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Malcom Ferdinand: «La France est dans le déni colonial»

Comment un désastre humain et écologique tel que la contamination des sols antillais par l’usage du chlordécone a-t-il pu se produire en toute impunité depuis les années 1970 ?

Malcom Ferdinand, chercheur au CNRS et président de l’Observatoire Terre-Monde, expose aujourd’hui la cause fondamentale de ce scandale : l’habiter colonial de la Terre, face auquel il est impératif de développer de nouvelles façons de relationner avec le vivant, dans une perspective décoloniale.
En explorant l’entremêlement des causes politiques, agro-économiques, sociales, législatives et scientifiques qui sont à l’origine de cette catastrophe sociale et environnementale, et en racontant les révoltes des premiers·ères impactés·es, l’ouvrage «S’aimer la Terre» (ed. du Seuil) impose un constat sans appel : l’écologie doit être décoloniale, sinon rien.

Le chlordécone est une molécule de synthèse qui a été utilisée dans les bananeraies antillaises pendant 20 ans ou plus, ayant entraîné une contamination des écosystèmes pour plusieurs dizaines d’années à plusieurs siècles, et des Antillais eux-mêmes. Selon Malcom Ferdinand, on estime que «plus de 90 % des Antillais ont du chlordécone dans leur sang (…) cela crée ou augmente les chances de survenue d’un ensemble de pathologies dont le cancer de la prostate, et des retards de développement cognitif moteur et visuel des enfants.»

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Les premières plaintes des associations environnementales guadeloupéennes remontent à 2006, rejointes en 2007 par des plantations martiniquaises. Au bout de 17 ans d’instruction, les juges rendent une ordonnance de non-lieu le le 5 janvier 2023. Ordonnance qui reconnaît une contamination grave au chlordécone, mais n’attribuant «aucune faute à quelconque personne du point de vue de la loi pénale.» Les associations ont donc fait appel, et attendent aujourd’hui le verdict de la Cour d’appel. Comme des centaines de personnes, Malcom Ferdinand est partie civile dans cette affaire.

L’ouvrage S’aimer la terre explore deux thématiques, explique son auteur : la façon dont on a «légitimé, justifier le fait de répandre autant de toxiques sur une terre, et comment a t-on légalisé, encouragé l’exposition des Antillais à un environnement pollué ?» Pour le chercheur, nous trouvons au cœur de cette affaire, une pratique et un habitat colonial.

Mensonge 1 : «le chlordécone est dû au charançon»

Malcom Ferdinand commence à présenter le récit officiel du chlordécone : il y aurait eu «une situation idéale» qui aurait préexisté avant 1972, puis «surgit le problème du charançon» entraînant «la nécessité d’utiliser un produit toxique, en 1972» avant d’être arrêté en 1973.

Le produit a été utilisé sur des monocultures bananières d’exportation. Le chercheur s’est alors demandé comment en est-on venu à cette transformation du paysage, et est remonté au début du XXe siècle. Pour redonner une meilleure image du «soi métropolitain», les autorités françaises ont procédé à une «colonisation agricole» associée à une «entreprise scientifique.» Ferdinand décrit cette «science coloniale» ainsi : «il s’agissait de déterminer les meilleures façons de produire, les meilleurs rendements possibles, les meilleures denrées possibles qui pouvaient être développées dans les colonies» afin de valoriser à la fois l’économie et la «symbolique nationale», «le soi collectif national.»

Ce récit du chlordécone vient renforcer le capitalisme bananier, c’est-à-dire que «ces terres ont été destinées et le sont encore, non pas au fait de pourvoir aux besoins du peuple entier mais d’approvisionner, d’enrichir quelques actionnaires et de pourvoir un imaginaire colonial qui va alimenter les marchés métropolitains» explique Ferdinand.

La contamination chlordécone est non seulement le fait d’une molécule toxique, mais surtout le résultat d’un ensemble de relations qui de relations à la terre, de relations administratives de l’Etat français envers les Antilles, de relations scientifiques, agronomiques, économiques, foncières qui participent de ce que j’ai appelé l’habiter colonial.

