliance, lors d’un rassemblement devant l’Assemblée Nationale, c’est le rapport de l’institution judiciaire à la police que Kempf questionne. Au delà de l’idée que les violences policières viendraient d’attitudes individuelles ou seraient inhérentes à l’institution policière (formation, hiérarchie, techniques enseignées), n’est-ce pas plutôt  «la réaction de la justice aux illégalismes et aux violences de la  police qui fait que la police peut continuer à exercer des violences» ?  En cela, l’avocat est proche de l’idée de Michel Foucault pour qui « la justice est au service de la police», en étant dans une logique de validation de ses illégalismes.

L’explication fournie par Raphaël Kempf est que la justice est extrêmement dépendante au quotidien de la police qui nourrit ses dossiers. Le rôle du procureur, à l’interface de la justice et de la police (il coordonne les services de police et de gendarmerie et leur action), est donc particulièrement problématique. 

D’après la Constitution de la République française, le procureur est celui qui accuse quelqu’un devant un tribunal. Et c’est aussi sous sa supervision que sont réalisées les enquêtes de police.

Il y a un rapport extrêmement complexe entre la police et le parquet, un rapport de dépendance où le parquet est dans l’attente de ce que va lui fournir la  police et la police est dans l’attente  d’une certaine manière d’une validation de la légalité de son action

Raphaël Kempf

Exemple: lors d’une manifestation, ce sont les procureurs à qui la police ou la gendarmerie réfèrent pour décider du sort réservé aux personnes nassées ou arrêtées.  Ce rapport complexe se retrouve dans ce que David Dufresne nomme «la bataille de la qualification». 

Raphaël Kempf rappelle que le droit consiste à prendre un fait réel et y coller un terme juridique, pour pouvoir dire à quel article de loi correspond ce fait. Or, en droit pénal, cette opération de qualification juridique a des conséquences capitales: elle détermine la peine encourue, mais elle est aussi importante au niveau symbolique.

C’est cette interdépendance entre procureurs et policiers qui «conduit le parquet à qualifier au plus bas les violences ou les meurtres commis par les  policiers ou les gendarmes et donc à  limiter la pression sur l’enquête et les risques encourus par les fonctionnaires, cela participe au même titre que l’absence d’enquête effective, voire de  poursuite, à assurer leur impunité».

Ainsi, en matière de violence commise par la police, le parquet va toujours qualifier au plus bas. Au delà du lien de dépendance avec la police, ce choix est révélateur d’options politiques imposées par le gouvernement via le procureur. 

L’illustration de l’importance de la qualification peut être vue à travers les tragédies récentes liées à des refus d’obtempérer. Les violences commises par les policiers pourraient être qualifiées de « meurtres » (traduisant une volonté de tuer) ou de « violences volontaires ayant entrainé la mort sans intention de la donner».

Quelle serait la solution pour éviter les qualifications non-appropriées?

Jérôme | dans le tchat

Cette question permet à Kempf de rappeler la thèse principale de cette première partie : le problème n’est pas technique, logistique, dû à un manque  de moyens ou de formation, comme on le dit aussi pour la justice, mais il s’agit d’un problème politique qui a trait à la manière dont l’autorité judiciaire et spécifiquement le parquet abordent ces questions et font le choix de qualifier les faits reprochés aux policiers au plus bas. 

Comment faire évoluer ces choix de qualifications ? En l’état de la société et du  droit actuel, la mobilisation politique est nécessaire, pour faire pression sur le parquet ainsi que la mobilisation médiatique et humaine. 

Justice anti terroriste, une justice politique

Depuis une dizaine d’années nous assistons à un fait majeur : les arrestations préventives et contrôles d’identité préventifs pour entraver les manifestations. Cette technique policière remonte aux années 70. On se souvient des interpellations collectives  d’Algériens et leurs conséquences dramatiques, ainsi que son application aux manifestations de l’extrême gauche après 68.

