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Mediapart: quand la justice censure. Plenel Au Poste.

Le 18 novembre 2022, la justice a rompu de manière inédite la liberté de la presse : un média s’est vu interdire sans contradictoire la publication d’une enquête. Mediapart, auteur des révélations sur les pratiques du maire de Saint-Étienne Gaël Perdriau, s’apprêtait à dévoiler de nouvelles informations. Edwy Plenel, directeur de la publication, explique Au Poste les détails de cette affaire. Combattif, loquace, il nous parle aussi des débuts de Mediapart, de Constitutions, de Mélenchon, de la contre-révolution numérique, et de la presse de gauche dans un paysage très défavorable.

Remontons les événements récents : depuis plusieurs semaines, le pôle Enquête de Mediapart feuilletonne les révélations d’une enquête au long cours, qui traite huit ans de pratiques internes à la mairie de Saint-Étienne, quatorzième ville de France. Au cœur de cette affaire : le maire LR Gaël Perdriau « tient » son rival et premier adjoint, le centriste Gilles Artigues, au moyen d’une vidéo intime. Ces images, révélées avec l’assentiment de la victime et de son épouse, compromettent l’image publique et sociale d’une personne (Artigues), ancrée dans les milieux catholiques. Elles sont accompagnées d’enregistrements audio enregistrés au sein de la mairie, accablant le maire et certains membres de son cabinet, édifiant le chantage exercé sur l’adjoint.

Si l’enquête n’a pas fait grand bruit au niveau national, elle constitue un « séisme politique » sur place : plusieurs collaborateurs du maire ont démissionné, le maire lui-même s’est mis en retrait de ses fonctions de représentation. Les éléments ont été transmis au parquet de Lyon qui a ouvert une information judiciaire. De tous les bords politiques, y compris LR, les réactions sont indignées.

Avant de boucler le volet en cours, le journaliste Antton Rouget, derrière l’enquête, se prête au contradictoire des personnes concernées. Il reçoit les réponses de Laurent Wauquiez, cité dans l’article, et le 18 novembre à 12h57, celles de Gaël Perdriau. Trois heures plus tard, un huissier toque à la porte de Mediapart, avec une ordonnance qui fait droit à une requête de l’avocat du même Perdriau, interdisant la publication de tout nouvel extrait. Pour la première fois depuis 1881, et la promulgation de la loi protégeant la liberté de la presse, un média est victime de censure préalable par la justice.

Liberté de la presse, mère de toutes les libertés

Edwy Plenel commente : « Ce n’est pas Mediapart qui est concerné, c’est tout le monde ». Le droit d’information et la liberté d’expression, tels que constitués dans la loi du 29 juillet 1881, institue que « l’imprimerie et la librairie sont libres ». D’autres titres de presse comme Libération et les Jours ont exprimé leur soutien et se disent prêts à publier l’enquête si besoin ; des associations et syndicats de journalistes et d’avocats du droit de la presse se sont exprimésCommuniqué de presse de l’Association des Avocats Praticiens du Droit de la Presse du 21 novembre 2022 : https://twitter.com/EricMorain/status/1594731286547124225 ; Communiqué du Syndicat National des Journalistes du 21 novembre 2022 : https://www.snj.fr/article/m%C3%A9diapart-non-%C3%A0-la-censure-1747127445 ; Communiqué de Médiacités du 21 novembre 2022 : https://www.mediacites.fr/la-fabrique/national/2022/11/21/sale-temps-pour-la-liberte-de-la-presse/, accusant le tribunal judiciaire de Paris de « dysfonctionnement grave ».

Il n’y a pas en démocratie de censure préalable, c’est impossible : on rend compte de ce que l’on a publié une fois que c’est publié, de manière publique.

Edwy Plenel

Pour rendre compte de la légitimité d’une publication, il y a trois critères : le caractère d’intérêt public des révélations ; le sérieux journalistique, la solidité des éléments et des preuves sur lesquelles les révélations se fondent ; et le respect du contradictoire. L’enquête de Mediapart est au clair sur tous ces aspects et est prête à se défendre en justice, mais il faudrait pour cela que l’article soit… publié.

La stratégie de la défense du maire Perdriau s’appuie sur des articles du Code Civil, introduits par le gouvernement d’Emmanuel Macron. Ces dispositions prévoient de telles interdictions à effet immédiat, sans contradictoire, dans le cas, par exemple, de la saisie de biens de contrefaçon avant qu’ils soient mis sur le marché ; le caractère d’urgence justifie alors l’immédiateté de l’application d’une telle décision. Le fait que des éléments d’enquête puissent tomber sous le coup d’une telle disposition constitue une faille terrible pour la liberté de la presse.

Les tribunaux de commerce, sur le modèle américain, prennent une place de plus en plus importante, et remplaçent de plus en plus les autres axes légaux.

