« Le profil de la population carcérale, c’est un profil qui, déjà avant d’entrer en prison, est loin des structures sanitaires et sociales » explique Ridha Nouiouat, médecin, responsable de la thématique milieu pénitentiaire à Sidaction. La population carcérale « cumule des vulnérabilités à l’entrée en prison, en termes de santé, de logement, d’emploi, de précarité » ajoute Prune Missoffe, responsable des analyses et du plaidoyer à l’Observatoire International des prisons (OIP), déjà vue Au Poste. D’après l’OIP, « un tiers des personnes qui entre en prison présente une problématique addictive hors tabac ». Une population en surreprésentation de l’usage de drogues.
Cette population carcérale est beaucoup plus exposée que le reste de la population aux infections comme le VIH, du fait de consommations de drogues et d’un accès difficile aux préservatifs. Prevacar, la plus récente enquête évaluant la prévalence de l’infection du VIH en milieu carcéral date… d’il y a 14 ans : « les résultats de cette enquête confirment l’importance de la prévalence du VIH et de de l’hépatite C en milieu pénitentiaire, estimées six fois plus importantes qu’en population générale. »
Face à ce constat, la loi santé de 2016 était un grand pas. Elle étend le principe d’équivalence des soins entre le milieu ouvert et le milieu fermé à la réduction des risques (RDR). La réduction des risques est une intervention de santé publique reconnue par l’OMS, visant à réduire les risques de contamination infectieuses liés à la consommation de drogue. Concrètement, explique l’OIP, la loi de 2016 signifie « la distribution gratuite de matériel, notamment des seringues stériles et antidotes en cas de surdose », en milieu carcéral. D’après l’OIP, pour être efficace, la stratégie de réduction des risques doit garantir l’accès au matériel, de façon confidentielle pour les détenu.es, dans l’ensemble des établissements pénitentiaires sans exception, en promouvant une participation de l’ensemble des acteurs-rices.
La difficulté de cette loi, explique Prune Missoffe, c’est qu’elle doit s’appliquer « selon les modalités adaptées au milieu carcéral. » Pour l’OIP, cela s’entend comme « adaptée aux vulnérabilités carcérales », et signifie un redoublement des efforts au vu de la prévalence particulière de ces problématiques, mais une interprétation sécuritaire inciterait à ce que “modalités adaptées” veuille dire « la sécurité prévaut sur la santé. » C’est contre cette interprétation que l’OIP se bat.
En théorie, la prison ne doit être que privation de liberté, pas privation des droits. En réalité, il y a une vengeance de l’Etat sur les détenu.es qui fait que ces droits ne sont pas respectés. On veut mettre l’Etat face à ses incohérences. On ne peut pas affirmer l’équivalence du droit dedans et dehors et dans les faits, être dans une discrimination crasse.
Ridha Nouiouat, Sidaction
Huit ans plus tard, la loi n’est toujours pas respectée : l’accès à la réduction des risques demeure très faible. Pour Ridha Nouiouat, si « chaque directeur d’établissement impose sa propre loi, certains la respectant, d’autres non », c’est surtout « au niveau de l’Etat que ça se joue. »
En effet, si l’équivalence des soins et de la réduction des risques ne trouvent pas d’effectivité sur le terrain, ce n’est pas qu’une question de budget – même si la problématique existe -, mais de vision politique ; une vision où, comme l’exprime Prune Missoffe, « le prisme sécuritaire est structurel à la manière dont on pense la prison : la santé des détenus, c’est grosso modo “si on peut, on fait, si on ne peut pas, on ne fait pas“. » D’ailleurs, ajoute-t-elle, « investir autant de budget pour construire des prisons et sécuriser toujours plus les établissements alors qu’il y a des carences immenses en termes de personnels et de moyens sanitaires illustre et renforce ce prisme. » Dans le cas de la réduction des risques, les freins sont d’autant plus conscrits dans ce que Prune Missoffe et Ridha Nouiouat appellent le « bras de fer entre santé et justice, entre le sanitaire et le sécuritaire », puisque le matériel est jugé comme potentiellement dangereux.
Dans les textes, le droit à la santé est reconnu. Mais dès qu’on touche à des outils qui peuvent évoquer une crainte sécuritaire, comme les programmes d’échange de seringue, c’est la sécurité qui l’importe. Le droit à la santé ne devrait pas être une variable d’ajustement.
