Nutri-score: face aux lobbies, ses responsables accusent

L’épidémiologiste et « papa » du Nutri-score Serge Hercberg raconte ce bras de fer dans son livre « Mange et tais-toi – Un nutritionniste face au lobby ». En 2019, c’est Mathilde Touvier, directrice de recherche en épidémiologie nutritionnelle à l’Inserm, qui a pris sa relève. Dans le deuxième épisode de « Bouffe de là ! », Nora Bouazzouni reçoit ces deux scientifiques, pionniers des recherches sur l’impact santé des produits ultra-transformés, pour une conversation aussi passionnante que joyeuse.

«Pour commencer, le Nutri-score, qu’est-ce que c’est, et qu’est-ce que ça n’est pas ?» lance Nora Bouazzouni. Une machine à café retentit hors champ. L’animatrice bondit : serait-ce le lobby de l’agroalimentaire qui chercherait à censurer ses invité.es ?

Mathilde Touvier ne se laisse pas impressionner : «le Nutri-score traduit l’information en face arrière, cachée sur les emballages, sur les quantités de sucre, de sel, d’énergie, d’acides gras saturés, ou au contraire les choses qu’on veut plutôt favoriser comme la part de fibres ou de protéines, avec un logo en face avant de emballages, simple à comprendre, lisible, et utilisable par tous au quotidien.» Serge Hercberg se lance à son tour, expliquant que le Nutri-score est un système d’information nutritionnel, et qu’il n’est donc pas opérant pour décrire la dimension de santé des aliments comme la présence d’additifs ou de pesticides.

Les Chocapic classés A et le fromage noté E

«Je lis régulièrement des commentaires sur Instagram de gens très énervés qui ne comprennent pas pourquoi certains aliments sont classés A comme des frites ou des Chocapic face à certains aliments comme du fromage, notés E» lance Nora à ses invité.es. La réponse est d’actualité : certaines de ces inexactitudes potentielles sont justement en passe d’être corrigées par la toute récente sortie du nouvel algorithme, grâce au recul permis par la mise en place du Nutri-score et des dernières avancées scientifiques.

Mathilde Touvier ajoute que «de la part de certains industriels, il y a eu certaines optimisations, parfois dans le bon sens, tandis que d’autres ont rajouté des fibres de manière artificielle pour essayer de faire gagner des points au Nutri-score.» Nora en profite pour le rappeler : le Nutri-score sert à comparer des produits de même catégorie «on ne compare pas de la compote à de l’huile d’olive» – d’où la confusion lorsque deux produits très différents obtiennent le même classement.

Une campagne pédagogique manquée?

L’amertume des consommateurices d’avoir été floué.es se traduit par un sentiment ambivalent: contre qui se révolter ? Le Nutri-score ou le supermarché ? : «Il ne faut pas se tromper d’ennemi» lâche Mathilde Touvier dans un sourire.

J’ai l’impression parfois que les consommateurs attendent de valider leurs croyances à travers le Nutri-score.

_{Serge Hercberg}

La question suscite un intérêt tout particulier du tchat : «Comment est-ce possible que deux produits identiques, hormis l’emballage, aient des Nutri-scores différents ?» Serge Hercberg répond sans détour : nous sommes dans une période de transition pendant encore quelques mois parce que le nouvel algorithme n’est pas encore intégré par tous les industriels. Il précise que ce nouveau Nutri-score sera plus performant, à travers une pénalisation plus importante des produits sucrés, du sel, de la viande rouge, des boissons édulcorées et une revalorisation notamment des huiles d’olive et de colza. «Shot d’huile pour tout le monde !» lance alors l’animatrice. 

Petit cours de signalétique

«Pourquoi ne fait-on pas comme au Chili, qui a transformé les sodas en paquet de cigarettes avec des grosses bulles informatives des dégâts pour la santé ?» demande anisgraffiti dans le tchat. Hercberg explique qu’en Amérique Latine, il y a une moins grande diversité des produits qu’en France, donc l’information nutritionnelle consiste en des avertissements sanitaires binaires sur les produits jugés mauvais pour la santé.

