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Le mythe du policier guerrier

Héroïsation de la figure policière, glorification de l’action violente, occultation des principes élémentaires de l’état de Droit, le phénomène dépasse le folklore. Pour Au Poste, historiens et chercheurs sur la police le décortiquent.
ANALYSE

Héroïsation de la figure policière, glorification de l’action violente, occultation des principes élémentaires de l’état de Droit, le phénomène dépasse le folklore. Pour Au Poste, historiens et chercheurs sur la police le décortiquent.

Du mythe guerrier au policier héro 

L’émergence du «policier guerrier», qui coïncide avec la militarisation de la police, a profondément modifié la nature des forces de l’ordre, établissant de nouvelles modalités d’intervention. Cette mentalité au sein des services de police est étudiée depuis des décennies aux États-Unis et se décline en deux volets : la “War on drugs” (guerre contre la drogue), lancée dès les années 1960, et la “Global War on Terror” à partir des années 2000. Ces deux politiques d’État ont servi de catalyseur à cette évolution, justifiant l’acquisition d’équipements militaires, tels des véhicules blindés, mais également ils ont renforcé les pouvoirs de la police.

L’ascension du policier guerrier – la militarisation des forces de police américaines. Radley Balko, 2013.

Des années durant, les partisans du «mythe du policier guerrier» ont avancé l’idée que cette posture agressive lors des interventions de police était nécessaire pour contrer une criminalité jugée croissante et pour protéger les forces de l’ordre. Cette culture militariste n’est en réalité que le continuum d’un processus poussant à un armement croissant des forces de l’ordre. 

Pour Au Poste, Mathieu Rigouste, chercheur en sociologie, définit la police comme une “sous-dimension de la guerre et de son histoire impériale”. Selon l’auteur de la « domination policière » la construction de la police s’insère dans une “histoire longue et globale où en réalité, il n’y a jamais eu de séparation absolue entre les domaines de la guerre et ceux du contrôle”. Ainsi, comme dans les forces militaires, la dimension mythologique de la figure du policier guerrier n’est pas fortuite, mais “s’inscrit dans une continuité de l’impérialisme, où la possibilité du “policier guerrier”, donc l’utilisation de la police comme instrument de guerre sociale, est inhérente à la structure même du système capitaliste, raciste et patriarcal”.

Image partagée par le site TBL France, 28 octobre 2023.

Pour comprendre certains phénomènes au sein de la police, il faut souvent travailler sur les conséquences sociétales de l’emploi de la force par cette institution, mais aussi comment la société perçoit sa «contribution positive» à la collectivité. Pour faire son travail, et chercher la légitimité, la police doit créer du consentement. Or, aujourd’hui, la police et ses syndicats qui ont basculé à l’extrême droite, déploient une propagande sur les réseaux sociaux en exaltant l’image du policier héros, qui se sacrifie au service d’une République, plus ou moins fidèlement fantasmée.

Sébastien Roché, directeur de recherche au CNRS, explique Au Poste que «la vraie sécurité c’est lorsqu’on n’est pas soumis à “beaucoup”, l’on est toujours soumis à certaines choses, mais quand on l’est, le moins possible». Pourtant, ce n’est pas de cette manière que les policiers et gendarmes français conçoivent leur métier: «ils sont en guerre avec les délinquants, mais surtout méfiants d’une manière générale vis-à-vis de la population». Les trois quarts d’entre eux pensent que «la population n’est pas à leur image, qu’elle n’est pas vertueuse». C’est le ressort de la «Thin Blue Line qui protègerait la société du chaos : ils se voient comme nos “saints-protecteurs”, ce sont eux qui détiennent la vertu et qui sont à même de séparer le “bon grain de l’ivraie” pour parler comme dans la religion.»

Le développement du mythe guerrier au sein de la police peut ainsi être considéré comme une fusion de plusieurs phénomènes culturels, historiques et politiques. Cela inclut la glorification de la force physique, l’entraînement intensif, et l’accent mis sur la loyauté institutionnelle ainsi qu’une mentalité qui s’apparente à celle des super-héros tels que Batman, le Punisher, mais aussi des Templiers ou des Spartiates. Des fantasmes et des mythes qui ont été récupérés depuis longtemps et intégrés dans le discours politique de l’extrême-droite.

