Accusations de terrorisme intellectuel, tentatives de dissolution de groupements militants : comment en est-on arrivé à une vision aussi négative de l’acte même de militer ?
Dans son essai, publié chez Autrement, Johan Faerber, co-rédacteur en chef de la revue Collatéral, interroge les possibilités et les limites du militantisme social, politique et culturel. C’est la première convocation Au Poste de Johan Faerber
Verbe par excellence de la Révolution française qui en démilitarise l’usage, militer renvoie au combat s’attachant à faire prévaloir une idée, sinon une vision du monde. Mais l’emploi même du terme est galvaudé.
Dans son essai, Militer: verbe sale de l’époque, publié chez Autrement, Johan Faerber, co-rédacteur en chef de la revue Collatéral, propose une analyse de fond sur ce verbe et sur le sens de ce mot aujourd’hui détourné pour faire du militant un ennemi. L’idée d’étudier le militantisme lui est venue via Twitter et son rachat par Musk. Habitué du réseau social, il a vu arriver la horde des discours fascisants qui se positionnent autour du militantisme: « J’ai vu que militer était devenu une insulte, un point nodal de dévalorisation. C’est devenu pour moi l’occasion de commencer une enquête terminologique et historique de ce terme. »
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« Le terme de militant est utilisé pour confisquer la parole. »
Il raconte son déclic, qui survient alors qu’il achète des betteraves sous vide, même pas en circuit court. Sur l’emballage, il y a le dessin de la plante, avec un bras levé et marqué : « Je suis engagée ». « Ça me semblait complètement fou. Je me suis dit comment on en est arrivé à ça », se remémore Johan Faerber. Peu après, surviennent les événements de Sainte-Soline. L’analyste n’en revient pas de l’utilisation du terme d’écoterrorisme. Catégorisés, les militants voient leur parole confisquée.
« Dans cet écoterrorisme arrivait quand même le mot ‘militant’, qui était à la fois une insulte et une sorte de déchéance de citoyenneté. Comme si le militant était quelqu’un que l’on pouvait suspecter, quelqu’un qui n’avait pas le droit à la parole à partir du moment où son militantisme était considéré comme un coup de force. »
Johan Faerber
À l’inverse, elle s’oppose à qualifier les groupes d’extrême droite comme tels : « Quand on regarde l’extrême droite, ce ne sont pas des militants, ce sont des militaires ». Ces groupes, hiérarchisés, sont organisés pour Johan Faerber de deux façons: physiquement et économiquement. Pour lui, il renseigne sur le type de régime dans lequel nous vivons et que les militaires de l’extrême droite défendent : la « stratocratie ».
Stratocratie
Selon son concept, la « stratocratie » est un régime politique de militarisation sans militaires. Il en reprend tous les codes de l’organisation pyramidale et applique deux notions caractéristiques: d’abord, la guerre civile, généralisée, culturelle et médiatique. Ensuite, il y a la « démophobie ». C’est-à-dire une haine du peuple en tant qu’expression. Cette dernière s’incarne pour lui avec l’apparition au XIXe siècle de la figure de l’électeur, emblème du « camp de la raison ».
« Le militant est le double maléfique du citoyen. C’est sa figure de l’ombre, comme si le militant manipulait l’opinion et arrivait avec un projet déguisé. »
Johan Faerber
Du prêtre ouvrier à l’écrivain engagé
Pour Johan Faerber, le sens du mot « militant » subit deux évolutions fondamentales. Après 1945, le mot se construit autour de deux figures: celle du prêtre ouvrier, grande figure de la professionnalisation du militantisme, engagé dans la résistance, et celle, beaucoup plus connue et romantique: le communiste. « C’est celui qui porte l’idéalisation du combat et des idées à son acmé, qui fait de ses idées un absolu. Il y a quelque chose d’hyper sacrificiel », commente l’auteur. Ces deux figures finissent par refluer dans la société.
« À partir de là, se développe un deuxième âge du ‘militantisme’, qui est un mot qui apparaît dans les années 60. Ça devient un terme beaucoup plus générique qui va s’attacher à d’autres figures. C’est l’écrivain engagé de Sartre: il dénonce l’injustice et médiatise sa lutte. Il est accusé de détruire la littérature pour mener un combat politique. C’est la première sape du terme de militant. »
Johan Faerber
Le divorce sémantique: l’engagé face à l’enragé
Jusque-là, s’engager et militer étaient synonymes. Mais alors survient ce que Johan Faerber appelle un « divorce sémantique ». « S’engager est devenu la version propre, morale, citoyenne d’un militantisme qui a été progressivement ostracisé, mis sous le sceau de la radicalité », argumente-t-il. Le premier terme va connaitre un succès fulgurant, qui continue encore aujourd’hui. Le terme est dépolitisé, si bien que tout le monde peut s’en revendiquer. Cette situation aboutit pour l’auteur à un engagement de façade, une société désengagée.
