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Valentine Python Lucas Verhelst Lucile Juteau

«Transition(s)» écologique: penser et dépasser les obstacles

L’inertie générale face aux menaces envers la sauvegarde du Vivant est-elle une fatalité ? Quels obstacles à la transformation de nos modes d’exister doivent être traités en priorité ? Et surtout : comment impulser de réelles dynamiques salvatrices ?

Voilà les problématiques qu’un collectif transdisciplinaire d’experts·tes a tenté de prendre à bras le corps lors d’une enquête de grande envergure, dont le résultat paraît ce mois-ci dans l’ouvrage Manuel d’un monde en transition(s) (éd. de l’Aube).

De la sociologie à la neuropsychologie, en passant par la politologie et l’épistémologie, les entraves au changement sont nombreuses, mais surtout : elles ne sont pas inéluctables. Comme un appel à refuser le fatalisme qui empêche d’avancer, ce guide invite à regarder en face les obstacles majeurs et propose 101 pistes d’action pour les dépasser. Lucas Verhelst, architecte-urbaniste directeur de l’ouvrage, et Valentine Python, climatologue et conseillère nationale des Verts Vaudois, sont convoqués·es Au Poste pour en discuter.


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Développement durable ou transition écologique ?

À partir de 1972, une série de rapports scientifiques et de premières conventions mondiales installent la pensée de l’environnement dans le débat public. La notion de « soutenabilité » apparaît, la possibilité d’une croissance infinie est remise en cause, mais les outils théoriques ne remettent pas en cause le mode de production. Les réponses politiques s’articulent autour de l’idée d’un « développement durable », sorte de réformisme de façade d’un capitalisme qui cherche à dépasser sa mauvaise conscience.

Dans les années 2000, l’idée de « transition écologique » veut dépasser l’échec théorique du développement durable, qui à l’orée des années 2010 ne convainc déjà plus grand-monde. Là ou le développement durable mettait sur un même plan environnement, économie et société, comme des paramètres indépendants à manipuler, les pensées de la transition encapsulent les activités humaines et leur soutenabilité dans la question de l’environnement, à travers notamment les « limites planétaires » à ne pas dépasser. Nourrie des pensées localistes et des alternatives à l’agriculture productiviste, elle généralise des courants politiques qui existaient déjà, à la marge, comme les pionniers de l’écologie que furent les Verts français dans les années 1970 autour de René Dumont (1).

Si l’idée de transition ouvre des potentiels désirables, elle reste une notion floue, que les pouvoirs institutionnels n’ont pas hésité à récupérer et vider pour faire comme avec le « développement durable », une bannière vide avec laquelle le business as usual se drape ; c’est pourquoi nos invités se sont donnés pour objectif de mettre des mots sur l’idée de transition, pour lui donner corps, la rendre opérante et donc éviter les écueils passés.

Après trois décennies de développement durable, effectivement, le concept a été finalement perverti de l’intérieur, non seulement parce qu’il y a eu énormément d’éco-blanchiment et de social-blanchiment, mais aussi parce qu’intrinsèquement, le concept du développement durable posait l’hypothèse qu’on pouvait continuer un développement humain en mettant au même niveau les enjeux de l’environnement, de l’économie et du social. Et, trois à quatre décennies plus tard, force est de constater que non seulement on n’a pas respecté les objectifs sociaux, mais que les objectifs environnementaux ont été carrément explosés.
Valentine Python

Approche systémique : la nécessité de penser politiquement

Un des premiers obstacles pointés par l’ouvrage est la difficulté, dans notre monde très cartésien, de dépasser la « pensée en silo », c’est-à-dire de découper, de classer, de créer des catégories, de penser séparément les parties d’un tout. Au contraire, il pose la nécessité d’une approche systémique, une approche de toutes les parties en même temps et de leurs inter-dépendances. Lucas Verhelst précise : ce n’est pas un problème en soi de penser une partie du sujet – par exemple, la transition énergétique, ou bien la question des mobilités – tant qu’on continue à considérer les liens entre ces thèmes précis et le reste des problématiques : « C’était Edgar Morin qui disait : disjoindre à condition de relier ».

Le risque de penser en silo la transition est de se focaliser sur un problème, le traiter sans penser aux conséquences sur les autres, et se retrouver parfois à aggraver la situation globale. C’est précisément ce pourquoi le techno-solutionnisme est une impasse. Et à ce jeu là, les acteurs institutionnels nationaux et trans-nationaux se montrent très peu lucides. Les politiques présentées dans le cadre de la « transition » tombent toutes dans cet écueil, ce qui est inévitable tant que la transition ne se traduit pas politiquement comme une refonte radicale – systémique, donc – de l’économie.

Pour décrire notre système actuel, Python et Verhelst pointent des grands paradigmes qui le sous-tendent, comme le capitalisme et le productivisme, et les déclinent en « attitudes » qui découlent de ces paradigmes et qu’il s’agit de reconnaître : par exemple, le green-washing est une attitude du capitalisme. « Une attitude, c’est une prédisposition de passage à l’action, c’est ce qui va permettre d’adopter un comportement derrière ». 

