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Dominique Pinsolle

La douce (et véritable) histoire du sabotage

Alors que s’ouvraient les JO en juillet dernier, panique à bord ! les trains restaient à quai. Horreur, malheur ! Sabotage ! Cette pratique a une vieille histoire, méconnue, mais qu’Au Poste vous invite à découvrir avec mon invité de ce mois, Dominique Pinsolle, auteur d’un livre passionnant sur l’histoire syndicale du sabotage, au début du 20e siècle.

On a traversé l’Atlantique, croisé des cheminots de la CGT, des employés coiffeurs, des bûcherons de l’ouest américain et de l’Industrial Wokers of the World (IWW), Mam’zelle Cisaille et le fameux sab-cat.

«Souvenez-vous, dans la nuit du 25 au 26 juillet dernier, à quelques heures de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques, plusieurs lignes de TGV ont été sabotées. Le FBI a même été invité à participer à l’enquête. Début août 24, on a aussi crié au sabotage parce qu’il y avait des interruptions de diffusion des JO dans la fanzone. L’individu responsable a été arrêté. C’était une petite fouine très mignonne, mais bouffeuse de câbles.»

C’est par cette joyeuse mise en perspective que Mathilde Larrère entame la discussion avec son invité, l’historien Dominique Pinsolle. En préambule, l’historienne demande à son invité de revenir sur les moments français et américains qui voient naître le sabotage: «Avant de te répondre, il faut bien comprendre que même si ça parle d’une époque assez ancienne, il y a des liens assez directs avec la situation actuelle» réagit Pinsolle en historien qu’il est. Axiome de leur discipline : même si la première demande à contextualiser le sujet, le second se doit de contextualiser la contextualisation.

Au début du XXe siècle donc, nous sommes à l’époque d’un syndicalisme révolutionnaire très puissant, particulièrement en France. La CGT, créée en 1895, est alors «une véritable organisation révolutionnaire», sorte «d’avant-garde dans le monde.» Son homologue américaine, plus petite mais très influente, est la IWW (Industrial Workers of the World).


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Tarnac, Pouget et les sabots

C’est avec l’affaire dite de Tarnac que Pinsolle s’intéresse au sabotage, étonné du fait que l’un des éléments à charge soit la présence du petit livre d’Emile Pouget Le sabotage dans la bibliothèque des inculpés. «Je me suis dit, c’est fou qu’un si petit truc qui date de 1910 ait encore aujourd’hui une portée subversive.» Alors qu’il s’apprête à historiciser le mot “sabotage”, le tchat lance «Armez vos sabots!» Cette rumeur d’ouvriers jetant leurs sabots en bois dans les machines pour les casser n’est pourtant que pure légende, très tenace au demeurant, corrige Pinsolle. En France, c’est Emile Pouget, encore lui, qui tire ce mot de l’argot : «il faut trouver de nouvelles manières de lutter au-delà de la grève. J’appelle ça le sabotage.»

Le sabotage, c’est une matrice de tout un tas de pratiques, qui vont du simple ralentissement du travail (…) jusqu’à des formes plus destructrices, de dégradation des équipements – sans les détruire (…) C’est lutter tout en travaillant, sans avoir à faire grève, sans s’exposer à la perte de revenus, et sans s’exposer à la répression patronale mais aussi étatique. On le fait en loucedé, clandestinement.

Dominique Pinsolle

Cours de sabotage avec le roi de l’ombre

«Mais alors, qu’est-ce qu’on sabote?» interroge Larrère. «Si celles et ceux qui nous écoutent se demandent quoi faire, vous pouvez l’appliquer à tout : la qualité du travail, la qualité de la production, les équipements…» répond son invité, qui n’avait pas menti : le sabotage est loin d’être un pur sujet d’érudition.

Pinsolle raconte l’histoire de la «grande gueule du syndicat des électriciens de la CGT» Emile Pataud, spécialiste des coupures de courant. Surjouant la figure du saboteur, se faisant appeler “le roi de l’ombre”, Pataud a un péché mignon : aller devant des publics de bourgeois avant de leur lancer «On va saboter vos plaisirs!» Efficaces, les électriciens parisiens arrivent à obtenir très rapidement gain de cause en 1907, après avoir plongé la moitié de Paris dans le noir. 

