Il faut en finir avec l’exotisation des intellectuel·les du Sud et lire leurs textes en déplaçant constamment le lieu de discours. Il serait donc très intéressant de lire ce livre de Gayatri Chakraborty Spivak, Romila Thapar – deux éminences intellectuelles de gauche, connues mondialement – pour contrebalancer la propagande fasciste et l’hégémonie culturelle hindouiste de Modi, son parti et sa milice.
Gayatri Chakravorty Spivak et Romila Thapar, deux éminences intellectuelles, indiennes de naissance et internationalistes par conviction, l’une théoricienne littéraire et l’autre historienne, toutes deux marxistes, féministes, avant-gardistes, ont décidé de dialoguer sur le vaste sujet qu’est l’Inde. Le livre est la retranscription de leur conversation qui a eu lieu « le 14 août 2017 à Calcutta dans le cadre du cycle de conférences « History for Peace » organisé par The Seagull Foundation for the Arts. » Et il est beau ce livre, dans tous les sens du terme. Évidemment, pas question de nous priver du premier sens du « beau » et du plaisir qu’il éveille. Avec sa couverture de feuillage couleur vert sauge imprimé sur la douce peau crème du papier, « illustration d’une composition de William Morris sur une carte MetsäBoard 195 g. », sa « police de caractères créée par Ed Benguiat, imprimé sur un papier Munken Print Crème 80g » et sa taille frêle de 90 pages à peine, l’apparence est aussi délicate que la substance, l’intention même du projet.
D’emblée, le duo d’amies érudites nous prévient qu’il s’agit là de saisir une idée de l’Inde, ou une ouverture sur les idées de l’Inde, d’où naîtra le sentiment de l’Inde. Parce que, aussi farfelu que cela puisse paraître en ce temps de revendication identitaire ultranationaliste qui confond délibérément « indienneté » avec « hindouisme », qui proclame d’avoir hérité une nation hindoue ancestrale vieille de 5000 ans, l’idée de l’Inde est une idée relativement moderne, née à l’époque coloniale. Subversif, brillant, limpide – c’est un petit bijou de livre que nous avons entre les mains et que nous avons envie d’offrir à nos amis indiens et français, pour qu’ils revalorisent l’histoire de l’Inde sous un autre angle.
Avec simplicité et précision, Romila Thapar nous rappelle que nous ne savons point quelle idée de l’état indien prédominait à l’époque pré-védique, puis à l’ère védique, ensuite durant les règnes Gupta et Mogol, sur le territoire vaste et flou composé de divers royaumes déconnectés par les contraintes géographiques, reliés au temps de guerre et de commerce, dont une partie est aujourd’hui reconnue comme l’Inde. Les Sumériens l’avaient cité au nom de « la vallée de l’Indus » ou de « la civilisation de l’Indus », située au sud de l’actuel Pakistan. Nommé comme « l’Aryavarta » à l’époque védique, l’endroit ne cesse de changer. « Dans les textes védiques, il s’étend depuis le Doab, donc entre le Pakistan et l’Inde, jusqu’au milieu à peu près de la vallée du Gange. Dans les textes bouddhistes, son emplacement se déplace plus à l’Est. » Selon les textes jaïnistes, il se déplace davantage à l’Est, tandis que d’après Manu, à qui on doit le fameux Manu Samhita, son traité de lois, « l’Aryavarta » s’étend entre les Himalayas et le mont Bindhya qui divise le pays entre sa partie nord et sa partie sud (page 10-11).
Il est évident que l’Histoire et la Géographie sont non seulement indissociables, mais aussi qu’elles se confondent et s’influencent depuis l’existence de leurs notions. Ainsi l’idée de l’Inde comme nation apparaît durant la période coloniale, donc comme une idée de la résistance face à une nation étrangère coloniale. La proposition de Romila Thapar peut nous encourager à nous référer à la structure dialectique de thèse-antithèse-synthèse pour définir l’idée de l’Inde selon les paradigmes coloniaux. L’émergence de l’idée d’une nation dans le rapport entre « colon-colonisé », « dominant-dominé », suivant les trois phases constituées de « colonialisme », « dé-colonialisme » et « décolonisé ».
