Peut-être avez-vous vu la série Mrs America ? Elle retraçait la vie de Phyllis Schlafly, femme au foyer engagée aux USA dans les années 70 contre un amendement qui visait à garantir l’égalité femme-homme. On la voyait, coiffure au cordeau, jupe sous le genou, expliquer autour d’une tasse de thé qu’avec l’égalité les femmes auraient tout à perdre. Et de rédiger des tracts, organiser meetings et rassemblements – pour finir par envoyer bouler son mari qui pestait que sa femme n’ait plus le temps de lui faire à bouffer ! L’amendement ne fut pas voté.
Mais si vous ne l’avez pas vu, vous connaissez Giorgia Meloni, vent debout contre l’IVG, Marine le Pen qui parle d’« avortement de confort » Marion Maréchal Le Pen qui dans ses promesses de campagne aux régionales voulait couper les subventions du Planning familial, pour ne pas citer Alice Cordier, Eugénie Bastié, Caroline Fourrest, les « femmes avec Zemmour » et tant d’autres – ces Nouvelles femmes de droites sur lesquelles je vous conseille le travail de Magali Della Sudda. Mais comme l’illustre Schlafly, l’affaire n’est pas nouvelle et longue est l’histoire des femmes engagées contre les droits des femmes.
Qui étaient alors ces femmes qui se mobilisaient pour défendre un traditionalisme familialiste, patriarcal, appuyé sur une image naturaliste de « la » faaaaame, pourtant de prime abord contraire à leurs intérêts de femmes, à leurs droits. Quelles étaient leurs motivations ? Leurs trajectoires ? Et comment articulaient-elles émancipation personnelle (puisque de facto elles abandonnaient les fourneaux pour agir dans la Cité) et rejet de l’émancipation collective des femmes ?
Nous avons échangé sur ces questions avec deux cherchereuses qui travaillent sur ces « femmes contre le changement » (titre d’un ouvrage collectif passionnant paru au PUR en 2024) : Camille Cléret spécialiste des femmes de l’Action française et codirectrice de l’ouvrage sus-cité, et Ernesto Bohoslavsky, spécialiste des droites latino-américaines de la guerre froide.
Mathilde Larrère
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De la France à l’Amérique latine
« Pour combattre l’extrême-droite, il faut bien la connaître ». Camille Cléret a particulièrement travaillé sur une association militante qui avait une influence majeure au cours des années 1920-1930, l’Action Française, une ligue anti-féministe, royaliste et viriliste. Dès ses origines, le mouvement s’ouvre aux femmes, le plus souvent des veuves fortunées, qui ont la possibilité de militer en mixité ou non-mixité. Ernesto Bohoslavsky, lui, a travaillé sur l’anti-communisme international au Brésil et en Argentine entre les années 1920 et 1960. Peu avant 2010, alors que survient la vague anti-IVG, il lance un projet d’étude des mouvements de femmes anti-féministes, qui sans appartenir à un parti luttaient pour le rétablissement de l’ordre traditionnel.
Mais qu’est-ce qui pousse donc ces femmes à lutter à priori contre leurs propres intérêts ? Il faut déjà partir de leurs origines sociales. 25% des femmes sur lesquelles a travaillé Camille Cléret appartiennent à la noblesse, à une époque où elles représentent 1% de la société. C’est le cas d’Orniette Ambert, fille de notaire, qui rêve de devenir journaliste. Au penchant d’abord libéral, elle écrit un livre où elle plaide pour l’obtention du droit de vote pour les femmes. Ne parvenant pas à réussir dans le métier, elle rencontre l’Action Française qui lui ouvre grand ses portes. Son travail au sein de cette organisation lui fait complètement adhérer à l’idéologie maurassienne et lui fait renoncer à ses opinions suffragistes au point de réécrire entièrement son livre.
Ernesto Bohoslavsky souligne que les activités politiques de ces femmes représentent des défis vis-à-vis de leurs principes idéologiques, car elles vont à l’encontre des valeurs traditionnelles de la famille. Il prend l’exemple du Poder feminino, un groupe de femmes militant contre Salvador Allende au Chili. Une d’entre elles a dû laisser son mari et ses enfants plusieurs jours afin d’aller à un Congrès pour le rassemblement familial.
Une des choses les plus marquantes chez les femmes de droite est cette distance entre l’idéologie et les activités.
Ernesto Bohoslavsky
À l’Action française, les femmes ne se revendiquent pas comme telles et suivent le slogan « Le politique d’abord » qui appelle à faire du renversement du régime la priorité du mouvement. Si certaines figures féminines sont valorisées par l’organisation, comme Jeanne d’Arc, Sainte-Geneviève ou les reines de France, le partage du pouvoir est inenvisageable.
Un travail organisé
La théorie veut que la division genrée du travail militant soit de mise au sein de l’Action Française : les hommes se chargent des actions visibles qui attirent l’attention, tandis que les femmes s’occupent de la logistique, de l’organisation des meetings ou même de la cuisine. Dans les faits, les tâches entreprises par les hommes et les femmes du mouvement sont proches. Si au début ces dernières ne sont pas censées se montrer dans l’espace public, il devient banal dans les années 1920-1930 de les voir dans les cortèges de l’Action française.