Mais cette capacité à distinguer réalité objective et finalement pouvoir de l’esprit humain, elle n’est pas acquise chez les décideurs. Je l’ai observé en tant que parlementaire. Ils mettent sur un même niveau des faits scientifiques et de simples opinions. Donc là, on a vraiment cette nécessité aussi de renouer avec le monde physique.
Valentine Python

Les récentes COP28, à Dubaï, et COP29 en Azerbaïdjan ont d’ailleurs été une démonstration de ce green-washing, où les solutions discutées relèvent non seulement de ce qui vient d’être discuté, mais aussi et surtout cachent de nouveaux dispositifs d’asservissement économique des pays et des populations déjà en position de fragilité par rapport aux questions environnementales. La transition relève donc nécessairement du politique, et les solutions mises sur la table n’y sont pas. Le besoin d’engagement citoyen, individuel, est réel, au moins pour faire évoluer les mentalités, mais ce ne peut être que pour, à la fin, faire changer les politiques. Les responsabilités sont d’ailleurs très inégalements partagées entre les pays et, au sein des pays, entre les différentes classes sociales. Pour comprendre en quoi l’effort doit reposer avant tout sur les plus riches, en quoi ce n’est pas une question de morale mais un impératif, les économistes Éric Toussaint et de Maxime Perriot ont rédigé un dossier intitulé « Pour réussir la grande bifurcation :  Reconnaître la dette écologique » (2).

Le capitalisme, c’est un « méga-obstacle ». Pour donner une définition du mot « obstacle », c’est une difficulté, une gêne, une entrave, mais au sens systémique. L’obstacle, c’est la tendance d’un système à maintenir un comportement de système malgré l’introduction de forces de changement ; donc c’est un système qui aujourd’hui fonctionne avec un certain nombre de règles, et le capitalisme en fait partie.
Lucas Verhelst

Le ressac conservateur

Face à ce qui peut paraître une montagne infranchissable, poser des mots sur les obstacles peut être un début. Python et Verhelst parlent de « ressac conservateur » pour exprimer en même temps en quoi lesdites élites sociales et économiques sont non seulement réfractaires à la bifurcation, pour reprendre un mot du président, mais aussi et surtout actives pour l’empêcher. La bifurcation n’est ni un processus linéaire, ni sûre d’aboutir, ni une « fin de l’histoire » prophétique, mais au contraire, un phénomène du temps long, avec des soubresauts, des retours en arrière, un rapport de force qui doit être perpétuellement entretenu pour ne pas s’éteindre. Tout comme l’espoir qui anime celles et ceux qui y croient et qui s’engagent dans ce sens, puisque rien n’est écrit à l’avance.

Aujourd’hui s’est tenue une réunion à huis clos à l’Élysée sur la question de l’évolution du monde halieutique, donc le monde de la pêche. Il se trouve qu’il y a des lobbyistes de l’économie de la pêche, de l’industrie de la pêche qui ont été conviés, et pas Bloom, qui est quand même le think tank par excellence sur la question de la défense de la biodiversité marine. Ça, c’est typique dans le ressac conservateur.
Lucas Verhelst

Les forces qui s’activent contre la fin de l’ordre économique en vigueur sont bien connues, et leurs pratiques aussi : il s’agit du lobbyisme auprès des politiques, de la diffusion – par celles et ceux qui les possèdent et qui y ont accès – des contre-discours dans les médias traditionnels, qui in fine orientent la décision politique. La bataille se joue peut-être d’abord sur le terrain de l’opinion publique, puis sur celui des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Ce sont précisément ce que le ressac conservateur cherche à affaiblir.

Plus on dérégule, plus il y a des crises, et plus on dérégule encore. Déréguler, c’est s’ouvrir à ce que des intérêts privés prennent la place laissée libre. C’est précisément le coeur de la pensée néo-libérale : orchestrer ces dérégulations avec le concours de ces mêmes pouvoirs publics et institutions internationales comme le FMI et la Banque Mondiale.

Je pense effectivement qu’on est aussi face au résultat d’un néolibéralisme qui est allé trop loin depuis les années 80, où effectivement on a dérégulé, dérégulé, dérégulé. Et chaque crise économique provoquée par cette dérégulation n’a non pas abouti à plus de régulation, mais à une dérégulation supplémentaire. Ça a été le cas en 2008. D’une certaine manière, ça a été le cas de nouveau avec la pandémie, qui fait que les Etats ont donné énormément d’argent aux acteurs économiques sans contrepartie, alors que ça aurait été l’occasion ou jamais de réorienter de façon bien plus pertinente l’argent du contribuable.
Valentine Python

S’armer intellectuellement

Valentine Python explique en détail, avec l’exemple de la loi Climat adoptée en Suisse en 2023 et née d’une initiative populaire, le potentiel mais aussi les limites des instruments actuels de la démocratie. Il devient incontournable d’avoir une pensée sur la révolution quand on pense la transition d’un système, et l’ouvrage de nos deux invités aborde la question sérieusement. Et pour que cette révolution soit effective, des écueils comme le « mirage du Grand Soir », comme l’appelle Lucas Verhelst, sont à éviter. La notion de « révolution » n’a pas à être capturée par ce genre d’imaginaires tentants mais complètement irréalistes, et de nombreux courants de pensée s’emparent de ces discussions.

