Ce 6 octobre se tenaient les élections présidentielles tunisiennes, où Kaïs Saïed a été réélu avec plus de 90% des voix dès le premier tour. Alors que le pays s’est changé en dictature depuis le coup d’Etat du 25 juillet 2021, le maintien de Saïed au pouvoir met plus que jamais en péril la société tunisienne.
Avec Mustapha Gharbi, militant au Parti des Travailleurs de Tunisie, et Amine Snoussi, journaliste et essayiste tunisien, nous avons tenté de cartographier l’état d’un pays post-révolutionnaire sous dictature, couverte et encensée par une France et une Europe ravies de laisser la Tunisie «faire le sale boulot de garde frontière.» D’emblée, Amine Snoussi, en France depuis peu, précise d’emblée : «vivre en France, ce n’est pas un choix, c’est un exil forcé car l’espace politique en Tunisie s’est considérablement réduit.» Lui comme Mustapha est attaché parlementaire (LFI).
«La révolution se déclenche avec un vendeur ambulant qui se fait totalement mépriser par la presse, par la police. Dans cette recherche de dignité, il s’immole avec le feu. Et il y a tout un peuple qui se soulève en allant chercher sa dignité. » C’est avec ces mots que Gharbi retrace avec nous la naissance de la révolution tunisienne, première de ce qu’on a appelé par la suite « le printemps arabe ». D’ailleurs, le militant insiste sur cette sémantique, qui édulcore l’aspect révolutionnaire d’un événement qui a eu ses morts, ses martyrs.
L’extrême droite qui rafle la mise, partout. Les libertés fondamentales attaquées de toutes parts. Une gauche de gauche à reconstruire. Plus que jamais une presse réellement indépendante, et pas pareille, est nécessaire.
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Une révolution «condamnée à réussir»
Lorsque Snoussi évoque la révolution de janvier 2011, il évoque «une révolution condamnée à réussir.» Il se rappelle, enfant, les chuchotements dans la famille, dans les cercles proches, de quelque chose «en train de se passer.» À cette époque, 24% des Tunisiens sont au chômage, dont 56% des jeunes. Snoussi précise : «la spécificité de cette révolution, c’est qu’on ne s’est pas satisfait de ça». Les semaines et les mois qui suivirent furent marqués par une intense mobilisation «pour refuser que le parti de Ben Ali place un autre pion et remette son régime autoritaire dictatorial en place, jusqu’à ce qu’on obtienne la garantie d’une assemblée constituante.»
L’issue semblait alors victorieuse, pointe Ritchy Thibault. Pourtant, la révolution a échoué : si Ben Ali est parti, le système érigé autour de lui, et convoité par les partis libéraux et islamistes, n’a pas été défait. Le premier horizon étant de ne pas sombrer dans la dictature et la guerre civile, c’est cette peur qui a régi tous les choix, faisant perdre au peuple ses aspirations sociales et révolutionnaires.
La défaite s’explique également par l’alliance entre «l’héritage dictatorial et le parti islamiste» explique Snoussi, écartant sur leur passage toutes les voix de gauche et les nouveaux visages libéraux. Alors que l’inflation grimpe à 50%, que la situation sociale est catastrophique, qui est élu ? «Un outsider», au discours différent des autres, sans parti politique, présenté comme un expert des débats constituants… «Le peuple pensait qu’il y avait très peu de chance qu’il soit un nouveau Ben Ali ou qu’il soit un nouveau dictateur. Et au bout de trois ou quatre mois, il leur a donné tort» soupire Snoussi.
Saïed : un président pire que le dictateur Ben Ali ?
S’il faut comparer Saïed et Ben Ali, pour Gharbi, «Saïed est même pire que Ben Ali». La différence flagrante entre les deux s’illustre selon lui dans les arrestations ordonnées par Saïed d’avocats dans la Maison des avocats à Tunis. Or, depuis la fin de la colonisation, même sous Ben Ali, «il n’y a jamais eu de policiers dans la Maison des avocats ou dans la Maison des magistrats. Aujourd’hui, ça se passe ainsi en Tunisie.»
Snoussi rappelle les promesses irréalisables de Saïed, entre lutte contre la corruption et redistribution des richesses, qui n’ont «finalement servi qu’à le débarrasser de tous les contre-pouvoirs pour capter le pouvoir. »
Saïed a chassé les islamistes tout en les remplaçant sur le plan idéologique. Il va même plus loin : dans sa Constitution par exemple, il se reconnaît le droit d’interpréter le Coran, chose que les islamistes n’ont jamais faite.