Depuis 2001, le droit, à travers la loi anti-terroriste, permet au procureur, à la demande du ministre de la justice, d’autoriser les policiers à contrôler des personnes dans un temps et un lieu donné, ainsi que de fouiller leurs sacs ou véhicules par exemple. 

On voit ici toute la dimension politique de l’application du droit. Au nom de cette loi, on justifie  des privations de libertés par le biais des gardes à vue (avec au passage enrichissement des fichiers de police d’informations, d’ADN et d’empreintes digitales).

Pendant le mouvement des gilets jaunes, l’ancien procureur de la République de Paris, Remi Heitz, a largement usé de cette loi pour demander à ses subordonnés de placer les manifestants en garde à vue jusqu’au samedi soir ou au dimanche. Or la plupart du temps, ces derniers étaient relâchés sans aucune suite: la justice n’avait rien à leur reprocher.

Cette privation de liberté n’est pas anodine pour Maitre Kempf, même si elle est aujourd’hui banalisée du fait de l’augmentation considérable du nombre de gardes à vue.

De plus, depuis plusieurs années, la néo-libéralisation des services de l’État, et donc de la justice,  a introduit une obsession quantitative de réponses pénales, soit la course à la performance par des  objectifs chiffrés.  Ainsi, pour ne pas faire chuter le taux de réponses pénales, est apparu l’usage massif du ‘rappel à la loi’ (qui deviendra en 2023 l’avertissement pénal probatoire) qui permet au procureur de dire à quelqu’un qu’il a commis un délit ou une infraction sans avoir besoin de le  prouver alors même que la personne n’est pas d’accord et ne peut protester, puisque qu’à aucun moment celle-ci ne passera devant un juge indépendant du siège.

La loi séparatisme et la liberté d’expression

Kempf rappelle que, dès 1848, avec l’interdiction de la peine de mort pour les infractions politiques, puis 1863, avec la non application du flagrant délit aux délits politiques et aux délits de presse, le statut de l’opposant politique fait partie des valeurs républicaines.  La troisième République consacre la liberté de la presse avec sa grande loi de 1880 qui supprime, entre autres, la censure préalable.

Or, depuis depuis François Hollande, la  liberté d’expression est malmenée en France et notamment avec «les  attaques ou les réécritures de cette loi totem la loi de 1880». 

Ainsi, alors que la tradition républicaine consistait à dire que les opposants politiques avaient droit à une forme de traitement de  faveur, et offrant aux délits politiques et de presse de faire l’objet de mesures particulières, « nos gouvernants trahissent cette idée et, au nom des valeurs de la République, détruisent les valeurs de la République».

Pour Raphaël Kempf, l’assassinat terroriste de Samuel Paty, a, en ce sens, été instrumentalisé par le gouvernement, qui a voulu, à partir de l’horrible assassinat de ce professeur, de proposer une loi  : la loi séparatisme.  Cette loi dite pour protéger les valeurs de la  République,  en plus d’avoir comme conséquence de s’attaquer très souvent à nos concitoyens de confession musulmane, permet également de s’attaquer aux opposants politiques. Alors que dans la tradition républicaine les délits politiques étaient exclus de la comparution immédiate, cette loi permet de juger en  comparaison immédiate certaines  infractions liées à la liberté  d’expression, dont les délits d’apologie et de provocation à la commission d’infraction. De plus, en appliquant aux manifestants la comparution immédiate, on réinstaure l’application du flagrant délit aux délits politiques. 

Le combat politique doit aussi  porter sur la justice et sur la  manière dont la justice applique ces lois

Raphaël Kempf

L’avocat termine en évoquant son engagement avec le Parlement de l’Union populaire, en prolongement de son action devant les tribunaux pour déplacer le combat sur le terrain politique. 

Les constats qui l’ont amené à cet engagement : les problèmes liés aux libertés sont imputables d’après lui à certaines lois, mal faites, à ses yeux, et dont certaines devraient être abrogées. Ainsi que la manière dont les procureurs vont agir pour répondre aux injonctions gouvernementales.  

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