Le sabotage et la (non)violence

Pour Pinsolle, à partir du moment où la violence concerne les personnes, le sabotage est historiquement non-violent, préférant toutefois le qualifier de «non-destructeur.»

Il n’y a pas une seule ligne de propagande syndicale, même dans les franges les plus radicales, qui préconisent de mettre en danger la vie de quiconque.

Dominique Pinsolle

Le sabotage du travail ne passe pas toujours par la dégradation matérielle. Il s’agit aussi et peut-être surtout de «faire exprès de commettre des erreurs, feindre de mal comprendre des consignes.» La grève du zèle, encore appelée obstructionnisme ou grève perlée, est une pratique courante consistant à appliquer délibérément excessivement les règlements.  

Entre 1909 et 1911, les travailleurs passent à l’action de manière massive, parfois avec des techniques plus radicales, inspirant au journal La guerre sociale le personnage de Mam’zelle Cisaille. Quant aux conseils pratiques de sabotage égrénés dans ces journaux syndicalistes, Larrère s’exclame «ah oui, il y a plein de choses à faire !» Pinsolle, imperturbable, répond «je décline toute responsabilité. Mais il y a plein de choses à faire.»

Le sabotage : la grève dans le travail

«Les formes de sabotage les plus efficaces sont commises quand les ouvriers font grève, et ne parvenant pas à obtenir ce qu’ils veulent, sont obligés de reprendre le travail, et continuent alors la grève dans le travail» explique Pinsolle. Il en cite trois exemples, couronnés de succès, dont «la massive et puissante grève des cheminots français de 1910», brisée militairement par le gouvernement.

Forcés de reprendre le travail, ils créent alors pendant des mois «une pagaille pas possible, désorganisant complètement tout le trafic des marchandises», tandis que d’autres plus audacieux se risquent la nuit à aller couper par milliers les fils télégraphiques.

Dans le tchat, la leçon d’Histoire est prise très au sérieux «à partir de quel pourcentage de la production attendue d’une.e travailleur.se peut-on considérer qu’il s’agit d’un sabotage ?» «Excellente question» remarque Pinsolle, qui reste pourtant sans réponse. «Le sabotage, s’arrête quand la vie humaine est en danger, mais il n’y a pas de critères précis décrivant quand ça commence.»

Le sabcat

En France, il existe une petite littérature autour du sabotage, mais peu de représentations graphiques. À l’inverse, aux Etats-Unis, la culture du sabotage se mue très vite en «foisonnement artistique», entre acrostiches, chants de bardes-poètes comme Joe Hill, dessins, dont le fameux chat Sab-cat, reproduit dans l’ouvrage de Pinsolle. C’est le dessinateur membre de l’IWW Ralph Chaplin – sans parenté avec Charlie – qui, extirpant du folklore de la sorcellerie le chat noir, en fait un symbole de la menace du sabotage envers le patronat. 

La propagande du sabotage se fait toujours sur le mode de la complicité, du clin d’œil, sans trop entrer dans les détails, ce qui permet de ne pas s’exposer à la répression.

Dominique Pinsolle

La forme la plus connue de ce clin d’œil est celle du chat hérissé, reprise aujourd’hui par le CNT Vignoles de Paris. Le chat noir au succès planétaire, souvent confondu avec le symbole de l’anarchisme, se présente sur les autocollants des membres de l’IWW sous le joli nom «d’agitateur silencieux». «Ça, j’adore !» s’exclame Larrère. 

Les saboteurs face à la Loi

«Dans ton livre, certains se font arrêter parce qu’ils ont le livre de Pouget, et maintenant, certains se font arrêter parce qu’ils ont le livre d’Andreas Malm» s’indigne Larrère, en référence à l’arrêté de dissolution (avortée) des Soulèvements de la Terre. Si le travail de légitimation du début du siècle dernier fait écho à celui d’aujourd’hui, c’est qu’en politique comme dans la presse bourgeoise, les mécanismes de criminalisation et d’amalgame entre sabotage et terrorisme sont exactement les mêmes.

