Alexis Baudelin, ex-avocat d’affaires reconverti en avocat des militants durant le mouvement des Gilets-Jaunes, désormais défenseur de nombreux activistes écologistes. Hanna Moller, jeune avocate spécialisée en droit des étrangers et droit d’asile, qui travaille régulièrement avec des associations de sans-papiers. Et enfin Henri Braun, avocat pénaliste défenseur des militants antiracistes notamment, des militants contre l’islamophobie et l’antitsiganisme.
Que signifie être un avocat engagé aujourd’hui en France ? Quelle est leur marge d’engagement ? Et quel regard portent-ils en tant qu’avocats sur l’autoritarisme grandissant dans le pays ?
L’extrême droite qui rafle la mise, partout. Les libertés fondamentales attaquées de toutes parts. Une gauche de gauche à reconstruire. Plus que jamais une presse réellement indépendante, et pas pareille, est nécessaire.
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Hanna Moller, Henri Braun & Alexis Baudelin sont arrivés au métier d’avocat par des voies diverses, parfois de traverse. Ils exercent aujourd’hui dans trois spécialités différentes du droit, et pourtant partagent une vision similaire de leur activité, au moins sous deux aspects : la volonté de défendre les personnes vulnérables socialement, face à l’institution, celles qui en ont vraiment besoin et qui le méritent ; et la volonté de s’inscrire politiquement et socialement, de ne pas pratiquer seulement pour soi ni seulement pour son client.
L’idée, je pense, c’est qu’on peut défendre à la fois les principes fondamentaux, les droits humains, donc être l’avocat comme garant des libertés. Ça, c’est un premier point. Mais on peut également porter un message politique et un message social. Et ce que j’essaye de faire, c’est de comprendre qui sont les gens que je défends, quels sont leurs intérêts, quelles sont leurs revendications et de leur donner une traduction dans un langage juridique et également politique.
Henri Braun
Revendiquer un impact politique dans sa pratique n’a rien d’infâmant en soi, c’est bien au contraire le moyen de ne pas fermer les yeux sur ce qu’est la justice, c’est-à-dire une institution éminemment politique, qui joue un rôle moteur dans la perpétuation – ou l’évolution – des structures sociales. La politisation devient un problème quand l’avocat s’en sert comme d’un tremplin pour sa propre carrière, comme un certain Éric Dupond-Moretti, qui, en jouant le jeu des institutions politiques actuelles, renonce à l’indépendance supposée du judiciaire sur l’exécutif et le législatif.
Le plus frustrant pour moi, c’est quand la justice française elle-même, qui normalement est censée être impartiale, indépendante, détachée de tout parti pris, prend ouvertement et explicitement parti pour justement l’administration française qui est censée être la partie adverse. Donc ça, c’est pour moi le plus frustrant et le plus décourageant. C’est quand je fais face à des juges qui, en fait, sont parfois d’anciens préfets eux-mêmes et sont censés décider, par exemple, de l’annulation d’une OQTF, qui a été prise par un autre préfet et donc un de leurs collègues, entre guillemets, et qui nous font des déclarations pendant l’audience, parfois ouvertement racistes ; ou enfin qui démontrent un parti pris total et de se dire qu’en fait, on a perdu d’avance et il n’y a rien à faire et qu’on a perdu pour des raisons idéologiques, alors que le droit est de notre côté. Ça, c’est le plus décourageant.
Hanna Moller
Tous trois subissent régulièrement le fatalisme et l’inertie des juges envers des situations sociales qu’ils ne prennent pas en compte, voire qu’ils contestent, les amenant à prendre des décisions violentes et contraires aux droits, comme l’explique Alexis Baudelin.
En France, et même dans la société occidentale, dans la société capitaliste et propriétariste, la propriété a une valeur absolue, c’est-à-dire qu’on ne doit pas toucher aux biens. On peut faire du mal aux personnes ; en revanche, ne touchez pas aux biens dans une société capitaliste. Et donc, dès lors qu’on s’attaque à ces biens, on risque effectivement des condamnations derrière.
Alexis Baudelin
Quand l’appareil judiciaire se montre de mauvaise foi, quand la jurisprudence n’est pas de leur côté, les avocat⸱e⸱s font leur possible pour ramener un peu de réalité dans le théâtre oppressif qu’est la salle d’audience, sans quoi la même scène prescrite par l’appareil politique se rejoue encore et encore. Cette réalité, c’est l’écart parfois abyssal entre ce qui est reproché aux accusé⸱e⸱s et la teneur des peines encourues ; écart qui existe uniquement par la fragilité politique des mis⸱e⸱s en cause. En plein procès Sarkozy, envers qui le traitement de la justice est parfaitement inverse, il paraît important de faire comprendre le caractère éminemment classiste et raciste de l’institution.