Prune Missoffe, OIP
« Dès qu’on parle de prison, le ministère de la Justice s’immisce. C’est une collaboration officielle mais anormale » plaide Ridha Nouiouat. Or, ajoute-t-il, « on ne confie pas la santé à des non-spécialistes. C’est comme faire un plan anti-tabac en associant buralistes et soignants. » Selon lui, une partie du problème réside dans le fait que les personnes placées sous main de justice font l’objet de volets spéciaux dans le cadre des plans santé, des volets dans lesquels selon lui « des parties manquent », constituant « une pratique minimaliste, sous prétexte que l’on est en prison. » Il serait alors préférable, « lorsqu’un programme de santé est voté par les députés, de voir en prison comment l’appliquer, plutôt que de voter un autre plan. »
Prune Missoffe et Ridha Nouiouat expriment également tous deux « le déni » qui entoure la consommation de drogue en prison. Rina Nouiouat est catégorique : « ça n’existe pas, une prison dans le monde où la drogue ne circule pas. Il restera toujours un petit pourcentage de détenus qui échangent leur seringues, et ce sont ces gens que l’on veut toucher. »
Par ailleurs, Ridha Nouiouat explique que « l’administration pénitentiaire n’est pas prête à franchir le pas de la conscience de la pratique sexuelle en prison. » Au tabou de l’usage de drogues, s’ajoute celui de l’éventualité d’une sexualité entre détenus. Existante, mais niée. Les détenus ont droit à une visite médicale à leur arrivée, mais par la suite, celles-ci n’ont lieu que sur demande, avec des difficultés de sous-effectifs et de délais, qui peuvent aller jusqu’à plusieurs mois d’attente. Si l’on prend en compte la difficulté de la confidentialité de la demande des détenus, on peine à imaginer comment des préservatifs, disponibles en unités sanitaires, peuvent être réellement accessibles aux détenus.
De la même manière, le dépistage est proposé à chaque arrivée, et c’est au détenu de choisir s’il veut l’effectuer ou non. Or, en 2019, « le Conseil national du sida et des hépatites virales estimait que seulement la moitié des entrants en détention bénéficiaient d’un dépistage effectif de ces affections. » Cette proportion s’explique par une large sous-évaluation du choc carcéral, explique Prune Missoffe, d’où la nécessité de réitérer la proposition de dépistage au cours de la détention. D’ailleurs, l’OIP indique que dans une étude menée en 2019 dans la région Auvergne Rhône Alpes auprès de 14 unités sanitaires, « aucune des personnes détenues interrogées ne s’est vu proposer un dépistage au cours de la détention, hormis à l’entrée. »
Au-delà de la prison, Ridha Nouiouat insiste sur le fait que « le public détenu va sortir, la plupart n’est incarcéré que pour quelques mois. Donc tout ce qu’ils rencontrent en prison va être répercuté à l’extérieur. C’est un problème de santé publique, de lutte contre l’épidémie cachée. » Il pose les chiffres : en France, il y a 190 000 personnes séropositives, dont 24 000 qui ne le savent pas. 20 000 personnes sont contaminées chaque année.
Tout le monde doit se sentir concerné par la prison parce que la prison, c’est aussi un moment du parcours de santé des personnes.
Ridha Nouiouat
Ridha Nouiouat rappelle qu’une personne qui a fait de la prison n’en parlera sans doute pas. Il préconise donc aux soignants que l’ancien.ne détenu.e rencontrera, de faire cette démarche de “l’aller-vers”, et de poser systématiquement la question « avez-vous fait de la prison ? voulez vous en parler ? »
La dernière feuille de route santé des personnes placées sous main de justice ne comporte qu’une occurrence du terme “réduction des risques”, à propos de l’usage de la naloxone (un antidote spécifique aux opiacés), occultant tout le reste du matériel, notamment les programmes d’échange de seringues (PES). Face à l’absence de mobilisation politique sur la réduction des risques, le 18 octobre 2022, 8 associations, dont l’OIP, ont déposé un recours au Conseil d’Etat afin de contraindre le gouvernement à édicter un décret d’application de la RdR.
Un décret sur la réduction des risques et des dommages qui dirait explicitement qu’appliquer la loi de 2016 en prison « selon les modalités adaptées au milieu carcéral » signifie qu’il faut prendre en compte la plus forte vulnérabilité
Prune Missoffessanitaire de la population carcérale, et non réduire la santé à la place que la sécurité voudrait bien lui laisser. Ce serait un acte énorme de reconnaissance de l’importance de la santé, en prison comme ailleurs.
La loi de 2016 est pourtant applicable en tant que telle. Elle n’a pas besoin de décret d’application : « personne n’est dispensé d’appliquer la loi parce qu’il n’y a pas un texte réglementaire qui vient l’expliciter. Le principe d’équivalence c’est que lorsque des moyens sanitaires sont mis en place à l’extérieur, ils doivent l’être aussi en prison, point » déclare Prune Missoffe. Si le projet de décret s’avère important, « c’est pour créer une impulsion politique » expose-t-elle, appelant les parlementaires à se saisir du sujet : « quand vous êtes parlementaire, vous avez la responsabilité de demander des comptes au gouvernement pour vous assurer de l’effectivité des lois que vous votez. »
La date d’audience au Conseil d’Etat aura lieu lundi 25 mars.
PS: L’OIP, menacé de disparaitre, faute de subventions, vient de lancer une collecte en ligne.