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Pierre Douillard-Lefèvre : «La police est en guerre contre nous»

Hier soir, pendant deux bonnes heures, Pierre Douillard-Lefèvre a décortiqué son nouveau livre, « Nous sommes en guerre » (Editions Grévis) et son savoir, qui est grand. Avec lui, blessé par un LBD en 2007 — il avait 16 ans — nous avons causé des laboratoires de la peur (quartiers, immigrés, fêtards, supporters), de la « brutalité rhéostatique », du statut des victimes. Puis, à un moment, Pierre a sorti un arsenal de douilles et de grenades usagées. Il a passé en revue les outils du maintien de l’ordre français, dont certaines relèvent de la catégorie des armes de guerre.

Pierre Douillard-Lefèvre est chercheur en sciences sociales, spécialisé dans les questions de maintien de l’ordre. Il en a lui-même fait les frais, en 2007, et désormais « écrit depuis l’intérieur des luttes », au sein de l’Assemblée des blessés. Depuis la parution de son premier essai sur le sujet, en 2014, il veille à l’évolution des techniques, des lois, des armes utilisées par la police, comme une « radiographie complète » de la doctrine répressive en place.

La plupart des constats et des alarmes qui étaient énoncés dans le premier ouvrage, non seulement ont été confirmés, mais ils ont été dépassés. Très, très largement dépassés.

Pierre Douillard-Lefèvre

Par rapport à 2014, les violences policières se sont d’abord accrues, facilitées par la surenchère de textes de lois sécuritaires votés dans un contexte « d’obsession anti-terroriste » (1). Elles se sont ensuite massivement rendues visibles, à l’occasion des actes des Gilets Jaunes, pendant lesquels jamais autant de vidéos de violences n’ont circulé, imposant le sujet dans le débat public. Avec cette portée nouvelle, Pierre Douillard-Lefèvre revient avec un nouvel ouvrage, dans lequel il souhaite passer du « constat, de l’indignation à l’organisation de la résistance face aux violences policières ».

Un gouvernement qui développe une rhétorique de guerre

Le président de la République, Emmanuel Macron, aura fait ce qu’il faut pour : son « Nous sommes en guerre » à l’annonce du premier confinement  n’est pas un cas isolé : depuis 2015, « guerre de civilisation », « assaillants», « belligérants » et autres vocables du registre militaire sont devenus légion pour commenter les événements de maintien de l’ordre civil. Dans le tchat, Sentierbattant rappelle l’utilisation du mot « nuisibles » par le ministre de l’Intérieur, lors du Beauvau de la sécurité.

La violence d’État, la militarisation, la brutalisation de la société sont toujours préparées par les discours, par les mots des décideurs.

Pierre Douillard-Lefèvre

La militarisation du maintien de l’ordre découle d’une vision de l’État qui se pose en ennemi de son peuple, et qui déploie les moyens à sa disposition pour s’en protéger. Pierre Douillard-Lefèvre développe la thèse selon laquelle le gouvernement, adepte de la « stratégie du choc », se sert des événements exceptionnels pour déployer et tester son arsenal sécuritaire. « La crise permet d’expérimenter les moyens qui n’auraient pas été approuvés en temps normal ; les stratèges du pouvoir nomment cela “acceptabilité sociale” », introduit-il. La dimension spectaculaire du déploiement de forces rejoint celle des prises de paroles. Le cadre ainsi créé permet à l’État de s’emparer, de « maîtriser l’espace public comme jamais », ouvrant les brèches pour faire monter d’un cran à chaque fois l’acceptation des violences d’État.

Laboratoires de la peur

Si le grand public semble découvrir les méthodes employées par les forces de l’ordre, cela fait vingt ou trente ans qu’elles sont expérimentées dans les marges auto-désignées de l’État de droit, les banlieues/quartiers populaires. Déjà en 1999, un père de famille perdra un œil suite à un tir de flashball. Le maintien de l’ordre en banlieue parisienne, puis dans toutes les banlieues, a une histoire qui remonte à la colonisation et notamment à celle de l’Algérie ; suite à l’indépendance de celle-ci, l’État importe pour ainsi dire la colonisation sur son territoire en continuant d’appliquer ses méthodes via les « brigades nord-africaines » aux « ennemis intérieurs de la République » : les immigrés et leurs enfants.

Pour son savoir-faire en la matière, affiné au cours de décennies de présence en Afrique et ailleurs, la France est aujourd’hui reconnue dans le monde entier. L’arsenal contre-insurrectionnel développé par la France tient sur deux jambes indissociables : les outils de répression (quadrillage de quartier, terrorisation de la population, enlèvements) et outils de propagande.