Il est tout de même important de noter que cette division genrée du travail ne se trouve pas que dans l’extrême-droite. Mais c’est dans les façons de légitimer cette division que l’on ne retrouve pas les mêmes arguments. En s’appuyant sur des travaux autour des femmes anti-allendistes, Ernesto Bohoslavsky décrit le processus d’auto-valorisation des femmes d’après leurs qualités domestiques et maternelles. Il y a une fierté d’être mère, et les militantes convertissent cette expérience du foyer et de la famille en un capital politique.
La question financière a beaucoup pesé dans les raisons de recrutement des femmes. Comme l’a prouvé Camille Cléret dans ses recherches, celles-ci sont très présentes dans les listes de souscriptions à l’Action française, jusqu’à 35%. Ces dons sont pour elles un moyen accessible de contribuer à une cause politique. Nombre d’entre elles sont des douairières, dont les humoristes moquaient la naïveté et leur propension à se faire facilement manipuler par de telles associations. En réalité, elles savent très bien ce qu’elles font et utilisent leur pouvoir financier comme moyen de pression. En 1927, lors des troubles entre l’Action française et la papauté, les femmes qui souhaitent une réconciliation coupent les vivres, ce qui pousse Charles Maurras à les écouter et à véritablement prendre conscience de leur importance.
Des femmes de forte influence
Ces femmes jouent également un rôle important dans la constitution de réseaux internationaux. C’est le cas d’un réseau initié au Brésil, au moment du Coup d’État en 1964. Une organisation de femmes anticommunistes développe à cette période des connexions avec des femmes au Chili et le parti Républicain aux États-Unis. Elles se lient aussi à Juanita Castro, sœur ennemie du révolutionnaire cubain, une anticommuniste qui s’est échappée de l’île et qui participe à ces tournées. Grâce à l’élaboration d’un tél réseau, ces femmes parviennent à éradiquer le communisme dans leur pays.
Du côté de l’Action française, certaines militantes ne sont pas françaises, et d’autres sont des françaises installées à l’étranger. Camille Cléret parle de la princesse Troubetzkoy, une militante russe divorcée qui appartient à cette internationale blanche héritée du XIXème siècle. Lorsqu’elle découvre l’Action française, elle y voit « une formidable école d’anti-libéralisme ». Elle commence dès lors à faire de la propagande en Russie pour l’association, avant de se réfugier en France suite à la révolution bolchévique et de militer pleinement au sein de l’Action française. De manière générale, les femmes, en particulier celles issues de l’aristocratie, mettent leur réseau au service de l’organisation. Cependant, elles sont souvent renvoyées à leur part féminine et leur présence au sein de l’équipe décrédibilise parfois le mouvement aux yeux des autres et en particulier des adversaires. « Vieilles filles », « tricoteuses enragées » (malicieuse référence à la Révolution française), nombreuses sont les caricatures affichées dans les journaux. Par ailleurs, l’ironie du sort est que les femmes de gauche attaquent ces femmes d’extrême-droite en ayant recours aux ressorts anti-féministes que cette même droite utilise.
Un argument majeur contre l’émancipation des femmes met en avant la notion de protection. Marthe Borély, une sympathisante de l’Action française et fer de lance de l’anti-féminisme féminin, écrit des livres où elle s’oppose au droit de vote des femmes et appelle les sénateurs à ne pas voter pour le suffrage des femmes. Dans ses lettres adressées à Charles Maurras, elle explique avoir souffert de l’absence du rôle masculin chez les hommes de son entourage, ce qui l’a contrainte d’endosser ce rôle en tant que femme.
Elle ne veut pas que les femmes soient émancipées malgré elles. Il y a cet attachement à ce que Maurras appelle les « hiérarchies protectrices ». Ça vaut à la fois pour les questions de classe et de genre. Si on retire la hiérarchie, on met par terre la société et c’est dangereux.
Camille Cléret
Mais si elles ne le présentent pas comme cela, ces femmes sont favorables à leur propre émancipation personnelle sans être favorables à l’émancipation collective. Aujourd’hui, de nombreuses militantes et influenceuses œuvrent pour la restauration de valeurs traditionnelles comme les « tradwives ». Ernesto Bohoslavsky parle du « dilemme du conservatisme », selon lequel tous ceux qui désirent restaurer un monde pré-moderne ont l’obligation de recourir à des ressources modernes. Il ajoute que le conservatisme intervient toujours en réaction au libéralisme. Ce qui définit les luttes conservatrices aujourd’hui, ce sont en partie ces moyens modernes qui leur servent à restaurer un monde ancien fantasmé, de recréer un monde aux traditions inventées.
Cinq questions-clé
Connue sous le nom de nationalisme intégral, cette idéologie née au début du XXème siècle provient de l’homme politique Charles Maurras, toujours une référence intellectuelle à l’extrême-droite aujourd’hui. Selon l’historienne Carole Reynaud-Paligot, ses thèmes sont « le nationalisme, la recherche d’un État fort, la critique du parlementarisme, les origines chrétiennes de la France face à celui qu’on a désigné comme l’ennemi ».