« Ce qui me montre la séparation entre ‘militantisme’ et ‘engagement’, c’est la fête. C’est une manière de montrer une vision extrêmement positive de l’engagé, pour noircir le militant qui lui ferait toujours la gueule. Le militantisme serait beaucoup plus vengeur. Elle oppose l’engagé et une autre figure créée qui serait celle de l’enragé. »
Johan Faerber
‘L’engagisme’, comme l’appelle Johan Faerber, fabrique un apolitisme. Dans le cas de l’écologie, il fait tenir la « petite fable des gestes du quotidien ». Il questionne l’apparition d’une insensibilité de masse: les engagés n’agissent plus. Pour lui, cette déradicalisation pousse à désobéir. Ceux qui veulent continuer à militer doivent montrer que les engagés, sans le savoir, obéissent. Le militant est alors perçu comme un doublon violent dans une société engagée qui partage les mêmes vues: « On aboutit à une notion terrible, la notion de terrorisme. »
Du militantisme à l’écoterrorisme
Djihadiste vert, khmer vert, écoterroriste: l’accusation portée par Zemmour et compagnie aura plusieurs déclinaisons. Le terme d’écoterroriste vient des néolibéraux. Il dissuade de tout soutien: « C’est une manière de déconsidérer le combat écologiste dès le départ », abonde Johan Faerber. Le terme permet à l’extrême droite de le lier avec l’une de ses théories préférées, celle de l’ennemi de l’intérieur: un individu qui, jouissant de tout ce que la société a à offrir, déciderait de s’enrôler et de comploter contre le reste de la société.
En observant les articles des principaux journaux français, Johan Faerber fait le constat que le mot djihadiste est le plus souvent accolé au mot de militant. Contrairement à son double dépolitisé, le co-rédacteur en chef de la revue Collatéral remarque que l’usage du terme est associé à la criminalité : « On ne dit jamais ‘s’engage’ pour le djihad. Le terme ‘engagé’ est vraiment mis de côté, choyé. »
Le 25 mars 2023, une mobilisation a eu lieu à l’emplacement de la construction de mégabassines à Sainte-Soline, contre l’installation de ces réserves d’eau artificielles. Le collectif Bassines non merci et les Soulèvements de la Terre avaient organisé plusieurs actions dans les Deux-Sèvres, occasionnant une violente répression par les forces de l’ordre. Selon les organisateurs, de nombreux militants, près de 200, avaient été blessés.
L’emploi du terme écoterroriste avait débouché sur une tentative de criminalisation des Soulèvements de la terre. L’aboutissement, la tentative de dissolution du mouvement, finalement déboutée, avait été ordonnée par Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur.
La figure de l’électeur, qui prend forme au XIXe siècle, incarne pour lui une tentative de couper la parole et de confisquer l’énergie révolutionnaire qui défilait alors dans les rues. C’est la figure du camp de la raison: « Si vous avez des choses à dire, allez les dire dans les urnes, quelqu’un va vous représenter », témoigne-t-il.
Ce qu’il appelle l’engagisme, c’est l’utilisation comme prétexte de l’écologie pour politiser le rapport au réel en l’uniformisant et en faisant tenir de manière chorale dans la société l’utilité des fameux « gestes du quotidien », quand il s’agit d’écologie. « Quand mes neveux coupent l’eau du robinet, on ne peut pas dire que ce soit connoté politiquement. » Constatant que les ‘engagés’, qui font de petits gestes pour la planète, ne militent pas tout en étant parfois en désaccord avec la politique menée par l’État sur le plan écologique, il est intéressé par ce qu’il définit comme une insensibilité de masse. Ceux-là ne font rien contre ce avec quoi ils sont en désaccord, c’est une inaction. Cette légitimation du terme d’engagement au détriment de celui de militant aboutit à l’ostracisation de ce dernier.
Ce néologisme, qui associe l’écologie au terrorisme, est apparu dès 1983 aux États-Unis. Sous Ronald Reagan, cet abus de langage est utilisé pour stigmatiser les militants par la présidence. Le terme, réfuté par la communauté scientifique, n’a jamais donné lieu à une condamnation judiciaire. Il est utilisé depuis plus récemment en France aux mêmes fins: disqualifier les actions menées par des groupes écologistes. Le terme a de nombreuses déclinaisons, souvent employées à l’extrême droite.
Le terme désigne un gouvernement dans lequel les entités militaire et étatique gouvernent ensemble et constituent la même organisation. Tout y fonctionne de manière très hiérarchisée, de façon militaire. Le pouvoir de ces derniers, à l’inverse d’une dictature militaire, y est soutenu par la loi. Par exemple, en restreignant le droit de vote aux personnes ayant fait leur service militaire. Johan Faerber y associe le terme de ‘démophobie’, pour marquer le rejet par les promoteurs de la stratocratie de toute indépendance du corps social.
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