«C’est très efficace là-bas, mais ça ne le serait pas en Europe » poursuit-il, parce que la variabilité des produits étant beaucoup plus grande, l’important est surtout de savoir mieux les discriminer, à travers une vision graduelle. «C’est pas un anneau pour tous… c’est pas un logo pour tous les contrôler !» rit Nora, se découvrant une passion humoristique pour les modèles de signalétiques alimentaire.

Le lobby agroalimentaire

Nora, en lectrice digne des planches de théâtre, nous partage un extrait du livre de Hercberg «le logo nutritionnel c’est stigmatisant, infantilisant, c’est l’effondrement de l’industrie alimentaire française (…) la fin des PME, la mort des paysans», avant d’asséner «force est de constater que ce n’est pas le Nutri-score qui tue les paysans (…) en revanche les attaques du lobby alimentaire ne se sont pas calmées.»

C’est tellement illusoire de croire qu’on est libre de mal consommer. Vous n’êtes pas libres, c’est parce que ce sont eux qui vous incitent à consommer ces produits. La vraie liberté c’est de dire non.

_{Mathilde Touvier}

Depuis dix ans, la stratégie des lobbys est la même : la création d’éléments de langage discréditant à la fois les travaux scientifiques et ceux qui les portent. 

Nous sommes souvent décrits, mes collègue et moi-mêmes comme des ayatollahs liberticides qui menacent l’ensemble de l’économie. Il y a dix ans, en sortant d’une réunion, c’est tout juste si on ne me reprochait pas d’avoir assassiné Henri IV !

_{Serge Hercberg}

Avec amertume, Hercberg explique que ce qui fait défaut, ce n’est pas l’intérêt du Ministère de la santé, mais son poids bien moins lourd que celui du Ministère de l’agriculture ou de l’économie et des finances, qui ont l’oreille des demandes de l’agroalimentaire.

Le gastronationalisme

Pourquoi ces discours alarmistes des lobbys fonctionnent-ils si bien ? Comme le dit Nora, c’est que «nous sommes très permables à cette forme de nationalisme culturel à travers l’alimentation.»

Après avoir soi-disant voulu détruire l’économie, voilà qu’on nous accuse de vouloir détruire les valeurs culturelles : c’est ce qu’on appelle le gastronationalisme. Il s’agit de flatter le côté identité culturelle en faisant croire qu’une mesure va venir s’opposer à la tradition, au terroir, à la culture. Bien sûr c’est faux.

_{Serge Hercberg} 

Il y a une instrumentalisation politique organisée pour faire croire que le Nutri-score, qui est un simple outil de santé publique, basé sur la science, est une abomination destinée à toucher les valeurs les plus profondes de la culture. Le tchat se plie à l’ironie lobbyiste, guimouz lançant «laissez-moi ma culture du cancer du côlon !»

Rendre le Nutri-score obligatoire

«L’Etat dépense au minimum 19 milliards d’euros chaque année pour pallier les impacts négatifs de notre système alimentaire, dont à minima 12 milliards pour la santé» nous apprend Nora, citant le rapport du secours catholique Caritas France sorti en septembre. Comme le résume Mathilde Touvier «on aurait tous à gagner à rendre le Nutri-score obligatoire.»

Un rapport de l’OCDE cette année a montré que si le Nutri-score devenait obligatoire en Europe, on pourrait éviter d’ici 2050 deux millions de ces maladies chroniques, sans parler des économies de santé liées à l’absentéisme au travail.

_{Mathilde Touvier}

Le Nutri-score semble avoir atteint aujourd’hui un plafond de verre, avec 62% des marques qui l’affichent, quand les mastodontes Lactalis et Ferrero s’y refusent toujours. Pourtant, comme l’explique Nora, même lorsqu’il est faible, le Nutri-score a un effet positif sur les ventes, le choix de la transparence étant apprécié des consommateurices.

Mais au fond, est-ce possible, de rendre le Nutri-score obligatoire dans l’UE ou en France ? Hercberg propose une réponse nuancée «c’est possible, si on change la règlementation européenne sur la libre-circulation des produits.» L’émission se clôture sur un poing levé de Nora «pour un référendum sur le caractère obligatoire du Nutri-score !»

Trois questions clés