Mustapha Gharbi
Thibault demande à ses invités de détailler ce qu’il s’est passé le 25 juillet 2021, jour du coup d’État. D’emblée, Gharbi précise : la décision de Saïed était a priori en règle, puisque permise par l’article 80 de la Constitution tunisienne de 2014 – équivalent de l’article 16 français. «Sauf qu’on appelle ça un coup d’Etat, parce que la Tunisie ne s’est jamais dotée d’une Cour constitutionnelle qui pouvait valider ce choix» ajoute-t-il.
La nouvelle Constitution tunisienne, rédigée par Saïed et taillée pour lui, lui permet de gouverner seul à coups de décrets. Snoussi raconte comment aujourd’hui «n’importe quel ministre tunisien peut décider de porter plainte contre n’importe qui pour l’envoyer en détention pendant des mois et potentiellement risquer ensuite une condamnation de cinq ans de prison». Pour lui, la seule chose qui puisse mener le régime à sa perte «c’est la politisation des masses».
L’Europe et la France complices
Le tchat demande : «existe t-il à votre connaissance une collaboration entre les autorités françaises et le régime actuel tunisien au regard du maintien de l’ordre et de la défiance généralisée?» «La France a toujours soutenu tous les régimes» affirme Gharbi sans détour.
La France et l’Union européenne ont attendu pendant des années qu’un sous-fifre signe leur pacte immigration, pour repousser les gens dans la mer ou dans le désert. Saïed a choisi de les repousser dans le désert, et il a signé avec Meloni et la France un accord migratoire. Et aujourd’hui, la France soutient ce régime parce qu’il a accepté de faire le garde-frontière pour l’Union européenne.
Mustapha Gharbi
Snoussi résume le contenu de ce deal européen : «en échange de quelques millions d’euros, vous gérez les frontières à notre place.» Depuis, le pays connaît une vague de répression sans précédent envers les exilés. Celle-ci a entraîné le déplacement forcé des Noirs de Tunisie dans des zones désertiques à la frontière libyenne et algérienne, et la mort de vingt-sept d’entre eux. Le discours de Saïed est simple : les exilés sont responsables de la détresse économique des Tunisiens.
«Quand on lutte contre l’extrême droite en Europe, on devrait aussi soutenir la résistance en Tunisie» plaide Snoussi, rappelant les liens étroits entre l’extrême droite européenne et le régime tunisien, qui avait adopté en mars 2022 la théorie du « grand remplacement » dans un discours.
L’extrême droite européenne travaille avec le régime autoritaire tunisien. Mais le reste des opposants à l’extrême droite en Europe ne s’intéresse que peu à la situation en Tunisie, qui est pourtant centrale dans le sujet de l’externalisation des frontières, parce que c’est un modèle qui va être reproduit partout en Afrique du Nord et en Méditerranée.
Amine Snoussi
Une négrophobie d’État
Si la gouvernance de Saïed exacerbe une négrophobie, celle-ci n’était pas inexistante en Tunisie, rappelle Gharbi. Selon lui, alors que le Maghreb faisait partie intégrante du commerce triangulaire, puisque «l’Europe n’a toujours pas fait sa repentance par rapport à son histoire coloniale esclavagiste, le Maghreb ne l’a pas fait non plus.»
Si en Europe, les Maghrébins se retrouvent dans les mêmes communautés que les Africains Noirs, «dans nos pays, on ne se considère pas du tout comme une même communauté», explique-t-il, avant d’affirmer «la Tunisie ne s’est jamais considérée comme un pays africain.» S’il y a une tradition du racisme en Tunisie, dans sa société, dans sa sémantique, développe Snoussi, celui-ci n’a jamais été institutionnel depuis l’indépendance. Aujourd’hui, il est devenu étatique.
La Tunisie n’est pas un pays sûr pour les exilés. C’est un pays qui arrive au niveau de la Libye (…) Il y a eu 27 morts dans les zones désertiques où ont été déplacées de force les personnes noires et les exilés il y a moins d’un an.
Amine Snoussi
Faire tomber les régimes plutôt que les monarques
«La seule issue, c’est la rue. C’est une révolution dans les mêmes conditions» déclare Snoussi, avant que Gharbi ne le taquine «Tu aurais pu dire une barricade, non?» Si la situation est critique, leurs espoirs sont vivants. Snoussi rappelle qu’il n’y a jamais eu autant de mobilisation que pendant la campagne présidentielle, depuis le coup d’État.