Impérialisme et extrême droite : aux origines du mythe du policier guerrier

Depuis des siècles dans les armées coloniales occidentales, la culture spartiate est un motif d’inspiration. Cependant, c’est au sein de l’idéologie nazie que l’utilisation de ces figures mythiques de l’Antiquité atteint son paroxysme. Élément cardinal de la propagande nazie, l’Homme de l’Antiquité, notamment les guerriers spartiates et les hoplites Grecs, étaient réappropriés et réinterprétés pour servir le IIIe Reich. La discipline militaire et le dévouement à l’État incarnés par ces guerriers ont été exploités par les Nazis non seulement pour promouvoir l’idée de la supériorité de la race aryenne et représenter l’idéal de la pureté raciale, mais aussi pour enraciner dans l’armée et dans le corps social allemand le concept du “Lebensraum” hitlérien, essentiel à la survie du IIIe Reich.

Sculpture nazie d’Arno Breker
Revue Défense de l’Occident 1964. 

Après la Seconde Guerre mondiale, l’idéologie nazie se traduit sous de nouvelles formes en se perpétuant dans les partis politiques et les mouvements extra-parlementaires qui lui succèdent. En France, rapidement, des groupes comme la Jeune Nation fondée par le néofasciste et néonazi Pierre Sidos ou Occident font leur apparition. En décembre 1952, le premier numéro de Défense de l’Occident, revue politique créée par le négationniste Maurice Bardèche, voit le jour. Le guerrier spartiate continue à être une figure mythique récupérée au sein de des mouvements nationalistes et en 1963, la revue Europe Action, fait du casque hoplite son logo.

Le tournant 2001 et de la «war on terrorism»

Pour comprendre la transition de l’usage du mythe du guerrier au sein des forces militaires à celui de la police, il faut revenir au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 à New York. Les gouvernements occidentaux se lancent dans une guerre impérialiste censée éradiquer l’islamisme radical, avec des incursions militaires en Afghanistan et en Irak.

Images issues de la Revue Uniformes n°266 de 2009 – Afghanistan 2005
Images issues de la Revue Uniformes n°266 de 2009 – Afghanistan 2005

 C’est dans ce contexte belliqueux que les figures des Spartiates et des Templiers commencent à être mobilisées comme des «écussons moraux», selon plusieurs experts militaires. Ces figures mythiques sont extraites de l’Histoire pour servir une forme de récit occidental, où elles sont réhabilitées dans l’imaginaire des armées. Le militaire incarne le rôle de combattant de la foi, prêt à défendre les valeurs chrétiennes contre les ennemis extérieurs. L’Histoire des croisades et de la lutte contre les barbares ou infidèles est ainsi réinterprétée, faisant des actions militaires occidentales au Proche-Orient des croisades modernes contre le terrorisme.

Quelques années plus tard, pour rebooster le logiciel impérialiste américain, c’est à travers l’adaptation de «300», œuvre de l’ethno-nationaliste Frank Miller sortie au cinéma en 2006 qu’on assiste à une explosion du culte du guerrier spartiate. «300» brosse le portrait du roi spartiate Léonidas et de ses guerriers engagés dans une bataille en 485 avant notre ère contre le roi perse Xerxès Iᵉʳ, 

Stéphane François, historien des idées, retrace comment l’extrême droite a déformé l’Histoire pour en faire non seulement un puissant « outil de propagande afin de légitimer la guerre de l’Occident contre le Proche-Orient », mais aussi ancrer la nécessité d’un repli identitaire et d’un protectionnisme racial dans le monde occidental. Pour Stéphane François, ce phénomène «permet de faire le lien entre l’usage du casque hoplite, les templiers et l’extrême droite car, dans l’imaginaire fasciste, on parle des “premiers guerriers blancs” qui se sont battus contre les hordes barbares».

De cette manière, boucle le politologue français, «le renouvellement du culte aux Lacédémoniens, au profit des idéologies xénophobes et ethno-différentialistes et par conséquent l’exploration du mythe guerrier, fait partie de la stratégie de l’extrême droite employée par la Nouvelle Droite, dont Europe-Action et le Groupement de Recherche et d’Études pour la Civilisation Européenne (GRECE), depuis longtemps et aujourd’hui par des groupuscules radicaux comme l’Institut Iliade

Capture d’écran d’un article sur le site de l’Institut Iliade, 2021
Policier à Nîmes avec un tatouage “bouclier spartiate”, 2024.

