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«Ultra-gauche»: quand l’antiterrorisme déraille

Le 8 décembre 2020, les services antiterro opèrent un coup de filet. La presse s’emballe. Une cellule terroriste d’« activistes d’ultragauche » aurait été démantelée. Du 3 au 27 octobre 2023, sept des mis en examen seront renvoyés devant la Cour correctionnelle antiterroriste du TGI de Paris.

Ce matin, Au Poste a fait le point avec Chloé Chalot, avocate bien connue de nos services, et Camille, une des 7 personnes poursuivies. Par le menu, ont été abordés les arrestations, les détentions, les accusations, les surveillances, les interrogatoires.

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La causerie en quelques mots

Le 8 décembre 2020, à Rennes au petit matin, le RAID et la DGSI encerclent la maison de Camille : “Je me retrouve les mains en l’air avec les lumières laser des fusil d’assaut braqués sur ma poitrine. C’était le début d’une perquisition de trois heures avant d’être emmenée dans les locaux de la DGSI pour trois jours de garde à vue”.

On ne lui en dit pas beaucoup plus. «On essaie de placer un climat de peur et d’oppression en me disant on te prépare un sac d’affaire, de toute façon tu vas rester là pour un moment. J’étais incrédule, leur répondant que j’étais certaine d’être sortie le soir-même. C’est à la première audition de garde à vue le soir que je comprends que je suis poursuivie dans le cadre d’une enquête de l’anti-terrorisme et c’est seulement quelques jours plus tard que je comprendrai un peu plus ce qui m’est reproché. J’ai été amenée dans les locaux de la DGSI en train, complètement camisolée, à la vue de tous.tes.”

À propos des conditions de Camille dans les locaux de la DGSI, son avocate Chloé Chalot déclare : “c’est quelque chose qu’on retrouve malheureusement assez souvent dans les procédures dites “politiques” parfois pour des incriminations bien moins importantes […] Ce sont des interpellations très violentes, avec des armes, des personnes cagoulées, qui défoncent la porte, parfois au mépris de la présence d’enfants dans les lieux notamment. C’est un traitement réservé aux opposants politiques qui est assez significatif.”

Camille est amenée en cellule : “les murs sont blanc éclatant, avec des néons très forts qui éclairent en quasi-permanence, et pas de fenêtre. On est sous l’oeil d’une caméra en permanence. La lumière n’est éteinte que quelques heures par nuit, mais à peine.” Camille évoque une “perte de repère temporels”, un temps qui “se déforme et se transforme”. Sujette aux migraines, elle ajoute: “la privation de sommeil et ce genre de lumière déclenchent des migraines très facilement”. Les médicaments sont difficiles d’accès, et si un médecin vient, il en proposera un trop fort, “qui assomme”.

La première audition ne concerne que des questions d’état civil, et les deux suivantes à des questions d’opinions politiques : “est-ce que je vais en manifestation, est-ce que j’ai une carte électorale, qu’est-ce que je pense de Macron, des gilets jaunes, des GAFAM, des no-border…”C’est au bout de deux ou trois jours de garde à vue qu’on commence à me présenter des paroles qu’on aurait retenues de moi dans le cadre d’une enquête, à me présenter des personnes pour voir si je les connais ou pas”. En l’occurrence, Camille ne connaît qu’une des six autres personnes inculpées. Elle choisit de ne pas répondre aux questions policières: “Quand on commence à te parler des faits qu’on te reproche vraiment, tout un épuisement a déjà eu le temps de s’installer, c’est pourquoi j’ai gardé le silence de ma garde à vue. Je m’estimais pas en capacité de comprendre tous les tenants et aboutissements de ce qu’on me reprochais, et surtout d’y répondre, parce que j’étais déjà trop fatiguée et perdue.”

Chloé Chalot intervient : “Garder le silence est la meilleure des idées. Je vois assez peu de raisons de s’expliquer en garde-à-vue alors qu’on n’a pas connaissance des actes qui nous sont reprochés, ni du dossier. On est dans une position de vulnérabilité totale. Par contre certains magistrats ont parfois tendance à penser que le silence est une position de coupable. C’est quelque chose contre quoi on s’oppose fermement. […] En gardant le silence, on est certain que le dossier reste au statut-quo et ne pourra pas être aggravé par des déclarations”. Elle rappelle que garder le silence est un fondement du droit.

Camille a été interrogée sept fois. Avant d’être poursuivie pour “association de malfaiteurs terroristes en vue de commettre des crimes d’atteintes aux personnes”, et plus particulièrement, “de pouvoir potentiellement, un jour, s’en prendre aux forces de l’ordre ou à des militaires”. Elle est placée en détention provisoire. Quatre mois et demi.

