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«Nos frangins»: le cinéma en mémoire. Rachid Bouchareb et Samir Guesmi Au Poste

A une semaine de la sortie de « Nos frangins », débat public avec l’équipe du film ! Le nouveau Bouchareb (sélection Cannes 2022, consacré à la mort, le 6 décembre 1986, des mains de la police, de Malik Oussekine et à celle, la même nuit, des mêmes mains, mais oubliée depuis, d’Abdel Benyahia, dans un bar de Pantin. Une réussite! Avec Samir Guesmi exceptionnel. Les deux étaient avec nous pour notre première rencontre nomade pour de bon au Lieu Dit, QG des résistants de Ménilmontant!

D’abord un brin amusés par le dispositif de l’émission, l’acteur et le metteur en scène – «on essuie les plâtres» lâche Samir -, se sont rapidement mis à parler à cœur ouvert. De la nécessité, pour l’un comme pour l’autre, de faire ce film, de rappeler, ces histoires qui ont marquées la société. Pour Rachid Bouchareb, Nos Frangins clôt sa triologie entamée avec Indigènes, puis Hors-la-loi. Pour Samir Guesmi, rendre hommage à ces invisibles des première et deuxième générations immigrées. Samir a parlé du jeu d’acteur, de ce que ça fait d’incarner quelqu’un-qui-a-existé (le père d’Abdel Benyahia) ; Rachid du choix des archives et de comment, avec deux caméras d’époque trouvées sur Le Bon Coin, il a pu restituer le grain des années 1980. Un chouette moment, souriant, chaleureux, fraternel. Le film sort mercredi 7. Courez le voir.

D’abord, un rappel des faits : Le 6 décembre 1986, Malik Oussekine, un étudiant de 22 ans, est tué par la police, à Paris, en marge d’une manifestation contre la loi Devaquet à laquelle il ne participait pas. Cette même nuit, à Pantin, non loin de là, le jeune Abdel Benyahia sépare une bagarre dans un bar et est tué à bout portant par un policier en dehors de son service, armé, et avec un taux d’alcool élevé dans le sang. La première mort éclipsera l’autre. Une affaire de crime policier médiatisé, c’est déjà beaucoup pour le pouvoir.

Rachid Bouchareb sort son premier film, Bâton rouge, un an plus tôt. Tout au long de sa carrière, il va interroger le rapport qu’entretiennent les invisibles issus de l’immigration avec leur propre histoire. « Nos frangins » peut être compris comme une suite logique de deux de ses plus grands succès, Indigènes, et Hors-la-loi. Des films qui parlent à leur manière des enjeux de mémoire trouble autour d’une population immigrée en quête de paix et d’espoir.

Quand Rachid te propose un rôle comme ça, t’es obligé d’accepter et d’y aller. C’est la génération de nos pères, des gens effacés, qu’on voit pas dans le paysage médiatique, cinématographique. Les « invisibles ». Ceux qui se lèvent tôt, qui vont au travail, dont on parle pas, qui bossent… Accepter ce rôle, c’était une manière de rendre hommage.

Samir Guesmi

En 1986, Samir Guesmi avait 18 ans, il enchaînait les petits boulots. Il ne se souvient pas de ce qu’il faisait le 6 décembre. Il se rappelle seulement qu’à cette époque, « son père ne voulait pas trop qu’il sorte », un sentiment partagé par Rachid Bouchareb. Sa famille habitait pas loin de chez Abdel Benyahia, à Bobigny. Lui se souvient des événements au travers de ce qu’en disaient les journaux télévisés de l’époque. Il se rappelle de Noël Mamère sur Antenne 2 parler de cet événement tragique. Il a eu envie d’intégrer ces journaux-là dans son film pour s’en rappeler. Noël Mamère, lui, a par ailleurs vu le film et en a été très touché.

Salle comble. obligé de regarder l’écran pour vous voir.

cse_cse dans le tchat, et présent sur place

Ce film est aussi une occasion de réfléchir au rôle des archives dans une telle reconstitution historique et mémorielle. Le film varie entre scènes de reconstitution et scènes issues d’archives. Les reconstitutions, pour être fidèles à l’archive qui les ont inspirées, sont souvent tournées dans des conditions semblables à ce qu’il s’est réellement passé, tournées avec des caméras de l’époque, dont une a été achetée sur le Bon Coin. Différentes caméras filment une même scène. Beaucoup d’archives de l’époque étaient trop sales pour être mises telles quelles au montage, c’est pour cela qu’il a fallu les reproduire

J’étais au collège. Un vrai choc la mort de ce jeune et les suites. Même choc des années plus tard avec Zineb Redouane et Steve Maia Caniço. ça met les poils…

Aonyme, dans le tchat

A une question de glaudioman56, « ne craignez-vous pas que le mélange reconstitutions/archives implique une mise en doute d’une partie reconstituée comme si vous différenciez la réalité de la fiction ? », le réalisateur répond que non. Tout est fait pour « rester dans la réalité de ce qui aurait pu se passer ou s’est passé ».