Malcom Ferdinand 

Ce que le chercheur appelle «l’habiter colonial», un habiter «violent et patriarcal» ne s’embarrasse pas de la mise en esclavage, et de l’exploitation de la main d’œuvre et surtout, ne s’est pas arrêtée à l’abolition de l’esclavage en 1848. En ce sens, selon Ferdinand, «le chlordécone est un traceur de l’habiter colonial, une marque de stabilité qui continue encore aujourd’hui.»

Mensonge 2 : «on ne savait pas»

Un autre mensonge du récit du chlordécone : l’idée que «l’on ne savait pas», mensonge «perpétré par les responsables de la filière agricole de bananes, «détenue en majeure partie par des personnes qui sont issues d’un groupe social racial qu’on appelle les blancs créoles ou les békés.» Preuve en est, en 1969, la commission des toxiques affirme que le chlordécone, ressemblant d’un peu trop près au DDT, un pesticide accusé d’être cancérigène par des chercheurs américains, interdit son utilisation. Entre 1969 et 1972, comment un produit interdit peut-il être utilisé ?

Ferdinand explique que cette pratique d’autoriser «beaucoup plus de toxiques dans ces terres que dans le reste de l’hexagone» est «structurelle.» Le chlordécone n’est d’ailleurs pas un singulier, mais représente au contraire l’ensemble des toxiques. 

L’idée selon laquelle personne n’était conscient du danger du chlordécone est d’autant plus fallacieuse qu’en 1975, 3 ans après l’autorisation aux Antilles, l’usine de production du pesticide aux Etats-Unis est fermée. En cause : «les ouvriers de l’usine avaient développé des pathologies, des pertes de poids, des tremblements, le syndrome du Kepone ( le nom commercial du produit)» raconte Ferdinand, avant d’ajouter que les rejets étaient tellement toxiques «que ça avait dégommé la station d’épuration des eaux.»

L’Etat Français devant la justice

Pourquoi ces violences ne font-elles pas l’objet de poursuites, ou se soldent par des non-lieux ? Selon Ferdinand, la réponse tient dans une lecture très légaliste de la loi pénale française : d’une part, la loi française n’est pas rétroactive et ces crimes n’existaient pas en 1994, d’autre part, la question de la prescription. Or le fait que ces crimes soient pensés comme anciens pose problème. 

Ferdinand rappelle la fonction sociétale majeure de la justice : «elle permet de raconter un récit, de faire la vérité sur une histoire mais aussi de se confronter à un sujet», de le traiter et de le dépasser. 

On est dans une situation qui est complètement hallucinante, où des personnes responsables sont clairement identifiées (…) Les terres sont polluées aujourd’hui, les Antillais sont pollués aujourd’hui sont contaminés aujourd’hui. Mais on a des juges qui nous disent que le crime est passé. Cela crée une forme d’insulte à nous intelligence. Il y a prescription pour un crime qui est en cours aujourd’hui.

Malcom Ferdinand

Cette vision de «l’agir pesticide» comme passé devient le «prolongement du sentiment d’un mépris colonial», générant «une perte de confiance» des Antilles vis-à-vis de l’Etat français, déclare Ferdinand. Plaidant pour «une justice décoloniale», le chercheur dénonce la délocalisation de l’affaire à Paris, «ne permet pas aux Antillais de participer aux discussions débats concernant leur propre demande de justice.»

«Le chlordécone est aussi un crime raciste»

En 1972 donc, le chlordécone est autorisé aux Antilles. En 1974, il y a la plus grande grève agricole des ouvriers martiniquais. Ces ouvriers avaient une expérience «intime, empirique» du danger du chlordécone, et ont exigé d’arrêter d’utiliser ce produit dans le cadre de leur travail.

Le résultat de cette grève a été la répression par les gendarmes, et la mise à mort de plusieurs personnes, dont des ouvriers agricoles (…) On a un Etat français de mèche avec des propriétaires békés qui détiennent les plantations, et qui exerce ce pouvoir de mise à mort à des ouvriers (…) Quand des ouvriers demandent la dignité (…) des droits sociaux et des droits du travail, on leur répond par la balle.

