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Sylvie Laurent #AuPoste

Trump, un fasciste sans fascisme? Avec l’historienne Sylvie Laurent

Dans un article retentissant du NY Times, le général John Kelly, ancien chef de cabinet de Trump, a lâché le mot: le candidat aux élections américaines peut être assimilé à un « fasciste ». Paxton, le grand historien américain, lui a emboîté le pas, après des années d’hésitations.

Pour en parler, Au Poste convoque Sylvie Laurent, chercheuse associée à l’université Harvard, Stanford, agrégée d’histoire, et autrice de «Capital et Race. Histoire d’une hydre moderne», (Seuil, 2024).

«Si on considère qu’il y a au cœur des démocraties libérales, en particulier de la démocratie américaine, une espèce de virus latent de quelque chose qui serait comme une précondition fascisante qui n’aurait jamais vraiment disparu, cette espèce d’union nocive du capital et de la race, alors à ce moment-là, on peut parler d’une forme de fascisme américain. Et Trump mériterait complètement cette qualification » annonce Sylvie Laurent en ouverture de l’entretien. 

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Les récents commentaires de John Kelly, et l’approbation d’une figure aussi respectée que Robert Paxton, ouvrent un débat que peu d’historien.nes, même les plus critiques, n’avaient osé envisager jusqu’ici. Loin de s’y refuser, Laurent démontre que les ferments de la violence et de l’autoritarisme aux USA plongent leurs racines dans l’histoire de la colonisation et de l’esclavage, des périodes au cours desquelles « l’économie capitaliste américaine s’est bâtie sur l’exploitation et l’oppression raciale ». Pourtant, une partie de la société américaine, encore attachée à un certain idéal du « rêve américain », peine à admettre l’éventualité d’une dérive fasciste.

Trump : le Frankenstein du parti Républicain

Laurent prend le temps de poser et de peser ce mot : «fascisme». Le fascisme ne surgit pas de nulle part. Il se développe sur un terreau où la peur et la division sont activement cultivées. « Si Trump représente un danger, c’est moins par ses idées que par ce qu’il incarne », insiste-t-elle, soulignant sa mise-en-scène de l’autoritarisme et son exploitation des tensions raciales. Une stratégie à la fois dangereuse et tristement efficace.

Le tchat, captivé par l’échange, ne tarde pas à réagir « l’Histoire est en train de se répéter », écrit un internaute, tandis qu’un autre s’interroge : « mais comment a-t-on pu en arriver là ? » Laurent rappelle que « le fascisme est un processus », qui ne tient pas aux seuls actes d’un individu, mais au système qui l’autorise et l’entretient.

Trump est la créature Frankenstein de vingt ans de dérive du parti républicain.

Sylvie Laurent

Si l’ex-président a pu se forger une image de “show-man”, d’un “bouffon”, Laurent nous invite à le considérer de la plus sérieuse des façons : «il n’y a rien de plus américain que Donald Trump dans le régime politique qu’il propose.»

Enzo Traverso parle de Trump comme d’un «fasciste sans fascisme». Laurent décortique pour nous cette phrase : si Trump est fasciste, il n’a pas derrière lui un mouvement de masse, des élites et le système économico-médiatico-politique qui le soutient. «C’était vrai à la fin du premier mandat de Donald Trump» acquiesce Laurent, avant d’ajouter que cette situation a bien changé. Aujourd’hui le parti Républicain est devenu massivement d’extrême droite. La violence du discours trumpiste est normalisée, qu’il parle de «déportation», de «vermines» ou «d’ennemis de l’intérieur.» Les institutions, l’administration, aujourd’hui tout est prêt à accueillir le fascisme.

Le problème n’est pas Trump mais les trumpistes.

le tchat

L’historienne répond au tchat : selon elle, que le problème ne soit pas Trump lui-même est un fait. Mais le problème n’est pas non plus les trumpistes, si l’on désigne par ce terme la fanbase du candidat, qui représente 30% des américains. Le problème, explique l’historienne, ce sont les 20% de la population qui hésitent, et risquent de voter pour lui. 

Trump : un fascisme 2.0

«On dit souvent que Trump a le vocabulaire d’un enfant de 8 ans» rappelle Sylvie Laurent, avant d’ajouter que des enfants de huit ans parlent en réalité mieux que le candidat républicain. Citant les travaux d’Umberto Eco, elle explique qu’un «registre de langage extrêmement réduit, une rhétorique pauvre, surtout “sujet verbe complément”, le matraquage des éléments de langage sous une forme rhétorique volontairement tribunitienne, est l’une des caractéristiques du fascisme, parce que la vision du monde qui est énoncée est facilement compréhensible.» Elle ajoute les autres éléments de fascisation que décrit Eco : «la déploration de l’unité nationale, l’idée de la décadence et du déclin, l’ennemi de l’intérieur, l’idée que seul un chef charismatique pourra concentrer les passions débordantes de la foule». «Tout cela y est» affirme l’historienne à propos de Trump.