Commençant par cette définition postcoloniale du pays, Romila Thapar et Gayatri C. Spivak proposent des qualificatifs socio-économiques, suivant les ambitions des chefs d’état et des partis politiques. Les années 1950 de la postindépendance ont passé dans l’euphorie de la reconstruction. Guidée par le rêveur Nehru, l’Inde aspirait au socialisme, ce qui, très vite dans les 1960 s’est transformé en une obsession de la croissance économique. D’après Romila Thapar, la focalisation sur l’économie dans le pays neuf était telle que personne n’a considéré la religion et la caste comme une source de problèmes, de défis, encore moins de danger. La croyance naïve était que l’indépendance allait résoudre tous les problèmes. (Page 22).
Or, l’Inde décolonisée mena une politique liberticide, imposant autant de censure et les représailles à l’encontre de ses citoyens activistes notamment communistes que ses colons britanniques à l’égard des indépendantistes. Bien avant le mouvement maoïste déclenché en 1967 dans la ville de Naxalbari – d’où le nom « Naxalite » – dès les années 1950, le gouvernement indien a commencé la répression des intellectuels marxistes, communistes. À Bombay, Romesh Thapar, frère de Romila Thapar, en fut la victime en raison d’avoir publié la revue politique d’extrême-gauche, de tendance sociale révolutionnaire, Crossroads. Emprisonnement, assassinat, massacre en masse : la politique liberticide notamment à l’encontre des militants communistes a toujours ponctué l’histoire de l’Inde de points sanguinaires ineffaçables.
Gayatri C. Spivak évoque l’image de l’Inde mystifiée, mythifiée par les enthousiastes indophiles européens et étatsuniens. « Allen Ginsberg et tous ces trucs… c’était dément de se confronter à leur Inde à eux, la ganja et les trucmuches et le tantrisme et Gary Snyder et le Zen…et tout ça ne ressemblait à rien. » page 26. Lorsqu’à 20 ans, à l’université de Cornell, elle écoute discourir Malcolm X, elle a enfin l’impression de se retrouver à Calcutta. Il n’y a pas de hasards, il n’y a que des rendez-vous, vous direz, à juste titre. Elle nous rappelle comment l’hégémonie culturelle hindouiste depuis ces dernières décennies est en train de déformer, dénaturaliser, vicier l’Inde multiculturelle. « Aujourd’hui, on n’entend plus que Ganesh par-ci, Ganesh par-là », contrairement à l’époque où, à Calcutta, ils se conduisaient « en bons laïcs syncrétisés de la classe moyenne supérieure », de naissance hindous, précisons-le, tout en se référant très naturellement, socialement, à la culture musulmane.
La religion, la langue, tout ce qui a de l’articulation culturelle a été ignoré au profit de l’obsession économique, et nous savons qu’elle-même s’est vite éloignée de son idéalisme socialiste initial, a ignoré sans broncher la justice sociale et la distribution des richesses, avec pour le seul but de placer le capital au centre du dynamisme, en reléguant l’humain à ses pieds, à son service. Gayatri C. Spivak regrette aussi l’eurocentrisme habituel dans les études du capital, qui ignorent les enjeux du développement économique et de la justice sociale dans les pays comme la Turquie, le Rwanda ou l’Inde.
Romila Thapar démontre comment en ignorant les questions sur la caste dans les années 1960, le système électoral indien a engendré le vote communautariste/vote selon caste, puisque socialement le système hiérarchique castiste a toujours existé, a toujours été discriminatoire à l’encontre des castes dites inférieures. Ce qui a engendré un pseudo-système démocratique. À part l’éducation qui aurait dû être davantage interrogative et introspective au lieu de créer la soumission aveugle de la masse, Thapar évoque aussi le manque cruel du multilinguisme, du bilinguisme dans le système éducatif, dépourvu de traductions des œuvres mondiales majeures, donc in fine dans une pratique intellectuelle, conceptuelle appauvrie en raison du repli unilinguiste, à part de rares exceptions dans quelques langues régionales. « …quelque chose qui d’ailleurs force les gens à penser au-delà de ce que leur propre tradition leur a enseigné. » page 40.