Frapper une catégorie de la population et séduire le reste de la population.

Pierre Douillard-Lefèvre

Douillard-Lefèvre évoque, en outre, les stades de football comme laboratoires. Des armes, mais aussi des dispositifs légaux tels que l’interdiction de stade y sont testés. La logique d’anticipation, notamment, qui consiste à traquer les potentiels fauteurs de trouble au moyen de fichage, vidéo-surveillance et reconnaissance faciale, sera ensuite transposée aux manifestations. Les frontières, enfin, sont à l’échelle européenne un moyen de tester, à l’abri des regards, des armes parfois interdites sur son propre sol. À la frontière gréco-turque, par exemple, des canons à son – arme jugée potentiellement létale par le tribunal de New-York – sont employés pour désorienter les personnes qui tentent de rentrer en Europe. Il existe d’autres laboratoires et certains dans le tchat partagent leur propre expérience, en contre-sommet par exemple.

L’auteur insiste sur la nécessité de révéler ces laboratoires, qui constituent en fait le plus gros des violences policières et en même temps autant de violences invisibilisées. Un événement médiatisé ne signifie pas qu’il est exceptionnel, au contraire, c’est une occasion de pointer du doigt les faits similaires exercés sur d’autres catégories de population, parfois quotidiennement. Ces moments de « révélation » sur la nature de la police doivent être saisis pour ancrer durablement ce contre-discours. Ainsi, les Gilets Jaunes ont été un moment de bascule : « il y a un avant et un après » pour une partie de la population, pour « monsieur et madame tout le monde dont la vie a été rendue impossible et envers qui l’État a immédiatement poussé le curseur de la violence quasiment à son maximum ».

Dès le 17 novembre 2018 (acte I), à Quimper, on a un homme qui prend un tir de LBD en plein visage. Le même jour, la police tire des grenades sur le périphérique de Nantes.

Pierre Douillard-Lefèvre
Armes de guerre

Pierre Douillard-Lefèvre revendique la nécessité de « développer une expertise populaire » de ce que sont les armes utilisées contre la population aujourd’hui. C’est le sens de l’Assemblée des blessés, fédération de collectifs de blessés par violences policières qui allient donc manifestants, supporters de football, lycéens blessés, et ainsi de suite.

En guise de démonstration, notre invité présente aux quelques centaines de personnes présentes dans le tchat plusieurs de ces armes. Il commence par la grenade lacrymogène, « que tout manifestant a déjà vu », qui se propulse à 200 mètres et libère six à sept palets de gaz lacrymogène. L’opacité entretenue par l’État empêche toute publication d’étude sur les effets de ce gaz, et il a fallu aller chercher au Chili des tests, qui ont montré les effets potentiels de ce gaz sur le corps des femmes, à savoir le dérèglement du cycle menstruel, voire des fausses couches. Pierre Douillard-Lefèvre indique que depuis l’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en 2018, les tirs de grenade lacrymogène se comptent en milliers par manifestation, là où ils se comptaient en dizaines avant.

À Nantes, tout le monde a des restes de lacrymogène chez soi tellement il y en a eu partout.

ValK_aaah | dans le tchat

Autre grenade, la GLI-F4 est assourdissante, lacrymogène et explosive, et a la capacité d’arracher un membre. Elle est chargée d’une munition de TNT, explosif utilisé en conflit militaire. Elle a été utilisée massivement à Notre-Dame-des-Landes puis contre les Gilets Jaunes. Certains d’entre eux, sous les yeux de notre invité, ont tenté de repousser du pied ce type de grenades, sans connaître leur capacité explosive ; c’est bien tout l’enjeu de diffuser la connaissance de ces armes.

La GLI-F4 a finalement été retirée des stocks par le ministre de l’Intérieur Castaner, mais immédiatement remplacée par la GM2L (grenade modulaire à double effet) à l’occasion d’une « escroquerie communicationnelle hallucinante ». À la place de la TNT, cette grenade contiendrait une charge d’hexocire (2). Vient ensuite la grenade de désencerclement, chargée de TNT et composée de seize plots de caoutchouc propulsés dans toutes les directions. Cette grenade, officiellement, ne doit être utilisée qu’en dernier recours ; dans les faits, elle est très régulièrement utilisée de manière punitive.