Il est difficile de déterminer précisément depuis quand les différentes compagnies de police françaises se sont, à leur tour, réapproprié ce symbole haineux pour en faire leur logo. Selon le sociologue Mathieu Rigouste, pour comprendre comment ce phénomène s’intègre dans l’institution policière, il est pertinent de mentionner des groupuscules plus violents tels que « Honneur de la police » dans les années 1970 : «Il est important de souligner que l’extrême droite et la police s’enchevêtrent en puisant dans un même magma culturel impérialiste dont le référent guerrier – défendant la civilisation occidentale contre les barbares – est l’une des clefs de voûte ».

Marseille 2019
Montpellier 2023. 

Rigouste insiste sur le fait que le phénomène du «policier guerrier» s’inscrit dans «un processus historique, dont Foucault a décrit la partie émergée de l’iceberg, et que l’historiographie globale nomme aujourd’hui le “boomerang impérial”: les gouvernements exportent des savoir-faire métropolitains et les adaptent à la gestion de polices militaires coloniales puis réimportent et réagencent des dispositifs issus de ces expériences afin de militariser la répression des révoltes sociales à l’intérieur des métropoles.»

Combattre ailleurs pour ensuite combattre chez soi. Depuis 2001, d’abord aux États-Unis puis en France, ces patchs autrefois utilisés en milieu militaire finissent par se retrouver dans les uniformes de police. Cette «morale spartiate et templière», utilisée pour forger des hommes et des femmes dans les guerres du Moyen-Orient, finit par décorer les écussons de police censés représenter la République.

Le mythe du policier guerrier, l’expression d’une tendance

Paul Rocher, chercheur spécialisé dans les rouages de la police, rappelle que «selon des études scientifiques, la majorité des personnes qui aspirent à devenir policiers le font avec une conception purement répressive de leur futur métier potentiel. En d’autres termes, la plupart des candidats à la police sont attirés par les moyens autoritaires et la coercition.»

Selon Rocher, la socialisation professionnelle joue un rôle majeur : «Ce métier n’attire pas tout le monde, mais seulement un échantillon bien particulier, avec une affinité pour la violence, pour le dire rapidement. Durant cette socialisation professionnelle, les policiers apprennent non seulement les gestes techniques du métier, mais absorbent aussi la vision du monde qui règne au sein de l’institution policière». Cette vision du monde peut être résumée par le concept de «citadelle assiégé», qui se traduit dans le sentiment où les policiers se voient constamment menacés par le reste de la population.

Les symboles ne sont que «l’expression d’une connotation» celle du mythe du policier guerrier qui est livrée à travers toutes ces compagnies utilisant des formes graphiques faisant référence aux Lacédémoniens ou aux Spartiates sur leurs écussons, et cela, il faut le rappeler, avec l’autorisation de la hiérarchie policière. Il convient de souligner que les Spartiates étaient renommés pour leur discipline militaire stricte et leur entraînement intensif dès le plus jeune âge. Cette société grecque mettait l’accent sur la force physique, la résilience et la loyauté envers l’État. Son approche militariste était si rigide et si brutale que les historiens la considèrent comme une sorte de cité totalitaire

Au sujet des conséquences sur la mentalité policière, Sebastian Roché souligne que « concernant les agents, on en a un certain nombre qui se parent des symboles lors de leur mission telle qu’ils la comprennent. C’est-à-dire, eux les agents, mais également la hiérarchie locale. Ils donnent une figure, une forme artistique on va dire, à la représentation de leur métier. Ils choisissent eux-mêmes un symbole, comme celui des Spartiates ou du Punisher, qui correspond à leurs croyances.»

Bien que certains de ces signes, comme ceux des Templiers, fassent partie de l’Histoire française, leur usage dans les services de police compromet leur devoir de neutralité. Selon le directeur de recherche au CNRS, «ils montrent ce à quoi ils croient : d’une part, être des saints, des êtres supérieurs avec une moralité irréprochable, qui sont l’incarnation de la lutte du bien contre le mal par la force. C’est la symbolique que l’on retrouve sur ces différents écussons. Cest ce message qu’ils cherchent à faire passer et c’est le message qu’ils s’envoient à eux-mêmes, entre eux, puisqu’ils portent tous ces symboles, ils se reconnaissent comme un groupe fermé.»

Frontignan 2023
France Bleu 2020.