Le droit, c’est le langage de l’État. Donc il faut avoir cette double appréhension stratégique du contentieux, à la fois juridique et politique.
Henri Braun
Le droit lui-même n’est que l’expression à un instant donné du rapport de forces politiques, et chaque situation de justice est une occasion de l’interpréter, de le regarder avec une lumière renouvelée, de critiquer sa charge politique. Henri Auber, qui défend régulièrement des affaires liées à l’antitsiganisme de l’État, en témoigne.
Il reste que c’est un équilibre difficile à trouver pour les avocat⸱e⸱s, entre l’engagement personnel, l’équilibre psychique, les limites de leur champ d’action, le lien réel noué avec les personnes qu’ils et elles défendent, la détermination à ne rien céder face à ce qui apparaît comme de l’injustice. La pertinence ou non de politiser la plaidoirie se pose d’abord selon la volonté et les perspectives des accusé⸱e⸱s, et aussi quand le procès, qui peut avoir en lui-même une forte dimension politique, s’y prête.
On a des juges ou des procureurs qui, tout de suite, pressentant l’affaire qui vient, disent « on ne fait pas de politique, ce n’est pas une tribune politique, on ne fait qu’appliquer le droit ». Et ça, c’est une vision profondément dépolitisante de ce qu’est le procès pénal, alors que, clairement, intrinsèquement, le droit pénal est profondément politique parce qu’on vient juger de faits de société et où l’on considère que tel fait n’est pas acceptable, là où tel autre le serait. Et ça, en soi, c ‘est profondément politique.
Alexis Baudelin
Deux heures d’échange pendant lesquelles nos trois invité⸱e⸱s racontent leur activité à travers leurs expériences, en plaidoiries, avec leurs clients, au sein des luttes, en manifestation, en garde-à-vue. Face à la recrudescence des incarcérations arbitraires dans les mouvements sociaux, face à la vulnérabilité d’un certain nombre – grandissant – de justiciables, le besoin de dépasser le cadre traditionnel du métier d’avocat se fait sentir. En intervenant en tant que legal team auprès de collectifs militants, en prenant sur eux de presser sans relâche les administrations qui refusent d’appliquer les décisions de justice prises contre elles, ils traduisent une pratique collective, on pourrait dire plus « intégrale » de la profession.
Comme dans tout mouvement social, le groupe est une force.
Alexis Baudelin
Depuis leur poste avancé, ils expérimentent le délitement des droits humains, la pente autoritaire en France dont le droit est le véhicule. La loi Darmanin de 2024, qui précarise massivement les étrangers face à la justice, et l’allongement des durées de privation arbitraire de liberté – dans les CRA comme pour les gardes-à-vue – en sont des exemples récents.
Ils remontent l’histoire de ce glissement, jalonnée par le 11 septembre 2001 et le vent sécuritaire mondial ; le ministère de Sarkozy à l’Intérieur qui marque le début de la remise en cause des Droits de l’Homme comme boussole (héritage incarné aujourd’hui par Bruno Retailleau et Gérald Darmanin) ; les attentats de 2015 et le tournant sécuritaire, largement pris en charge par les gouvernements supposément de gauche sous la présidence Hollande (1) ; et dernièrement, sous la présidence Macron, la poursuite de ces tendances avec la militarisation de la répression des mouvements sociaux et écologistes.
Il faut bien distinguer entre le droit et l’État. On peut envisager des formes de droit qui ne soient pas étatiques. On pourrait imaginer une justice qui ne soit pas transcendante mais immanente, c’est-à-dire qui soit le fait-même des gens qui sont les justiciables ; et dans ce sens, je suis pour l’abolition de la justice pénale telle qu’elle existe. […] Je pense qu’il faut revenir aux fondements philosophiques de ce qu’est le droit. L’existence d’un droit, ce que disait [Alexandre] Kojève, c’est l’existence d’un tiers impartial et désintéressé. Donc il faut qu’il y ait une personne qui ne soit pas intéressée au litige et qui arrive à trancher, donc il faut voir comment faire émerger ce tiers selon les conditions et les cas, et pas de façon institutionnelle.