À l’origine de cette procédure, le fantasme de la DGSI né dix mois plus tôt d’un groupe dangereux, formé autour d’un ami commun à tous les mis en examen, parti soutenir l’appel internationaliste du Rojava – une région marquée par la lutte anti-Daesch notamment, mais aussi terrain d’expérimentations politiques. Plusieurs militants et militantes internationalistes sont allés soutenir cette lutte, et contrairement à celles et ceux sans lien avec la gauche, ils ont fait l’objet d’une surveillance beaucoup plus importante, et d’une médiatisation pouvant amalgamer leur retour avec celui de terroristes. Cet homme, que Camille connaît, connu sous le surnom de Libre flot, est sous surveillance à son retour du Rojava, et considéré par la DGSI comme quelqu’un qui chercherait à former un groupe en vue de commettre des actions de guérillas sur le territoire français ou européen.

A partir de là, certaines personnes de son entourage sont piochées pour venir valider cette idée de groupe. Par exemple, raconte Camille, je me retrouve décrite comme l’experte informatique.” La seule compétence qu’elle pourra présenter lors de son interrogatoire est celle “de savoir installer une application”. Si Camille a des principes sur la protection de la vie privée, ces cinq ans de procédure l’ont bien plus aguerrie à l’informatique qu’elle ne fut auparavant.

Le 7 février 2020, donc, la DGSI fait un signalement au Parquet National Anti Terroriste (PNAT) affirmant la dangerosité des futurs accusés, sans autre forme d’explication ni de justification. Le PNAT met les futurs accusés sur écoute (interceptions téléphoniques, sonorisations des lieux de vie). Alors que des surveillances aussi intrusives exigent “qu’elles soient nécessaires et justifiées par des éléments de faits ou de droit” rappelle Chloé Chalot, la justice prend pour acquis le signalement de la DGSI et délivre toutes les autorisations. L’avocate dénonce une “confiance dans les services de renseignements à la contradiction même du principe de la justice, qui dit que tout doit être contradictoire, transparent et prouvé pour justifier des incriminations”. 

Toute l’enquête préliminaire et l’instruction se fondent sur ce document envoyé par la DGSI en février 2020, qui présente le groupe comme clandestin, et qui justifiera de verser au dossier tout ce qui participerait à valider des intentions : un propos critiquant la police ou le système judiciaire, voire l’utilisation d’applications de messageries cryptées, pourtant disponibles en accès libre comme Signal ou Whatsapp. Le fantasme de communications chiffrées et sécurisées, apparentées à une “culture du secret” devient un fil conducteur, “justifiant le fait que rien n’a été trouvé et qu’on est incapable de prouver quoique ce soit. Ce qui est complètement aberrant, du fait que la DGSI a une quantité d’informations absolument gigantesque et effarante sur nous” poursuit Camille.

L’idée de groupe hiérarchisé est cruciale dans le récit du dossier. “C’est vraiment la façon de penser de la DGSI, que les groupes sont formés autour d’un chef, qu’il y a des ordres, des gens soumis, incapables d’avoir leurs propres opinions et qui écouteraient les dires des personnes qui auraient une aura particulière, parce que ça sert le récit, au mépris des éléments collectés et de cette surveillance de 10 mois” développe Chloé Chalot. Or, quand il est finalement établi qu’il n’y a pas de liaisons tangibles entre les accusés, des réajustements de discours se mettent en place : “dans le réquisitoire définitif, explique Camille, le procureur cite Alain Bauer pour expliquer qu’il n’y a pas forcément besoin de leader dans les groupes de gauche et qu’avec des fonctionnements horizontaux, on peut quand même être très très dangereux”.

Après deux ans et demi, l’instruction, ouverte en criminelle, est finalement renvoyée en correctionnelle. Chloé Chalot relate le fait que “le parquet a admis qu’il n’y a aucune connaissance de cibles, que celles-ci sont hypothétiques, et alternatives, en fonction des dires qu’on pourrait déduire des sonorisations. […] Sur ce point le juge est constant: il n’y a pas le début de l’ombre du commencement d’un projet […] Ce qu’on leur reproche, c’est leur dangerosité présumée, et cet embryon de potentielle organisation […] qui aurait pu passer à l’acte, alors même qu’on admet qu’on n’a aucune idée de quelle aurait pu être la nature, la date et le lieu de ce passage à l’acte.”

“Il y a tout un vocable de l’exagération qui est immense dans ce dossier” déclare Camille, donnant pour exemple “une après-midi d’Airsoft qui devient un camp d’entraînement paramilitaire, des pistolets en plastique qui deviennent des armes… Nos vies sont passées au peigne fin pour essayer de coller à un récit qui est déjà fait. Plein d’éléments totalement décorrélés et décontextualisés de nos vies sont mis dans un ensemble qui, bout à bout, construisent le récit d’un pseudo groupe conspiratif qui pourrait être dangereux (mais toujours, pas de projet, et personne ne se connait)”.