Lorsque Trump parle de la vermine, de la pollution du corps social (…) il y a comme une forme d’élucidation de ce qui était latent.

Sylvie Laurent

Pour l’historienne, le fascisme ne doit pas se concevoir comme «une expérience historique donnée», mais comme «un élément structurel de déviance, de système de démocratie libérale malade tel que les marxistes l’ont pensé en lien avec les crises du capitalisme.» Se référant aux penseurs de l’école de Francfort, elle évoque ces «petites lumières rouges» qui devraient s’allumer lorsque la rhétorique «de la vermine du corps social qu’il faut purger, de l’extrême violence qu’il faut s’infliger pour revenir à une forme de vérité» se distille dans la société. Parce qu’avec elles, arrive la potentialité fasciste.

Aujourd’hui, cette potentialité, aux USA, s’appelle Trump, et est soutenu par une certaine complaisance du paysage médiatique, intellectuel, culturel, au point d’être devenu «la norme».

Certains de ses penseurs et idéologues disent “nous ne sommes pas l’extrême droite, nous sommes l’extrême centre. Nous sommes le centre de gravité du pays, celui de l’homme blanc, chrétien conservateur qui veut travailler et revenir aux traditions”. Cette illusion de la norme, là où les autres seraient déviants, c’est du fascisme 2.0.

Sylvie Laurent

Qu’a-t-on fait pendant deux heures au Poste ? «On a essayé de faire sens de cette idée absolument folle selon laquelle le pays qui est incontestablement la première démocratie occidentale à être née de cette entreprise coloniale terrible que furent les Etats-Unis, est peut-être en train de faire le choix de se saborder, et de préférer le racisme et la violence à une démocratie, certes malade, mais qui était encore sur pied. On a essayé de comprendre comment une telle contre-révolution est possible» répond avec brio l’historienne, à qui Au Poste soumet une invitation pour un autre entretien.

Cinq questions clés 

Qu’est-ce que le Tea Party movement  ? 

Le Tea Party movement est une opposition à la politique fiscale d’Obama à la suite de la crise économique de 2008. Pour eux, l’Etat fédéral demande trop d’impôts, ce qui nuit à leurs libertés individuelles. Le mouvement s’inscrit dans la politique d’ultra-droite des Républicains développée il y a 20 ans. Il trouve son nom en référence au Tea Party de Boston en 1771, qui s’inscrit dans la guerre d’indépendance des colonies américaines, qui avaient contesté une augmentation des impôts des Anglais.

La Cour suprême des Etats-Unis est-elle devenue d’extrême-droite ? 

Selon Sylvie Laurent, la Cour suprême américaine est aujourd’hui d’extrême droite. Au cours de son mandat, Donald Trump a nommé trois juges réactionnaires, les autres étant déjà en majorité conservateurs. En 2022, la Cour Suprême a permis à des Etats fédéraux de supprimer le droit à l’avortement.

Pourquoi Trump est-il plus dangereux pour la démocratie américaine qu’en 2016 ?

Selon Sylvie Laurent, Trump est plus dangereux aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été, parce que toutes les institutions qui ont essayé de le canaliser entre 2016 et 2020 ne sont plus là aujourd’hui. Les juges ont été nommés par l’administration, la Cour suprême est d’extrême droite. Il a un cercle d’intellectuels, des fondations qui le soutiennent. Les fonctionnaires sont déjà nommés, ils n’attendent plus que d’être assermentés. En cas d’élection de Trump, les cadres sont formés, les futurs secrétaires d’État sont déjà dans les cabinets.

Quelle est la thèse de Sylvie Laurent dans Race et Capital (Le Seuil) ?

L’ouvrage de Sylvie Laurent, Capital et Race, explore la manière dont le racisme a été intégré aux logiques capitalistes, de la traite des esclaves à la discrimination institutionnalisée. Pour elle, il est crucial de comprendre cette dynamique historique pour saisir la portée de ce qui se joue aujourd’hui. « On ne peut pas combattre un mal si l’on ignore comment il s’est enraciné dans les structures mêmes de la société», affirme-t-elle. Son livre éclaire comment, dès la conquête de l’Amérique, l’asservissement et l’exploitation ont servi à bâtir l’idéologie de la suprématie blanche. Ce système a contribué à faire du racisme un moteur du capitalisme américain.

Quels sont les éléments de la fascisation selon Umberto Eco ?

Selon le philosophe Umberto Eco, le fascisme se niche dans la déploration de l’unité nationale, l’idée de la décadence et du déclin, l’ennemi de l’intérieur, l’idée que seul un chef charismatique pourra concentrer les passions débordantes de la foule, mais aussi un registre de langage extrêmement réduit, une rhétorique pauvre, le matraquage des éléments de langage sous une forme rhétorique volontairement tribunicienne.

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