La Tunisie dont je rêve, c’est une Tunisie démocratique, régie par les règles de la Constitution de 2014, qui a été saluée par tous les constitutionnalistes du monde.
Mustapha Gharbi
Pour Snoussi, tout l’enjeu tient dans l’apprentissage des erreurs : dégager Saïed ne suffit pas. «Le prochain qui va arriver au pouvoir aura cette Constitution à sa disposition. On aura un ministère de l’Intérieur qui s’est habitué à ce régime-là. On aura tout un appareil d’État qui s’est habitué à la répression.» Ainsi, alors que l’émission s’achève, Ritchy Thibault lui répond «il ne faut pas faire tomber la tête d’un homme, mais faire tomber la tête d’un régime. »
Trois questions clés
Sous Kaïs Saïed, la répression politique s’est intensifiée, avec des arrestations d’opposants, une réécriture des lois à son avantage, et l’absence d’une véritable opposition démocratique.
L’UE a signé des accords avec la Tunisie pour externaliser la gestion des flux migratoires, en échange de millions. Ces accords encouragent la politique répressive et violente tunisienne.
La situation est alarmante. La négrophobie d’État a pris de l’ampleur sous Kaïs Saïed, avec des arrestations massives d’exilés subsahariens et de Tunisiens noirs, souvent déplacés vers des zones désertiques.
- propagande https://x.com/AuPoste1/status/1846505164775002116 & https://x.com/amin_snoussi/status/1845437345513853290 & https://x.com/AuPoste1/status/1845402497931780191 & https://x.com/amin_snoussi/status/1846519022369558734 & https://x.com/grbmustapha/status/1846540745512993064
- Amine Snoussi https://fr.wikipedia.org/wiki/Amine_Snoussi & https://linktr.ee/aminesnoussi
- Mustapha Gharbi https://x.com/grbmustapha & https://www.instagram.com/gharbimustapha/
- Mawjoudin (We Exist) https://x.com/Mawjoudin & https://www.facebook.com/mawjoudin.tn
- Crise politique de 2021-2024 en Tunisie https://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_politique_de_2021-2024_en_Tunisie
- Révolution tunisienne https://fr.wikipedia.org/wiki/Révolution_tunisienne
- Ripoliner https://fr.wiktionary.org/wiki/ripoliner
- Kaïs Saïed https://fr.wikipedia.org/wiki/Kaïs_Saïed
- #AuPoste s02-54 – 3 décembre 2021 #EgyptPapers: les mémos de la terreur avec Ariane Lavrilleux & Jean Pierre Canet https://www.auposte.fr/egyptpapers-les-memos-de-la-terreur-reveles-par-disclose-lavrilleux-ariane-canet-jean-pierre/
- Négrophobie en Tunisie: un racisme structurel et une exportation impérialiste https://www.afriquesenlutte.org/afrique-du-nord/tunisie/article/negrophobie-en-tunisie-un-racisme-structurel-et-une-exportation-imperialiste
- Articles de Amine Snoussi https://muckrack.com/amine-snoussi-2
- Le « Cimetière des inconnus », le combat d’un homme, en Tunisie, pour enterrer dignement les migrants https://youtu.be/7SNL8Ur8SZU
- Tarfif_C13H16ClNO: comme toujours avec au poste, c’est aussi intéressant que dur à encaisser, la forme collective (avec le tchat) rend ça plus doux
- Klay BBJ https://www.youtube.com/@KLAY/videos
- revolution_remake: Il y a une aspiration démocratique mondiale qui est en hausse ! La classe dirigeante et politique réac, n’est en fait un groupuscule qui va disparaitre.
- « On continuera de dire ce qu’on à dire »: les rappeurs tunisiens ont la police et les politiques dans le collimateur par Amine Snoussi https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/musique-rap-tunisie-contestation-violences-police-quartiers-populaires
- Balti https://www.youtube.com/channel/UCV9x1Bo83ByXbqJga1ZxaJg & https://fr.wikipedia.org/wiki/Balti_(rappeur)
- Décennie noire https://fr.wikipedia.org/wiki/Décennie_noire
- sybiiil: Super intéressant, un sujet sur lequel je ne savais pas grand chose.
- Europe 1, Ritchy Thibault est journaliste pour #AuPoste https://x.com/AuPoste1/status/1845918518266450144