Enfin, Pierre Douillard-Lefèvre nous présente une cartouche de LBD, lanceur de balles de défense. Cette arme est introduite en 2007 dans la police française pour remplacer le flashball. Ce dernier était une arme de dissuasion dans le sens où elle était très imprécise, et son tir était accompagné d’un bruit d’explosion : son but était de faire peur sans toucher. Le LBD, à l’inverse, tire silencieusement mais vise rigoureusement juste : il est doté d’un viseur de qualité militaire et touche sa cible à 40 mètres. Le discours officiel comme quoi le LBD est aussi une arme de dissuasion est donc un pur mensonge ; l’invité rappelle que toutes ces armes sont des « armes de guerre » selon la classification officielle. Si il y a dissuasion, elle réside non pas dans la menace mais dans l’exemple : « en frapper un pour en terroriser cent ».

Le conflit de communication

Attardons-nous un instant sur le terme de « lanceur de balles de défense ». N’est-il pas audacieux de qualifier de défensive une arme d’attaque ?

Le combat culturel est un combat de communication, médiatique et sémantique, et la police se dote aujourd’hui de professionnels pour enraciner son discours à mots choisis. Tout est tourné pour faire passer l’idée que la police se « défend », se « protège » de ceux qu’elle réprime en vérité.

David Dufresne soulève un point qui est abordé mais non conclu dans le livre de son invité, et qui touche au cœur du travail de l’un comme de l’autre : quel effet a réellement la profusion d’images de violences qui sont vues des milliers, parfois des millions de fois ? Est-elle au service de cette « révélation » des violences policières évoquée par Pierre Douillard-Lefèvre, ou bien contribue-t-elle à entretenir la politique de terreur et de dissuasion voulue par l’État ? Sans doute un peu des deux. Ce qui est clair, c’est que le « camp de la répression » semble ne pas assumer complètement ces images, ce qui se lit dans l’article 24 de la Loi Sécurité Globale interdisant de filmer les policiers dans le cadre de leur travail.

Suite à une question posée dans le tchat, Pierre Douillard-Lefèvre expose que la police, en plus de s’émanciper de la société qu’elle est censée servir, s’émancipe de l’État ; et que non seulement le gouvernement mais aussi une grande part de la classe politique en a peur. Le 19 mai 2021, des milliers de policiers manifestent en arme devant l’Assemblée Nationale – à l’occasion de laquelle sera prononcé le slogan resté fameux « Le problème de la police, c’est la justice », à l’appel du syndicat Alliance, et sont rejoints par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin ainsi qu’une large part des responsables politiques de tout bord, de la gauche modérée à l’extrême-droite. Cette démonstration de force marque les esprits et pèse lourdement dans l’imaginaire collectif, inscrivant la vision extrême d’Alliance comme la norme légitimée par la classe politique.

Pour se défendre face à ce processus, l’auteur propose des pistes de résistance, comme une boîte à outils qui permet de sortir par le haut de constats déprimants et démobilisants. Il invite en premier lieu à « casser l’atomisation » en réunissant les victimes, en favorisant la parole ; ce que fait son collectif L’assemblée des blessés.

À l’hôpital, on est tout seul avec sa blessure. Et en creux, il y a un discours intériorisé : “si il a été touché, c’est qu’il a fait quelque chose de grave”. Ces armes, elles ont pour propriété d’isoler, d’atomiser les blessés. 

Pierre Douillard-Lefèvre

Il appelle de ses vœux l’investissement de la bataille culturelle : le film « Bac Nord », par exemple, est un exemple de produit culturel qui légitime le point de vue de l’institution policière qui, sans être dénué d’une part de vérité, enferme le débat dans un discours à sens unique jouant sur l’émotion pour empêcher toute critique. Enfin, Pierre Douillard-Lefèvre nous rappelle que la répression policière a une réalité matérielle, que les armes sont produites dans des usines en France – par ailleurs, 80% de la production d’armes en France est destinée à l’export – et que ces dernières, classées Seveso, pourraient être arrêtés par simple encerclement. Autant de pistes bienvenues pour décloisonner les imaginaires.

Mon livre est une boîte à outil. Le meilleur cadeau, ce serait qu’il puisse nourrir les envies de résister, de créer, de se mobiliser, et qu’il éclaire la compréhension du phénomène policier actuel.

Pierre Douillard-Lefèvre

(1) Au Poste recevra trois des membres de la Quadrature du Net le 28 septembre 2022, qui détaillent le basculement sécuritaire justifié par la menace terroriste entre 2014 et 2018 – https://www.auposte.fr/au-poste-avec-ceux-qui-luttent-depuis-15-ans-pour-nos-libertes/

(2) Il est difficile de vérifier cette information, et la fiche technique du fabricant la dément. Elle serait plutôt chargée d’un mélange de CS (lacrymogène) et « d’éléments pyrotechniques sans effet de souffle » ; voir la page du journaliste Maxime Reynié à ce sujet : https://maintiendelordre.fr/grenade-lacrymogene-gm2l-sae-820/

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