Malcom Ferdinand

Ces répressions sanglantes sont des pratiques présentes tout au long du XXe siècle,  répression sanglante est l’une des clés de compréhension de la domination coloniale aux Antilles. Selon Ferdinand, c’est pour cette raison que l’on peut affirmer que «le chlordécone est aussi l’affaire d’un crime raciste.»

On ne peut pas dissocier cette exposition toxique des Antilles d’un millefeuille de plateaux qui, historiquement et structurellement, participe à la déshumanisation des Antillais.

Malcom Ferdinand

la conception de la science est basé sur un rapport de supériorité et ce n’est pas extérieur mais ça participe à cette domination

«Un crime occulte»

L’approche techniciste consiste à penser : «le chlordécone, c’est l’histoire d’une molécule qui serait très mauvaise, très méchante et qui contamine.» Selon Ferdinand, le danger de cette perspective est de penser qu’il s’agit seulement d’une affaire de molécules, dont il s’agirait de se débarrasser pour tout régler. Or, cette vision ignore les «rapports sociaux de domination entre propriétaires et ouvriers», et «les rapports non démocratiques entre l’Etat français et l’administration du territoire», qui eux restent problématiques.

Si l’Etat français est responsable de l’administration du chlordécone aux Antilles, c’est aussi d’après Ferdinand, celui qui propose «l’une des réponses les plus fortes, après les Etats-Unis.» Ferdinand développe ensuite ce qu’il nomme «la production d’ignorance» : le fait qu’il ait fallu des années pour que des recherches soient lancées sur les conséquences de l’utilisation du chlordécone. En d’autres termes, «circulez, il n’y a rien à voir» résume le chercheur. 

On produit de l’ignorance, c’est-à -dire qu’on cache aux Antillais la connaissance de leur propre situation de contamination.

Malcom Ferdinand

Les Antillais ne sont pas exposés qu’au chlordécone, mais aussi à toutes sortes de pesticides, insecticides, fongicides, herbicides. Le mélange de ces toxiques dans l’environnement produit ce que l’on appelle «l’effet cocktail.» Selon Ferdinand, la colonialité de la science s’exprime également dans la non-observation de ce phénomène. Si le chlordécone est bien une molécule dangereuse, elle «ne peut donc pas être réduite uniquement à cette dimension matérielle» déclare Ferdinand. Le chercheur insiste sur la dimension symbolique de «cette molécule qui est intimement associée à un crime. Et pas n’importe quel crime, un crime colonial.» 

Béké et blanchité : de quoi parle t-on ?

Ferdinand décrit les Békés comme «un groupe de créoles blancs, constitué à partir de la colonisation française des Antilles, s’étant maintenu au fil des siècles avec une forme de solidarité raciale blanche et des pratiques endogamiques.» Le chercheur qualifie ces groupes de «patriarcaux», seuls les hommes blancs ayant eu accès à la propriété foncière, transmise comme patrimoine de génération en génération.

La question de la solidarité raciale blanche pose celle de la blanchité, intrinsèquement liée à l’histoire du chlordécone. La blanchité est une «construction socio-raciale qui permet de placer certains, certaines au dessus ou en haut d’une échelle raciale qui place le noir tout en bas» expose Ferdinand. 

L’une des forces de ce groupe, explique Ferdinand, «est de nouer sous couvert de blanchité un ensemble de rapports privilégiés avec l’État français», avant de préciser qu’aux Antilles, les gouverneurs comme les préfets sont dans la majeure partie des personnes blanches. Selon le chercheur, il est grand temps que la France, y compris «une gauche bien pensante» réalise que la colonisation ne s’est pas arrêtée aux indépendances des peuples et à l’abolition de l’esclavage.