Ici, Lucas Verhelst évoque, pour dépasser le « y’a qu’à / faut qu’on » et la pensée magique, la nécessité de revenir à la question des « modes opératoires » : quand ? comment ? pour qui ? et ainsi de suite. Exemple avec les questions de mobilités douces :

Il y a aussi beaucoup d’intellectualisme autour de la stratégie mobilité douce, et on en oublie qu’il y a des enjeux très terre-à-terre. Quand il pleut, comment je fais ? Si j’ai un trajet domicile-travail de plus de 20km, comment je fais ? […] Une bonne manière d’en sortir, c’est de remettre les dirigeants face à leur responsabilité en leur posant des questions très terre-à-terre.
Lucas Verhelst

Autre exemple avec le ferroviaire :

On va avoir tendance à s’en prendre aux symptômes et non pas à ce qui cause le symptôme. Tout le monde peste contre la SNCF parce que c’est trop cher, parce qu’on est verbalisé, les billets sont les plus chers d’Europe. Mais il y a très peu de gens qui font l’effort de se demander de descendre dans la chaîne causale pour se demander pourquoi on a tous ces dysfonctionnements. 43 % du prix d’un billet s’explique par les taxes de péage ferroviaire. Ça veut dire qu’au kilomètre, un train doit revenir à SNCF Réseau à 9€ du kilomètre, ce qui est énorme. […] On peut descendre encore plus bas dans la chaîne causale et se demander pourquoi on paye autant de taxes et de péage ferroviaire dans ce pays. Une des explications serait que nos infrastructures ferroviaires sont en mauvais état. L’État demande à SNCF, qui exploite les lignes, de verser beaucoup d ‘argent au titre de ce fameux péage ferroviaire pour entretenir un réseau qui est en mauvais état. On pourrait continuer à descendre encore plus loin. Pourquoi les politiques ne cherchent ils pas à entretenir ce réseau ? Est-ce qu’on peut considérer que le transport public est un service public ? Est-ce qu’il ne faut pas considérer qu’un service public peut être déficitaire ? […] On peut toujours descendre plutôt que se focaliser sur ce qui est appréhendable et visible, essayer de comprendre quelles sont les causes sous-jacentes.
Lucas Verhelst

C’est sans doute là où l’ouvrage « Manuel d’un monde en transition(s) : 101 obstacles au changement, 101 pistes d’action » trouve sa raison d’être : proposer des outils intellectuels pour appréhender la complexité du monde et décrire la situation, pour sortir par le haut de l’enfermement dans les limites du champ actuel de la démocratie, qui sont très imparfaites. Si cet entretien n’a permis que d’effleurer les questions plus concrètes, les deux co-auteurs ont aussi dans leur activité professionnelle une pratique notamment du contre-projet, des propositions parallèles à celles, mortifères, imposées par le haut, comme par exemple l’est le projet de l’autoroute A69 – dont le chantier a récemment été arrêté par décision de justice suite à des mois de forte mobilisation associative et citoyenne. Le contre-projet est en soi une pratique de la démocratie, quand les citoyennes et citoyens se saisissent d’un projet qui cristallise les tensions, et permet par la suite d’ouvrir les imaginaires, de poser ce que l’on dénonce et ce à quoi l’on aspire. Pour, finalement, entretenir le rapport de force permanent, force motrice du processus révolutionnaire.

(1) René Dumont l’écolo: le candidat-prophète qui avait raison – Au Poste, 8 juin 2024 – https://www.auposte.fr/rene-dumont-lecolo-le-candidat-prophete-qui-avait-raison/

(2) Pour réussir la grande bifurcation :  Reconnaître la dette écologique – CADTM, 7 janvier 2025 – https://www.cadtm.org/Dette-ecologique-et-climatique-Qui-est-responsable

Quel est le concept de « limites planétaires » ?

Le concept de « limites planétaires » a été posé en 2009 par une équipe internationale de scientifiques pour caractériser les conditions d’habitabilité par l’humanité de notre planète, exprimée comme un écosystème. Ces limites sont au nombre de 9 ; six sont considérées comme d’ores et déjà dépassées.

Quelles sont les neuf limites planétaires ?

1/ Changement climatique (franchie)
2/ Érosion de la biodiversité (franchie)
3/ Modification des usages des sols (franchie)
4/ Utilisation de l’eau douce (franchie)
5/ Perturbation des cycles biochimiques de l’azote et du phosphore (franchie)
6/ Acidification des océans
7/ Aérosols atmosphériques
8/ Diminution de la couche d’ozone
9/ Pollution chimique (franchie)

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