Très logiquement elle nous rappelle que le système éducatif indien n’a insisté ni sur la laïcité, ni sur le statut égalitaire de toutes les religions. « Le contenu de l’éducation dépend de qui contrôle ce contenu et de qui finance l’éducation, en particulier dans un État soi-disant laïc. ». Si les organisations religieuses contrôlent les institutions scolaires et sociales, on peut facilement deviner les conséquences. Ce qui inquiète à juste titre Romila Thapar, puisque « l’éducation publique n’est plus du tout laïque. » Nous sommes en plein cœur de la problématique qu’est la réécriture de l’histoire, la réécriture des manuels scolaires, commencée depuis que Narendra Modi et son parti d’extrême-droite ultranationaliste le BJP issu de la milice fasciste le RSS sont au pouvoir. Mais le refus de l’approche laïque dans l’éducation avait déjà commencé dans les années 1970 sous le gouvernement de Morarji Desai, ancien leader du Congrès qui a rejoint ensuite le BJP.
S’ajoute ici la problématique du droit civil qui est souvent substitué par le code religieux, plus précisément par le code hindou. La tentative existe depuis 1956, dégénéré au cours des années sous forme des lois religieuses traditionnelles variées selon les régions dont Thapar aimerait que l’Inde se débarrasse pour reformuler un droit civil véritablement laïc (Page 42).
Spivak – à l’appui de diverses anecdotes personnelles, dont une bien corsée où il est question de Middleton, le premier évêque anglican de Calcutta, qui jugeait qu’en raison de leur paganisme, les Indiens hindous n’étaient ni dignes ni capables d’acquérir « la connaissance » occidentale – regrette que son travail intellectuel auprès des subalternes (les aborigènes notamment au Bengale) lui a valu des malentendus à son sujet qui la suspectaient de ne pas être suffisamment laïque. En Europe nous connaissons les méprises similaires qui consistent à accuser les intellectuels d’être judéo-bolchéviques ou islamo-gauchistes en raison de leur engagement auprès des peuples marginalisés. Spivak finit par s’insurger que « l’idée de Sud global est un renversement profondément raciste qui ignore complètement la question de la classe » (Page 46).
Autre sujet majeur évoqué par Thapar est la migration interne massive et ses conséquences linguistiques : la perte de la langue première, l’inaccessibilité à la seconde langue et donc le besoin et la possibilité d’une troisième langue. De ce fait, la question de la culture des migrants internes. Elle nous rappelle aussi « qu’au lieu de ne regarder qu’un seul fil, qu’il s’agisse de la croissance économique ou de la caste, ou de la religion, (de l’éducation, de la langue et de la culture), il nous faut considérer des totalités, le maillage de ces totalités… » (Page 53). Sur ce point, Spivak peut nous paraître légèrement fataliste, puisqu’elle cite Karl Marx et sa « poésie du futur » et conclut que « ce n’est pas parce que nous construirions la société que nous serions capables de les prévoir » (Page 55).
Le dialogue est accompagné d’une postface éclairante par Mamadou Diouf, historien sénégalais, spécialiste de l’Empire coloniale française et directeur de l’Institut d’études africaines à l’École des affaires internationales et publiques de l’université de Colombia, qui depuis des années contribue à faire traduire en français les études indiennes postcoloniales et subalternes menées notamment par Ranajit Guha, Dipesh Chakarbarty, Gayatri Chakravorty Spivak …
Saluons ici le travail de traduction impeccable de Jean-Baptiste Naudy qui rend la lecture délectable, qui nous permet d’entendre les accents vifs de ces deux voix majeures de la pensée indienne contemporaine. Pour saisir l’idée de l’Inde, l’ouvrage propose, selon les principes postcoloniales et marxistes, plusieurs axes : économique, politique, religieux, langagier, culturel… et leur évolution au cours des décennies, sinon des siècles. Ce que son format court et dense ne permet pas d’être développé, éveille la curiosité, encourage à apprendre.
À la fin de leur conversation, elles disent se sentir vieillies. Romila Thapar espère que la prochaine génération prendra le relais et sera plus efficace que la leur. Pas si sûr que nous serions plus efficaces qu’elles, mais l’héritage intellectuel qu’elles nous lèguent toutes les deux durant leur activité en Inde et à travers le monde est d’une richesse inouïe, demeure un guide indispensable pour penser l’Inde, et par extension, pour penser la vie et ses combats existentiels.
Gayatri Chakravorty Spivak et Romila Thapar, Le Sentiment de l’Inde. Éditions Rot-Bo-Krik. 90 p., 11 €