Durdenov, dans le tchat

L’avocat de Gaël Perdriau, Christophe Ingrain, se trouve être celui qui, il y a quelques semaines, invoquait d’autres dispositions, venues du secret des affaires, pour le compte du groupe Altice afin de bâillonner le média d’investigation Reflets, dont Au Poste a reçu l’un de ses fondateurs https://reflets.info/articles/reflets-poursuivi-par-altice-la-liberte-d-informer-menac, astreint à la suppression d’articles et à une interdiction de nouvelles publications. L’ouverture de cette faille constituait la dernière marche vers le rétablissement de la censure préalable, disparue depuis 1881 et que le Tribunal Judiciaire de Paris, pourtant référent en matière de droit de la presse par le biais de la XVIIe chambre correctionnelle, vient de rétablir. Cette loi dite du « secret des affaires » a été portée par l’ex-député LREM Raphaël Gauvain en 2018. Alors ministre de la Culture, Françoise Nyssen a défendu ce texte et répondait aux inquiétudes concernant la presse, déjà vives, que cette loi ne constituait pas de menace pour celle-ci.

Edwy Plenel lit cette décision à la lumière d’un « drôle d’air du temps » qui dure « depuis la fin de la présidence Hollande », dans lequel les droits fondamentaux tels que « le droit de s’informer, de s’exprimer, de se réunir, de manifester, de pétitionner » ont fait l’objet d’attaques sans pareil.

Il y a des divergences politiques, mais il y a normalement un fonds commun démocratique dans nos textes, dans le préambule de la Constitution. Et on s’aperçoit qu’il y a des gens qui l’oublient, pour qui ça ne compte pas. Ce sont les mêmes qui prétendent faire barrage au pire, à des pouvoirs qui piétinent justement les droits et les libertés.

Edwy Plenel
Expression, information et opinion

Pour le directeur de Mediapart, nous vivons une « contre-révolution numérique » qui répond à la révolution numérique du début du siècle, qui, comme toute révolution moderne, porte en elle autant de « potentialités démocratiques » que d’outils de résistance aux mains d’intérêts particuliers. Elle se traduit selon lui par le règne des opinions face à la vérité, à l’information : « j’ai le droit de tout dire, y compris le pire », et celui qui a le pouvoir de diffuser diffuse. Il déplore que la régulation, normalement assurée par l’ARCOM (ex-CSA), se montre trop faible pour empêcher à la radio et à la télévision l’apparition de « médias d’opinion à sens unique » tels ceux de l’empire Bolloré.

Le débat politique n’a pas un haut niveau. Certains politiques qui prétendent le relever acceptent d’aller dans les médias de haine. J’ai un désaccord public avec ce qui a été fait du côté de la France Insoumise, qui heureusement est fini maintenant. On ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages, on ne va pas dans ces univers-là.

Edwy Plenel

Le journaliste se montre malgré tout optimiste, et perçoit dans les attaques portées aux droits fondamentaux autant de graines de résistance plantées dans la masse du peuple. À la question de la place de l’investigation dans un tel contexte, il répond vouloir avec son journal « donner du sens » à l’information, loin de « l’aspect éphémère » de ce qui obtient le plus grand écho médiatique. Mediapart revendique depuis ses débuts en 2008 d’« ébranler le silence, l’immobilisme, l’absence de moyens, l’indifférence » de la justice et des institutions en creusant ses propres sujets, en suivant sa propre dynamique.

Je trouve que le côté “tous pourris” en France est plus alimenté par les reprises (partielles) des articles de Mediapart par les autres médias que les articles de Mediapart en eux-mêmes.

Etoiledusoir dans le tchat
Sauvegarder le droit d’informer

Dans ce sens, Edwy Plenel regrette que le programme de la France Insoumise soit si léger dans la défense inconditionnelle de la liberté de la presse, au-delà de la proposition concernant la lutte contre la concentration des médias. Il appelle de ses vœux une « nouvelle loi fondamentale de la presse afin de refonder l’espace public de l’information » et graver dans le marbre l’impossibilité de s’attaquer à ce droit, comme ce que la loi sur le secret des affaires a pu laisser faire.

Ne pourrait-on pas militer pour une Sécurité Sociale de l’information ?

Donaldrunner dans le tchat

En attendant une telle loi, il existe d’ores et déjà plusieurs structures de soutien à la presse indépendante, telle la plateforme de dons J’aime l’Info et le Fonds pour une Presse Libre, créé par Mediapart et alimenté par ses fonds mais indépendante du média, qui collecte des fonds pour aider la presse indépendante. Dans le tchat, plusieurs évoquent les travaux de Julia Cagé, source d’inspiration pour rendre effectif et incorruptible le droit d’informer.

Pour ce qui est de la censure préalable de Mediapart, la bataille judiciaire se poursuit dès cet après-midi, durant laquelle le média présentera par voie de presse ses recours à l’injonction de ne pas publier. Il est clair que le monde de l’information aura les yeux rivés sur l’évolution de ce dossier, qui selon son dénouement, pourrait durablement conditionner la liberté de la presse en France.

1 commentaire
  1. Cours d’histoire et de journalisme avec Edwy Plenel pour ce moment important de défense du droit a l information qui nous concerne toustes !
    Merci.

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