Le week-end de la mort de Malik Oussekine et Abdel Benyahia, on fêtait les 10 ans du RPR, le parti de Jacques Chirac. Tout le monde était présent : Chirac, Juppé, Pasqua… Une grande fête était organisée, et pourtant, tout le monde se sentait gêné. Car personne ne pouvait faire comme si ce qu’il s’était passé la nuit du 5 au 6 décembre était anodin. En pleine grogne sociale contre la loi Devaquet, ça ne pouvait que mettre le feu aux poudres.

« Nos frangins », c’est aussi une histoire de confrontations entre les générations.

[Le frère d’Abdel] est témoin de ça, et là, c’est trop. Il arrive à un moment où, pour lui, il est plus âgé je crois, il a 22 ans, et pour lui c’est le début de ce qu’on appellera la seconde génération qui dira « stop ». Il est témoin, il encaisse tout mais il est mal, et à partir de sa sortie du commissariat il est quelqu’un d’autre. Il est en révolte avec son père.

Rachid Bouchareb

Le père d’Abdel Benyahia et de son frère, Kader, qui était au bar de Pantin la nuit du 5 au 6 décembre, a connu Charonne, Octobre 61, le couvre-feu à Paris. Il a un rapport à l’uniforme « en méfiance » car il risque gros. Ses enfants, nés en France, n’ont pas la même histoire, pas le même rapport avec le fait de vivre en France. Quand Kader Benyahia voit comment son père se comporte, pour lui, c’est insupportable. C’est la génération de Kader qui va porter des idéaux d’émancipation.

 J’imagine, après avoir vu quelques archives où on voit le père qui dit 2/3 mots dans le salon sur son fils, où la famille, bien après, est filmée, je me dis : ça ressemble beaucoup à ma famille. Comment le salon est constitué, comment est disposée toute la famille. Je pars dans mon voyage, aussi. Quand tu mets le doigt là-dedans, chaque respiration doit être précise.

Rachid Bouchareb

A travers l’histoire de deux familles victimes de l’impunité policière, ce film rend compte des injustices vécues par ces familles et comment vont naitre, à partir de là, des volontés émancipatrices. Samir Guesmi le résume parfaitement : « Plus on va dans l’intime, plus on rentre dans l’universel ».

Mise à jour 7 décembre 2022

Dans une vidéo publiée le vendredi 2 décembre, la famille d’Abdel Benyahia réagissait au film en déplorant «l’absence d’accord préalable» à l’apparition de leur père dans le film. La famille dénonce la manière dont le père est peint, c’est-à-dire, comme quelqu’un qui ne dit rien face au comportement de la police alors que, selon la famille, il était présent aux manifestations qui ont suivi la mort de son fils et de Malik Oussekine.

2 commentaires
  1. J’avais 17 ans en 86 et j’étais en lycée professionnel. Avec des potes, nous nous étions rendus aux « manifs Devaquet » ! On nous avait dit que le projet de loi ne nous concernait pas et que, de toute façon, nous n’irions jamais en université. Nous y sommes allés. Pas tant pour le projet de loi, que pour participer au mouvement d’une génération et puis il y aurait des étudiantes…
    On sortait de notre banlieue pour participer à nos premières manifs à Paname entre excitation et appréhension. Un monde fou.
    Puis il y a eu Malik. Pour Abdel nous ne savions pas. Abdel et Malik, dgars comme nous, ceux de la deuxième.
    Sentiment de révolte confus. Nous avions intégré l’anonymat jusque dans notre colère. Comme l’expliquait Samir hier, cette idée dans les familles maghrébines de ne pas se faire remarquer et que de toute façon nous n’étions pas chez nous. Un peu comme mettre des patins pour ne pas saloper le parquait du proprio. Peut-être que Malik avait dû faire trop de vagues…
    La France nous faisait comprendre que nous n’étions pas les bienvenus et, en parallèle, nos parents nous infusaient l’idée d’un retour hypothétique. Nous vivions en transit.
    Le lendemain blocage des parents échaudés : interdiction de quitter le territoire familial. Nous trimbalions un faciès á trop fort potentiel « bavures policières ». Un aimant à matraques. Privé de marche.
    Ensuite, la chorale médiatique s’est tue petit à petit emportant cet épisode, noyé pour nous, au milieu d’autres. D’autres jeunes « beurs » tués par la police. Retour à la vie courante faite, par moments, d’insultes, de vexations, de rejet, de mépris… le racisme ordinaire. « Ordinaire » ce qualificatif qui minore et qui neutralise le nom.
    Et un jour le verdict, comme pour enfoncer le clou : sursis pour les assassins de Malik…
    Merci à Rachid Bouchareb et Samir Guesmi pour cette rencontre dans ce chouette endroit et pour cet hommage à Malik, Abdel et à une génération : la deuxième.

  2. Vu ce film avant hier > film puissant ! à voir absolument. De quelque génération que l’on soit, il nous parle > de 1986, de 2018, de 2022 … Pasqua battu par Darmanin ! La musique est primordiale, elle fait une rupture par moment , ou souligne la gravité à d’autres instants … je le reverrai sans doute en VOD pour pouvoir donner libre cours à ma colère en toute liberté ^^

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