La banane : le fruit colonial français 

«Le chlordécone a été utilisé pour produire la banane (…) Or la production de bananes a été consommée majoritairement ici en Hexagone et dans le reste de l’Europe» lâche Ferdinand.  Dans son livre, le chercheur interpelle les habitants de la France hexagonale : «vous avez voulu donner des bananes à vos enfants (…) mais la possibilité de ce geste était adossée sur une déshumanisation des enfants et des ouvriers et ouvrières agricoles» générée à travers ces violences, ces condamnations, ces crimes. 

Les travaux de Ferdinand l’amènent à considérer ce fruit comme l’objet d’un «imaginaire raciste colonial qui perpétue une identité française : être français, c’est être au-dessus de l’ensemble du reste du peuple de la terre.» D’après lui, cette symbolique est toujours présente dans les publicités contemporaines de cette même filière, qui maintiennent «cet imaginaire raciste sous couvert de greenwashing.»

Il est possible d’avoir une identité, y compris une identité nationale, y compris collective, qui ne repose pas sur la déshumanisation de l’autre.

Malcom Ferdinand

Revendiquant plus que jamais «une politique d’amour de la terre», Ferdinand alerte sur la tentation d’abandon de la terre «dont on nous raconte à longueur de journée qu’elle est contaminée.» Le chercheur le rappelle : «Le propre de la colonisation est de séparer les peuples autochtones de leurs terres.» C’est pourquoi il propose dans S’aimer la terre, de «ne plus se demander jusqu’à quel point je peux dépolluer ou désintoxiquer ces terres, et du coup désintoxiquer mon corps, mais comment puis je proposer un rapport qui me rapproche encore plus de cette terre, quand bien même il y aurait eu certains, certains toxiques?»

Cinq questions clés

Qu’est-ce que le scandale du chlordécone ?

Le chlordécone est une molécule de synthèse qui a été utilisée dans les bananeraies antillaises pendant 20 ans ou plus, ayant entraîné une contamination des écosystèmes pour plusieurs dizaines d’années à plusieurs siècles, et des Antillais eux-mêmes. Selon Malcom Ferdinand, on estime que «plus de 90 % des Antillais ont du chlordécone dans leur sang (…) cela crée ou augmente les chances de survenue d’un ensemble de pathologies dont le cancer de la prostate, et des retards de développement cognitif moteur et visuel des enfants.»

De quoi parle l’ouvrage de Malcom Ferdinand «S’aimer la terre» ?

L’ouvrage S’aimer la terre explore deux thématiques, explique son auteur : la façon dont on a «légitimé, justifier le fait de répandre autant de toxiques sur une terre, et comment a t-on légalisé, encouragé l’exposition des Antillais à un environnement pollué ?» Pour le chercheur, nous trouvons au cœur de cette affaire, une pratique et un habitat colonial.

Qu’est-ce que Malcom Ferdinand appelle «l’habiter colonial» ?

La contamination chlordécone est non seulement le fait d’une molécule toxique, mais surtout le résultat d’un ensemble de relations qui de relations à la terre, de relations administratives de l’Etat français envers les Antilles, de relations scientifiques, agronomiques, économiques, foncières qui participent de ce que j’ai appelé l’habiter colonial.

Qui sont les Békés ?

Ferdinand décrit les Békés comme «un groupe de créoles blancs, constitué à partir de la colonisation française des Antilles, s’étant maintenu au fil des siècles avec une forme de solidarité raciale blanche et des pratiques endogamiques.» Le chercheur qualifie ces groupes de «patriarcaux», seuls les hommes blancs ayant eu accès à la propriété foncière, transmise comme patrimoine de génération en génération.

Pourquoi Malcom Ferdinand parle-t-il du chlordécone comme d’un “crime colonial” ?

L’approche techniciste consiste à penser : «le chlordécone, c’est l’histoire d’une molécule qui serait très mauvaise, très méchante et qui contamine.» Selon Ferdinand, le danger de cette perspective est de penser qu’il s’agit seulement d’une affaire de molécules, dont il s’agirait de se débarrasser pour tout régler. Or, cette vision ignore les «rapports sociaux de domination entre propriétaires et ouvriers», et «les rapports non démocratiques entre l’Etat français et l’administration du territoire», qui eux restent problématiques.

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