Aujourd’hui, c’est risqué de parler de sabotage. On emploie plutôt le mot “désarmement ».

Dominique Pinsolle

Malgré de nombreuses arrestations aboutissant au plus grand procès civil de toute l’histoire des Etats-Unis à l’été 1918, «il n’y a eu aucune condamnation pour acte de sabotage» nous apprend Pinsolle. En revanche, les militants ont tous été condamnés pour apologie du sabotage, avec des interrogatoires posant la fameuse question : «avez-vous lu Pouget ?» Notons que l’accusation «est tellement bidon que la Cour suprême la casse en 1980» glisse l’historien.

En France, plusieurs projets de loi sont lancés, en vain. Et de fait, tous les actes sont déjà punis dans le Code Pénal. Larrère intervient «ça ne les empêche pas. Ils nous ressortent une loi anti-casseur ou Sécurité globale, tous les trois ans, alors que tout est déjà dans le Code Pénal.»

À l’époque pourtant, même face à La guerre sociale titrant «Par le sabotage et l’émeute», et malgré la détermination de Clémenceau, la justice est bloquée par une certaine loi de 1881 sur la liberté de la presse. Cette loi, «encore en vigueur aujourd’hui, mais peut-être pas pour longtemps…» lâche Pinsolle à voix basse, ne permet de punir la propagande que si l’on peut prouver qu’elle a inspiré des faits. Le dossier français est alors enterré, contrairement aux Etats-Unis qui légifèrent sur le “syndicalisme criminel”, punit jusqu’à 30 ans de prison.

Les vrais saboteurs sont les patrons capitalistes

«Si on définit le sabotage comme le fait de restreindre la production pour défendre ses intérêts, les capitalistes sont les premiers saboteurs. Le sabotage est au cœur du capitalisme» déclare Pinsolle, citant l’économiste américain Thorstein Veblen.

La déambulation entre deux continents et deux siècles de sabotage aura permis de sortir de deux écueils selon l’historien : “le sabotage est une impasse parce que c’est de la violence, du terrorisme, ça ne marche pas”, mais aussi “le sabotage c’est génial parce qu’il est clandestin, insaisissable et résout tous les problèmes de la grève”. Les deux sont faux, tranche l’historien. 

Les formes de sabotage les plus efficaces sont les formes avant tout non-destructrices, pratiquées collectivement et de manière disciplinée. C’est beaucoup moins spectaculaire que les coupures de fils télégraphiques mais c’est beaucoup plus efficace.

Dominique Pinsolle

Pour Pinsolle, le sabotage a sans doute de beaux jours devant lui. Le mot revient dans les milieux militants, tandis que le syndicalisme augmente dans le monde entier. Clôturant l’émission, Larrère manipule le livre de l’invité, s’excusant de l’avoir annoté de toute part. «C’est mon petit sabotage à moi» glisse-t-elle.

Trois questions clés

Qu’est-ce que le sabotage ?

D’après l’historien Dominique Pinsolle, «le sabotage, c’est une matrice de tout un tas de pratiques, qui vont du simple ralentissement du travail jusqu’à des formes plus destructrices, de dégradation des équipements – sans les détruire. C’est lutter tout en travaillant, sans avoir à faire grève, sans s’exposer à la perte de revenus, et sans s’exposer à la répression patronale mais aussi étatique.»

D’où vient le sab-cat ?

C’est le dessinateur membre de l’IWW Ralph Chaplin qui, extirpant du folklore de la sorcellerie le chat noir, en fait un symbole de la menace du sabotage envers le patronat. La forme la plus connue du chat au succès planétaire, souvent confondu avec le symbole de l’anarchisme, est celle du chat hérissé, reprise aujourd’hui par le CNT Vignoles de Paris.

Qui est Emile Pouget ?

Emile Pouget est un militant syndicaliste, anarchiste et révolutionnaire français. Cherchant de nouveaux moyens de lutter au-delà de la grève, il tire de l’argot le mot « sabotage », qu’il appelle de ses vœux dans son pamphlet éponyme.

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