L’Action française, née en 1899 en pleine affaire Dreyfus, est un mouvement politique français d’extrême-droite aux valeurs royalistes et nationalistes. Fondée par Henri Vaugeois et Maurice Pujo, elle parvient ensuite aux mains de Charles Maurras. Cette ligue fut très virulente lors de la période d’entre-deux-guerres. Elle compte aujourd’hui 3000 adhérents.
Marthe Borély (1880-1955) était une femme de lettres et critique littéraire française aux idées maurrassiennes. Elle fut une figure importante de l’antiféminisme et du combat contre le suffrage des femmes. En novembre 1922, elle écrivit aux sénateurs de la République pour les prier de ne pas accorder le droit de vote aux femmes.
Juanita Castro fut la sœur de Fidel Castro. D’abord révolutionnaire, elle s’opposa ensuite au régime communiste de son frère, s’exila aux États-Unis en Floride et devint agent de renseignement pour la CIA.
Les tradwives forment un mouvement de femmes revendiquant le rôle de femme mariée, dédiée à son foyer et à sa famille selon des valeurs traditionnelles. Le mouvement devient populaire pendant la période du confinement au début des années 2020.
- propagande https://bsky.app/profile/personnetoulemonde.bsky.social/post/3lfoppemquk2z & https://bsky.app/profile/auposte.fr/post/3lgl7v24fe72a & https://bsky.app/profile/auposte.fr/post/3lgo5houzbk2v
- Camille Cléret pour RetroNews https://www.retronews.fr/content/camille-cleret
- Ernesto Bohoslavsky http://mondes-americains.ehess.fr/index.php?4326
- Femmes contre le changement – Bugnon Fanny, Cleret Camille, Dubslaff Valérie, Gomes Silva Tauana et Mabo Solenn & prépafé par Virgili Fabrice et Noûs Camille – 2024 https://pur-editions.fr/product/9942/femmes-contre-le-changement
- Mrs. America – Davhi Waller – 2020 https://www.senscritique.com/serie/mrs_america/38084208
- Les femmes de droite – Andrea Dworkin – 2012 https://www.editions-rm.ca/livres/les-femmes-de-droite/
- Les femmes de droite d’Andrea Dworkin – lu par Typhaine D https://youtu.be/hkzh9YP-s7c
- Phyllis Schlafly https://fr.wikipedia.org/wiki/Phyllis_Schlafly
- Giorgia Meloni https://fr.wikipedia.org/wiki/Giorgia_Meloni
- Marion Maréchal Le Pen https://fr.wikipedia.org/wiki/Marion_Maréchal
- Alice Cordier https://fr.wikipedia.org/wiki/Alice_Cordier
- Eugénie Bastié https://fr.wikipedia.org/wiki/Eugénie_Bastié
- Caroline Fourrest https://fr.wikipedia.org/wiki/Caroline_Fourest
- Les Femmes avec Zemmour https://www.facebook.com/FemmesAvecZemmour/ auto-dissout https://www.facebook.com/FemmesAvecZemmour/posts/pfbid02UM1KVvXFfvRHmpuvR1eknuxiBiy13MUbfcYBvVWLnjdHSW9fudEyKXqZfcnwyD6vl
- Magali Della Sudda https://www.centreemiledurkheim.fr/notre-equipe/magali-della-sudda/
- pimikosaicho: comprendre la réforme pour les keylabs pour ceux qui s’interrogent https://rogueesr.fr/comprendre-la-reforme-des-keylabs/
- pimikosaicho: déclaration de JD Vance VP des etats unis « professors are the ennemy » https://www.latimes.com/opinion/story/2021-11-05/jd-vance-professors-are-the-enemy-politics coupe de 50 milliards au National Institutes of Health américain cette semaine https://www.science.org/content/article/trump-hits-nih-devastating-freezes-meetings-travel-communications-and-hiring la recherche en médecine est actuellement gelée et menacée aux usa
- Action française https://fr.wikipedia.org/wiki/Action_française
- Tradwife https://fr.wikipedia.org/wiki/Tradwife
- « Rien de tel qu’une femme pour faire le ménage » Pécresse https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/on-ne-pouvait-pas-le-rater/on-ne-pouvait-pas-le-rater-rien-de-tel-qu-une-femme-pour-faire-le-menage_4924235.html
- Charles Maurras https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Maurras
- Un siècle d’antiféminisme – sous la direction de Christine Bard – 1999 https://www.fayard.fr/livre/un-siecle-dantifeminisme-9782213602851/
- Croix-de-Feu https://fr.wikipedia.org/wiki/Croix-de-Feu
- Parti social français https://fr.wikipedia.org/wiki/Parti_social_français
- La Cagoule https://fr.wikipedia.org/wiki/Cagoule_(Osarn)
- Il suffit d’écouter les femmes – Sonia Gonzalez – 2024 https://www.ina.fr/actualites-ina/femme-avortement-temoignage-collecte-patrimoine-loi-veil-clandestin-legalisation & https://www.france.tv/documentaires/documentaires-societe/6808333-il-suffit-d-ecouter-les-femmes.html