Philippe Corcuff flingue les «tontons flingueurs» de la gauche

Dans leur essai, les Philippe exhortent la gauche à se réinventer une gauche d’émancipation, prête à faire le deuil du leader charismatique.

Philippe Marlière est professeur de science politique au University College de Londres.

La rencontre en quelques mots

Philippe Corcuff a une longue carrière militante qui l’a vu passer, entre autres, par le Parti Socialiste, la Ligue Communiste Révolutionnaire ou encore la Fédération Anarchiste. Il tire de ces expériences une série de critiques adressées à l’ensemble de la gauche en ce qui concerne la porosité de certains thèmes et pratiques intellectuelles venant de l’extrême-droite, et qu’il désigne sous la notion de confusionnisme.

Selon lui, les passerelles qui ont pu être tendues entre l’extrême-droite et l’extrême-gauche ne concernent pas seulement des individualités telles que Michel Onfray ou bien Étienne Chouard, mais aussi des idées que l’on retrouve parsemées dans un certain nombre de discours de gauche. Corcuff précise qu’il ne s’agit de viser ni des orateurs, ni des courants de pensée en particulier, mais plutôt de repérer des « formations discursives », c’est-à-dire des présupposés intellectuels qu’il juge problématiques qui sous-tendent les discours de personnalités très diverses à gauche. Il cite comme exemple la mobilisation des racines nationales, qui trahit la tradition de la gauche internationaliste, ou encore la figure de « l’homme providentiel ».

Ce n’est pas sur « l’homme providentiel » qu’on va reconstruire quelque chose qui, ce qu’on appelle la « gauche », a cheminé à partir de la fin de la Révolution française tout au long du XIX^e siècle avec les débuts du mouvement ouvrier, les premiers syndicats, etc. […] Le livre dit simplement : « Détournez-vous de la figure de l’homme providentiel et reconstruisez par le bas une nouvelle gauche d’émancipation ».

Philippe Corcuff

Pour une grande partie de sa famille politique, Corcuff regrette que les discours excitent les aigreurs et ressentiments des exploité.e.s au lieu de chercher à élever leur dignité, s’inscrivant dans une forme de populisme que Corcuff critique comme étant réducteur. Selon lui, l’opposition binaire peuple-élite et l’essentialisation de ces dernières prend le risque trop occulté à gauche d’alimenter les thèses complotistes antisémites, et masque aussi la diversité des oppressions, que l’intersectionnalité informe. Mélenchon et Ruffin, mais aussi Roussel, Hollande et d’autres encore, en prennent chacun pour leur grade, sous la forme de lettres ouvertes qui composent son dernier ouvrage, Les Tontons flingueurs de la gauche.

L’intersectionnalité, c’est l’idée qu’il y a plusieurs formes de domination. C’est déjà chez Bourdieu. C’est pour ça qu’il n’y a pas une catégorie de dominants unifiée. Il y a des modes de domination. Et donc, on n’est plus dans l’idée simplement d’une classe dominante et de dominés qui ont des caractéristiques opposées. Mais on a des gens qui, sous un certain angle et dans certaines situations, vont être dominants, et dans d’autres, dominés. Par exemple, en tant qu’homme je suis dominant mais en tant que salarié je peux être dominé.

Philippe Corcuff

Finalement, c’est à la réinvention d’un imaginaire de gauche débarrassé de ses scories confusionnistes que Philippe Corcuff veut œuvrer. Pour cela, il appelle à dépasser le clivage stratégique réformisme/révolution pour l’idée de « réformisme révolutionnaire », la révolution comme processus dans le temps, alliant les outils électoraux, insurrectionnels et les expériences alternatives, et non comme un basculement soudain. Il pose la culture de gauche comme celle de la critique et de l’auto-critique, or les comportements et les figures qu’il dénoncent désamorcent cette émancipation intellectuelle. On pourrait lui opposer que dans le cadre de la V^e République et de son fonctionnement, ces pratiques restent efficaces pour se faire entendre et fédérer. Les débats sont ouverts.

Trois questions clés