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«On ne peut pas accueillir toute la misère du monde» (démolition totale)

C’est une déclaration de Rocard, devenue indépassable. Depuis, la phrase claque comme un couperet. Elle tranche tout débat. Pierre Tevanian, philosophe, co-animateur du site Les mots sont importants, et Jean-Charles Stevens, juriste, auteurs de « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (Anamosa), démontent mot à mot ce « coup de force rhétorique ». Arguments, chiffres et références à l’appui, il s’agit de défaire une « xénophobie autorisée », mais aussi de réaffirmer la nécessité de l’hospitalité. Ils étaient convoqués Au Poste.

« “On ne peut pas accueillir toute la misère du monde”, en finir avec une sentence de mort » est le titre de l’essai réalisant une idée qui a germé dans les deux cerveaux de nos invités du soir : découper au couteau une phrase assassine qui « empêche de penser » la question migratoire. Intimidation, renvoi vers une position de « doux rêveur » irresponsable, ce sophisme aux airs de bon sens se révèle terriblement efficace pour « clore une discussion ». En reprenant et analysant mot à mot son contenu, Tevanian et Stevens nous proposent un « guide d’auto-défense intellectuelle » dans le but de lever un « tabou » terrible.

ON

Ce « on » est un « “nous” de masse », d’autorité, qui inclut de force son interlocuteur dans une position qu’il ne souhaite pas occuper. Dans le même temps, « nous » suppose un « eux » qui trahit l’exclusion a priori des êtres humains dont ce « pseudo-débat » prétend pourtant traiter.

NE PEUT PAS

« “Ne peut pas”, c’est le verbe “pouvoir”, qui renvoie à deux notions : la possibilité et l’autorisation. », lit David Dufresne en introduction de cette sous-partie. « Ce qui renvoie à un choix restreint, voire forcé, ou à une absence de choix ». L’utilisation de ce verbe sonne comme une fin de non-recevoir, déguisée en fatalisme. Combinée au « on » indéterminé, la phrase se construit ainsi sur une base pseudo-objective et absolue, qui cache en réalité une prise de position non assumée de la part de l’assesseur. Cet « artifice rhétorique » apparaît d’autant plus obscène qu’elle provient, en première instance, des responsables politiques qui ont justement le pouvoir d’accueillir ou non les personnes souhaitant entrer sur le territoire. Pierre Tevanian rappelle à juste titre que l’accueil des réfugiés ukrainiens est une démonstration éclatante que la France « peut » le faire, lorsque le gouvernement choisit d’activer les dispositifs existants. David Dufresne résume : « Quand on veut, on peut ».

La réalité de l’, à rappeler aux théoriciens fumeux du “grand remplacement”

Strega31 | Tchat

Jean-Pierre Stevens raconte comment, simplement en réduisant les crédits, le gouvernement belge « désorganise l’accueil » des demandeurs d’asile et « met en scène » les files d’attente devant les administrations, bien visibles, et donnant l’impression de sur-pression sur le système. Or, chiffres à l’appui, il explique qu’il n’y a pas de corrélation entre l’importance des files d’attente et le nombre de places disponibles : c’est bien la désorganisation politique de l’accueil qui génère ces files.

ACCUEILLIR

Le verbe « accueillir », moteur de la phrase, peut s’interpréter de différentes manières. Notons tout d’abord que dans sa version originale – celle de Michel Rocard en 1989 – la phrase utilisait le verbe « héberger ».

« Accueillir » peut être une image assez proche, et couramment utilisée, de ce en quoi consiste politiquement le fait d’accepter l’arrivée de réfugiés ou migrants à l’intérieur des frontières françaises. C’est une image à la connotation positive, voire très positive dans le cas du verbe « héberger ». En jouant sur les mots, le Premier ministre Rocard détourne le sujet – la politique d’accueil – vers l’idée-même d’accueil/hébergement, au sens où tout un chacun peut s’identifier personnellement dans la position d’hôte. Il est ainsi malhonnête de mettre face à face la notion d’accueil, dans sa dimension individuelle, et les flux migratoires à l’échelle nationale. Aussi, revenant dans le réel, Pierre Tevanian rappelle ce qu’implique le fait de ne pas « accueillir » dans le sens d’un État :

Ce qu’on cherche à justifier comme politique, ce n’est même pas seulement de ne pas accueillir, c’est de chasser les gens. Cela va beaucoup plus loin que ne pas ouvrir sa porte.

Pierre Tevanian

Et de conclure que l’utilisation de la notion d’ « accueil » construit l’imaginaire d’un « chez soi » national qui ne serait par conséquent pas « chez eux ». « Laisser vivre quelqu’un dans son pays » devient alors « accueillir chez soi », ce qui représente tout de suite beaucoup plus d’implication.

TOUTE

Le mot « toute » est d’abord une grossière exagération, qui donne un sentiment de submersion, d’invasion ; et ceci, une nouvelle fois, dans un but d’intimidation.

On vient nourrir cette idée que si tout d’un coup, on avait une politique d’hospitalité digne de ce nom, l’entièreté des gens qui vivent dans des situations plus défavorables viendraient s’installer dans notre contrée.

Jean-Charles Stevens

La présence de ce mot fait passer l’absurde de la sentence dans une dimension supplémentaire : puisque nous ne pouvons nous rendre compte, numériquement, de ce que représente l’immigration, il devient aisé de faire s’imaginer plusieurs milliards de personnes débarquant dans notre salon – ce que la phrase suggère. Surtout que l’accueil réel de réfugiés par des initiatives individuelles existe bel et bien, démentant une fois de plus la prétendue impossibilité de l’accueil – le cas le plus fameux étant celui de Cédric Herrou, agriculteur des Alpes-Maritimes poursuivi pour… « délit de solidarité ».