Henri Braun
La justice est très écrasante. Elle broie les personnes qui rentrent dans ce processus. Qu’on gagne ou qu’on perde, elles sont quelque part un peu victimes aussi de ce processus qui ressemble à un rouleau compresseur, et si elles en ressortent gagnantes, elles ne comprennent même pas toujours comment. Une justice idéale serait une justice à la portée des personnes, d’où l’importance de cette idée d’autogestion, pour que les personnes n’aient finalement plus besoin d’un avocat, à la longue.
Hanna Moller
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La romani kris, exemple cité par Henri Braun comme inspirant pour imaginer une forme de justice non institutionnalisée, est une forme de droit traditionnel en vigueur dans certaines communautés rom d’Europe de l’Est. Henri la décrit comme un « mélange entre un conseil des Anciens et un tribunal arbitral », une délibération où toutes les parties, ensemble et avec des médiateurs, discutent des torts et de la réparation à fixer.
CRA signifie Centre de Rétention Administrative. Cet acronyme désigne les lieux de détention des personnes en situation irrégulière sur le territoire, où elles peuvent être retenues jusqu’à 90 jours sans aucune décision de justice. Cette durée ne fait que s’allonger, elle était de 32 jours en 2006. L’autre forme de privation arbitraire de liberté qui existe en France est la garde-à-vue, dont la durée maximum est de 48h.
La justice transformatrice est une philosophie de la justice alternative à la justice pénale. Elle cherche à dépasser les pratiques punitives, policières et carcérales et à tenir compte des conditions sociales du conflit jugé et des structures de pouvoir qu’il révèle. Aujourd’hui, c’est une champ qui se développe principalement dans les milieux militants, de manière auto-gérée. Elsa Deck Marsault a été reçue au Poste en janvier 2024 pour en parler : https://www.auposte.fr/faire-justice-en-milieu-militant-avec-elsa-deck-marsault/
- propagande https://bsky.app/profile/braunavocat.bsky.social/post/3lg3ksjvr4c2b & https://bsky.app/profile/personnetoulemonde.bsky.social/post/3lg2ghearjk2d & https://bsky.app/profile/auposte.fr/post/3lg4hlx7kkv2a
- Maitre Alexis Baudelin https://baudelinavocat.fr/
- Maitre Hanna Moller https://fr.linkedin.com/in/hanna-moller-a96a08180
- Henri Braun: La voix des autres par Kim Hullot-Guiot https://www.liberation.fr/france/2016/05/22/henri-braun-la-voix-des-autres_1454391/
- Maitre Henri Braun https://bsky.app/profile/braunavocat.bsky.social
- Henri Braun, un avocat « toujours du côté des dominés »! par Elsa Sabado https://www.actu-juridique.fr/professions/henri-braun-un-avocat-toujours-du-cote-des-domines/
- Podcast Generation Justice avec Me Henri Braun avocat pénaliste https://youtu.be/MUw_pskFmgk
- Legal team antiraciste https://legalteamantiraciste.fr/
- Henri Leclerc https://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Leclerc_(avocat)
- CNDA – Cour nationale du droit d’asile https://www.cnda.fr/
- Discrimination envers les Roms: France Télévisions blanchie https://www.lepoint.fr/economie/discrimination-envers-les-roms-france-televisions-blanchie-15-06-2011-1342152_28.php
- La voix des Rroms https://www.lavoixdesrroms.com/
- Affaire des Arbres de Sèvres https://baudelinavocat.fr/affaire-arbres-sevres-tribunal-correctionnel-nanterre-justifie-degradation-biens-liberte-expression/
- Livret de circulation https://fr.wikipedia.org/wiki/Livret_de_circulation_(France)
- Les archives de Rencontres Tsiganes https://archives.rencontrestsiganes.org/
- L’expulsion de l’imam Hassan Iquioussen validée par le tribunal administratif par Christophe Ayad https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/03/12/l-expulsion-de-l-imam-hassan-iquioussen-validee-par-le-tribunal-administratif_6221536_3224.html
- Henri Braun, avocat d’Houria Bouteldja – Toulouse le 14 octobre 2012 https://www.dailymotion.com/video/xuh96b
- « Nique la France »: la condamnation du rappeur Saïdou annulée en cassation https://www.leparisien.fr/faits-divers/nique-la-france-la-condamnation-du-rappeur-saidou-annulee-en-cassation-12-12-2018-7967202.php
- Laurence De Cock contre « Zist », du « pillage » au procès par Paul Aveline https://www.arretsurimages.net/articles/laurence-de-cock-contre-zist-du-pillage-au-proces
- Un procès et un article malvenus par Edwy Plenel https://blogs.mediapart.fr/edwy-plenel/blog/120623/un-proces-et-un-article-malvenus