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Quartiers populaires ou ghettos: mythes et colères

Cet hiver, belle profusion d’enquêtes sociologiques sur les quartiers populaires. Débat avec deux sociologues: Julien Talpin et Pierre Gilbert

Talpin Julien, chercheur au CNRS, revient de dix années passées à Roubaix avec « La Colère populaire » (PUF). Roubaix, ville de fantasmes et de réalité, une des plus pauvres de France et des plus inégalitaires. Le crédo de l’ethnographe: pour comprendre les quartiers, il faut d’abord se plonger dans leur quotidien: « Si j’ai voulu m’intéresser aux quartiers populaires dans les recherches, c’est parce que je pense que c’est un enjeu politique fondamental ». Talpin étudie pourquoi les quartiers populaires se révoltent et pourquoi ils ne le font pas plus souvent.

Autre livre, autre invité: Pierre Gilbert, sociologue, auteur de «Quartiers populaires: défaire le mythe du ghetto» (Amsterdam). Lui, son affaire, c’est de mettre en évidence les formes de ségrégation subies par les quartiers et leurs particularités, question styles de vie, relations sociales, rapport à l’État, emploi, des normes de genre, aspirations. Pour produire ce constat hors des clichés: les cités sont des lieux banals et leurs habitants très semblables au reste des classes populaires.


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Pour les deux chercheurs, l’étude des quartiers pop, ça sert de cadre à l’action publique dans les quartiers et à la façon dont on perçoit les populations qui les occupent. « Ça produit des effets sur les discriminations dans la vie quotidienne ». En somme, la question de la représentation de ces quartiers est importante parce qu’elle influe sur les politiques qui y sont menées et les rapports de domination qui y ont lieu.

Les quartiers populaires comme sas d’intégration

Si ces quartiers et leurs occupants sont aussi malmenés, c’est en partie parce que le regard sur eux a changé, des années 1980 à aujourd’hui, rappelle Pierre Gilbert, qui s’intéresse aux politiques de rénovation urbaine. Le terme de « ghetto » y est accolé, mais divise. D’une part, expose-t-il, parce que la ségrégation en France serait surtout « économique, de classe, mais très peu raciale », à l’opposé du modèle états-unien. Il n’y aurait pas ou peu de racisme, donc il ne faudrait pas parler de ghetto. Mais de plus en plus de chercheurs défendent l’usage du mot, au nom de la nécessité de reconnaitre la ségrégation raciale.

« Les quartiers populaires seraient définis comme des ghettos à partir de deux arguments. Celui de la relégation: il y aurait une forme d’enfermement, une ségrégation radicale. Cette ségrégation produirait des normes sociales, des styles de vie, qui produiraient à leur tour des effets négatifs, qu’on peut lire comme des formes menaçantes pour l’ordre social: sexisme radical, culture de rue, violence dans les rapports interpersonnels et l’économie informelle. »
Pierre Gilbert

Pour le sociologue, ce n’est pas le seul mot qui pose question. Il emploie dans son livre le terme de « racisés ». Son usage lui semble plutôt unanime dans le champ académique. Mais Pierre Gilbert observe une réticence auprès des générations plus anciennes qui minimisent ces rapports sociaux de race au prétexte qu’il s’agirait surtout de rapports sociaux de classe. Lui, nuance.

« Je pense qu’il faut prendre au sérieux la réalité des discriminations et de la ségrégation, et en même temps, on n’est pas du tout dans ce modèle du ghetto noir où la population serait enfermée et produirait des formes de vie alternatives au reste de la société. »
Pierre Gilbert

Les quartiers populaires en France sont mouvants, les populations se déplacent. « Ils vont se marier avec des personnes d’autres groupes sociaux, aller dans des quartiers plus mixtes et grimper les échelons sociaux ». C’est un sas d’intégration.

Un désir de mixité sociale

En réaction, le sentiment d’injustice développé par les habitants des quartiers populaires se structure beaucoup dans son rapport à l’État et à l’école, selon Julien Talpin. « Les gens ont le sentiment d’avoir le droit à des écoles de seconde zone ». En dépit du discours républicain et méritocratique, un choix a été fait par l’État: « donner plus à ceux qui ont plus et moins à ceux qui ont moins. Ça contribue à maintenir les inégalités, voire à les aggraver », complète le chercheur. La ségrégation est bien là, et dans le milieu scolaire, elle produit des effets négatifs sur le niveau moyen des élèves.