S’il est nécessaire d’interdire, de punir la , c’est précisément parce qu’elle est possible.

Pierre Tevanian

David Dufresne relève que « si on ne peut pas accueillir toute la misère du monde, cela signifie-t-il qu’on peut en accueillir une partie  ? ». Les auteurs parlent de « moment ukrainien » pour illustrer le phénomène de « tentation du tri » entre les « bons » et « mauvais » migrants. Tevanian explique que le filtre se fait de deux manières :

– un critère utilitariste, en fonction des besoins du patronat sur le moment – on parle alors d’immigration de « qualité », associant à cette notion des critères arbitraires comme le niveau de diplôme, la profession, etc ;

– un critère identitaire, et donc xénophobe : nationalité, religion, apparence. Un euphémisme courant est celui de la « proximité culturelle ».

Notons que les deux critères se croisent, puisque des critères identitaires sont implicitement invoqués pour apprécier la prétendue « qualité » – ou « utilité » – d’un migrant. Ainsi, on aboutit à traiter de manière radicalement différente les réfugiés de guerre ukrainiens et les réfugiés de guerre syriens ou yéménites, pour ne citer qu’eux. Et encore, parmi les réfugiés ukrainiens, certains se sont vus fermer la porte au nez : les ressortissants ukrainiens d’origine arménienne, et ceux originaires des différents pays africains.

Droits de l’Homme à géométrie variable.

Didy_blue | Tchat
LA MISÈRE DU MONDE

Comme on évacue le fait que l’on parle de personnes, ça permet tout et n’importe quoi, y compris d’avoir des politiques inhumaines puisqu’on ne parle pas d’humains.

Jean-Charles Stevens

Les auteurs, dans ce chapitre, commencent par souligner le fait que des êtres humains vivant une situation miséreuse se retrouvent identifiés, confondus par cette phrase au caractère miséreux : ils ne vivent plus la misère, ils sont la misère.

Par la suite, en associant tous les mots de la sentence, l’idée construite est celle que le politique « protège les citoyens de la misère, l’empêche de rentrer chez eux, puisque la misère est contagieuse ». Ne serait-ce que d’un point de vue utilitariste, en l’assignant à la misère, on occulte toutes les « ressources » que la personne qui arrive en France possède. Tout d’abord, Pierre Tevanian rappelle la difficulté immense que pose le déplacement d’un pays « lointain » vers la France. Les gens réellement dans la misère restent coincés chez eux, seuls ceux qui disposent d’un minimum de moyens peuvent tenter la route, et la plupart d’entre eux émigrent vers un pays voisin. Finalement, seuls ceux qui échappent aux barrières de toutes natures – parfois militaires – arrivent. Ces personnes ont été éduquées, soignées dans leur pays d’origine, c’est donc tout un coût social qui n’est déjà plus à prendre en charge pour la société d’arrivée.

Est-ce que l’hypocrisie de cette phrase ne rejoint pas celle qui consiste à dire “Qu’ils se débrouillent !” pour ensuite ne surtout pas les laisser se débrouiller, par exemple en détruisant leurs tentes ou bien en les regroupant dans des Centres de Rétention Administrative ?

Sergentdac91 | Tchat

Les deux invités acquiescent : c’est bien la conséquence concrète de cette assignation à la misère. Puisque nous les voyons comme de la misère, il ne devient pas acceptable de les considérer autrement. « Tout ce qu’ils arrivent à construire, on le détruit », résume Tevanian. Pourtant, le seul fait de tenter et réussir un voyage si éreintant prouve la volonté et la vitalité de celle ou celui qui l’entreprend. Il ressort que ce n’est pas l’assistanat que les migrants demandent, c’est l’accès au marché du travail, au marché du logement. Stevens tente l’analogie : « Si on considère un collège, ce ne sont pas dix nouveaux élèves à incorporer dans une classe dont on parle, ce sont de nouveaux professeurs, des CPE… ».

Dans cette logique d’assignation à la misère, la précarisation peut prendre la forme du « bon usage du sans-papier », c’est-à-dire le travail illégal et plus que précaire de sans-papiers dans des domaines d’activité comme l’agriculture, la restauration ou le bâtiment.

Jean-Charles Stevens et Pierre Tevanian ne considèrent pas leur essai comme une fin en soi, mais plutôt comme un présupposé nécessaire au réinvestissement de la notion d’hospitalité. Et le succès qu’il rencontre en librairie donne l’espoir que cette idée puisse s’épanouir à nouveau, débarrassée du poids hallucinant cristallisé dans ces dix mots.

« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » : qui n’a jamais entendu cette phrase au statut presque proverbial, énoncée toujours pour justifier le repli, la restriction, la fin de non-recevoir et la répression ? Dix mots qui tombent comme un couperet, et qui sont devenus l’horizon indépassable de tout débat « raisonnable » sur les migrations. Comment y répondre ? C’est toute la question de cet essai incisif, qui propose une lecture critique, mot à mot, de cette sentence, afin de pointer et réfuter les sophismes et les contre-vérités qui la sous-tendent. Arguments, chiffres et références à l’appui, il s’agit en somme de déconstruire et de défaire une « xénophobie autorisée », mais aussi de réaffirmer la nécessité de l’hospitalité.

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