Ces accusations ont eu des conséquences très concrètes. Libre flot a passé 16 mois en détention, et Camille plus de quatre. En détention, elle a été DPS (détenu particulièrement surveillé), statut qui ouvre à “l’administration pénitentiaire tout un panel de moyens de surveillance supplémentaire à tout ce qui existe déjà en prison, dont des mesures d’isolement et des fouilles à nu.”

Ces fouilles à nu systématiques en fin de parloir, dont Camille a fait l’objet tout au long de sa détention, sont censées être strictement encadrées, et individuellement motivées. Assez rapidement, Camille sollicite l’arrêt de cette mesure, demande restée sans réponse. Elle raconte : “On s’est rendues-compte que le document de motivation n’existait pas. Le chef d’établissement a tout simplement admis que c’était la politique de l’établissement concernant les détenus terroristes et qu’il me maintiendrait cette mesure tant que je serai en détention, ce qui est complètement illégal”. Son avocate réagit : “pour Camille comme pour Libreflot, ce qui est frappant c’est que les décisions admettaient que factuellement on ne pouvait rien leur reprocher. C’est à chaque fois le chef d’inculpation seulement qui justifie les mesures”.

Depuis sa libération, Camille vit dans “un quotidien suspendu”. “On ne peut pas parler de retour à la normale. Il y a un avant et un après. C’est comme un tsunami, ça ravage tout sur son passage […] Il faut apprendre à appréhender le vide que ça a laissé, et se dire, maintenant comment je me ressaisis des choses ? Parce que même après la libération de détention provisoire, il y avait tout cet enjeu d’autocensure, parce que quand on voit à quel point des propos peuvent être manipulés, extraits de nos vies, évidemment que l’on devient bien plus méfiant.e sur ce que l’on dit et sur notre manière de vivre avec nos proches, surtout chez nous, parce qu’on est potentiellement encore sur écoute”, confie-t-elle.

Le procès doit s’ouvrir le 3 octobre et se tenir trois semaines.

A quelques jours du procès, on sait que l’enquête a déjà révélé que ces sept personnes ne se connaissaient pas toutes. Parfois, elles ne s’étaient côtoyées qu’une fois dans leur vie. Toutes avaient comme seul point commun de connaitre une seule et même personne, ciblée par la DGSI depuis son retour du Rojava en 2018 où elle avait participé à la lutte contre DAECH.

Leurs arrestations ont conduit à cinq incarcérations préventives dans des conditions extrêmes. Plusieurs mesures « antiterroristes » ont été illégalement administrées contre les inculpés, notamment un placement à l’isolement pendant 15 mois pour Libre Flot, et d’incessantes fouilles à nu pour Camille. L’État a récemment été condamné (timidement) pour une partie de ces violences aux effets dévastateurs.
Leurs engagements politiques étaient divers et ancrés dans des régions différentes: soutien aux familles réfugiés, projets d’autonomie et de lieux collectifs à la campagne, soutien aux victimes de meurtres d’État, squat d’activités politiques et contre-culturelles, écologie et défense de la cause animale, implication dans des Zones A Défendre, activisme dans la scène punk, féminisme, etc.

La Quadrature du Net, qui suit le dossier de près, a montré comment les pratiques numériques des inculpés du 8 décembre – au premier rang desquelles l’utilisation de messageries chiffrées grand public (Signal, WhatsApp…) – sont transformées en « preuves » d’une prétendue « clandestinité » qui trahirait l’existence d’un projet terroriste. A ceci s’ajoute la criminalisation des formations à la sécurisation des pratiques numériques. Une formation à Tails a ainsi été retenue comme un des « faits matériels » caractérisant « la participation à un groupement formé […] en vue de la préparation d’actes de terrorisme ».

Trois questions clés

Qui est Chloé Chalot ?

Chloé Chalot est avocate au Barreau de Rouen, et cofondatrice du collectif Terres de Luttes. Dans le cadre du procès des 8, elle défend Camille, l’une des inculpées.

C’est quoi l’affaire du 8 décembre ?

Il s’agit de sept personnes, pour la majorité, ne se connaissant pas, accusées “d’association de malfaiteurs terroristes en vue de commettre des crimes d’atteintes aux personnes”, et plus particulièrement, “de pouvoir potentiellement, un jour, s’en prendre aux forces de l’ordre ou à des militaires”. L’anti-terrorisme a été mobilisé pour une enquête, attestant qu’aucun acte ou projet d’acte avait été commis.

Qui est Libre Flot ?

Libre Flot est un homme parti soutenir l’appel internationaliste du Rojava – une région marquée par la lutte anti-Daesch notamment, mais aussi terrain d’expérimentations politiques. A son retour, il a été considéré par la DGSI comme quelqu’un qui chercherait à former un groupe en vue de commettre des actions de guérillas sur le territoire français ou européen. En 2023, il a été condamné à cinq ans de prison.

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