« Cette dégradation continue des conditions d’éducation publique dans les quartiers se marque d’un point de vue racial. Dans mes entretiens, les gens disaient: ‘au fond, on aimerait bien avoir des blancs dans nos écoles’. (…) D’une certaine façon, il y a une aspiration à la mixité sociale et raciale chez les habitants de ces quartiers, ce qui ne veut pas dire qu’ils veulent les quitter. »
Julien Talpin

Mais entre temps, l’imaginaire du ‘ghetto’ a fait son œuvre, « il conduit à faire de toute personne noire, dans l’inconscient de chacun, une menace », explique Pierre Gilbert. Au final, la construction d’une représentation de la population de ces quartiers comme un danger pour le reste de la société, légitime la mise en œuvre de politiques et d’actions qui ne seraient pas tolérées pour d’autres populations. Elle alimente le racisme. 

« 2017, c’est la loi Cazeneuve sur les refus d’obtempérer. J’ai des collègues qui ont cherché à mesurer les effets de cette loi. En cinq ans, le nombre de morts lors de contrôles routiers a été multiplié par cinq. Les tués ne sont pas n’importe qui: des jeunes, hommes, racisés, qui viennent de cité la plupart du temps. »
Pierre Gilbert

« On a besoin d’avoir des gens qui nous emmerdent. »

Finalement, les habitants ont toutes les raisons de se mettre en colère, mais le font assez rarement. À gauche, les organisations politiques se montrent rarement capables de prendre en charge ces colères. Les quartiers sont globalement absents dans leur offre programmatique et quand la gauche s’y attaque, elle organise des débats auxquels les habitants ne viennent pas. « Ce rapport un peu intellectualisant de la gauche aux habitants des quartiers, ça ne marche pas. Il faut faire de l’éducation populaire, mais arrimé aux luttes sinon on n’y arrivera pas. », constate Julien Talpin, qui pense que la réponse aux inégalités que vivent les quartiers passe par leur auto-organisation.

Que pensent les deux sociologues des politiques de mixité sociale ?

« Sur les sociologues qui travaillent sur les quartiers, on est globalement tous d’accord pour dire que les politiques de mixité sociale ne marchent pas très bien et contribuent à aggraver la situation sociale des plus précaires », résume Julien Talpin. Les personnes qui quittent leur logement se retrouvent souvent dans des situations plus précaires. Pour lui, « L’entre-soi communautaire n’est pas forcément un drame en soi et permet de la solidarité ».

Quel est l’impact sur les quartiers populaires du discours sur l’assistanat dont ils sont la cible ?

Pour Julien Talpin, les questions d’accusation d’assistanat ont infusé jusque dans ces quartiers, parmi les habitants des quartiers eux-mêmes. « C’est-à-dire qu’on n’attribue pas forcément tous ses problèmes au capitalisme ou à l’État, mais aussi à ceux qui sont en dessous de soi », précise l’ethnographe, pour qui « c’est un délire total qui ne tient pas face à la réalité des faits ».

Que prévoit la loi Cazeneuve ?

Elle prévoit la modification de la doctrine pour les policiers de l’emploi de leurs armes, entre autres lors des refus d’obtempérer. Qualifiée de « permis de tuer » par la France Insoumise, la loi Cazeneuve de 2017 sur « la sécurité publique ». En 2024, trois chercheurs du CNRS, de l’université de Lille et de l’université Grenoble-Alpes concluent à une multiplication par cinq du nombre de personnes tuées par des tirs de policiers dans des véhicules en mouvement depuis la promulgation de la loi.

D’où vient le terme de ghetto ?

À l’origine, le terme désigne un quartier désigné par l’État où les populations juives sont contraintes de résider. Autorisés à pratiquer le judaïsme, ces groupes y vivent séparés du reste de la population, tout en restant sous le contrôle des autorités. Le mot sera utilisé par la suite par certains pour définir une sociologie urbaine.

Quels effets ont les politiques menées de lutte contre les discriminations dans les quartiers populaires ?

Selon Julien Talpin, les politiques publiques de lutte contre les discriminations sont en partie démantelées depuis une dizaine d’années, ce qui en limite les bénéfices. En cause, les conséquences des attentats de 2015. De la lutte contre les discriminations, les moyens ont été réorientés vers la promotion de la laïcité et des valeurs de la république. En somme, pour le sociologue, « ça a des effets assez négatifs ».

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