Le Punisher: le justicier psychopathe prisé des flics du monde occidental

En parallèle, la culture populaire, celle des comics et des jeux vidéo, nourrit un imaginaire collectif qui contribue à perpétuer le mythe guerrier au sein des forces de l’ordre. De ce socle culturel à l’influence directe sur les modalités d’exercice de la fonction, nous retrouvons ici trois axes principaux: une héroïsation de la figure policière, la glorification de l’action violente et, bien souvent, une occultation des principes élémentaires de l’état de droit au profit d’une réciprocité entre l’infraction et la peine appliquée. 

Les logiques belliqueuses des super-héros de Marvel et DC Comics peuvent se résumer d’une phrase: ces derniers sont des figures puissantes au-dessus des lois. Ils utilisent leurs compétences pour combattre le crime, mais opèrent toujours en marge des lois établies. Pour Stéphane François, «l’utilisation des figures tel le Punisher — celui qui punit — est aussi importante que problématique. Car le Punisher est une figure ambiguë, un justicier psychopathe, qui est utilisée aujourd’hui par des forces de police dans le monde occidental comme source d’inspiration et de conduite morale.»

En 2019 à Toulouse, le journaliste V. Malvaud photographie un policier portant une cagoule tête-de-mort “Ghost” issue du jeu Call of Duty Ghosts edition. En 2023, à Paris, un policier de la BRAV-M arbore le sigle du Punisher sur son casque, ainsi que le symbole Umbrella Cop provenant du jeu-vidéo Resident Evil. Le dieu Thor, étranger à l’histoire de la France, est désormais le symbole représentatif de plusieurs compagnies de police en France. 

Pochette du jeu Age of Mythology
Ecusson de la CDI de Montpellier.

La compagnie d’intervention départementale (CDI) de Montpellier a emprunté le graphisme d’une figure mythologique scandinave du jeu Age of Mythology pour orner son écusson. Récemment, le journal montpelliérain Le Poing a dressé un portrait de cette compagnie de police, friande de ces accessoires d’extrême droite, notamment du Punisher et du symbole raciste Thin Blue Line. 

Dans la même veine, on voit de plus en plus de policiers porter des symboles issus de la culture nordique comme des runes, oui le Valknut ou le Vegvisir, largement utilisés par des suprémacistes blancs et des néonazis. Ces symboles mettent en évidence la responsabilité de la hiérarchie policière, complaisante avec ce type d’usage iconographique. Selon l’avocate de la Ligue des Droits de l’Homme, Sophie Mazas, «étant donné que les forces de l’ordre représentent la puissance de la répression, qui est uniquement entre les mains de l’État, l’obligation de neutralité devrait être renforcée».

Des répercussions sociales et sociétales

La militarisation de la police implique à son tour l’adoption de tactiques et d’équipements empruntés aux forces militaires. Cette militarisation soulève énormément de préoccupations quant à l’usage excessif de la force, à la violation des droits civils et à la polarisation des relations entre la police et les citoyens qu’elle est censée protéger. 

Cette tendance militariste et cette vision manichéenne de la société altère non seulement l’action policière au sens large, mais elle interfère également dans le travail quotidien des forces de l’ordre dans leur rapport avec la population. Des études ont démontré une accentuation du racisme et des contrôles au faciès, mais également l’acquisition astronomique d’armes de guerre (dites non-létales) et le déploiement par l’État des compagnies de police, pas du tout formées au maintien de l’ordre, comme la brigade anti-criminalité ou, lors des révoltes dans les quartiers populaires suite à la mort de Nahel, le déploiement du RAID, à l’origine d’au moins un décès.

Pour Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRS, «l’emploi de ces unités d’intervention, types unités antiterroristes, a engendré un certain nombre de dégâts humains, comme lors des émeutes de 2023, avec des personnes tuées ou mutilées, ce que l’on n’avait pas connu précédemment.»

Paris, 2019 @ParreirRicardo.

D’une mentalité de «nous contre eux» à l’émergence du mythe du guerrier policier, les conséquences commencent à être quantifiables. Une récente étude commandée par Claire Hédon, Défenseure des droits, révèle que 64.9% des agents de la police nationale et de la 75.2% gendarmerie nationale expriment une méfiance envers leurs concitoyens. La présence de plus en plus étendue et normalisée d’une iconographie d’’extrême droite dans la police n’est pas, pour le moment, une tendance généralisée. Elle met toutefois en évidence un processus de radicalisation que sa hiérarchie a du mal à restreindre. Pire encore: l’effet de répétition pose la question même de la volonté du ministère de l’Intérieur à vouloir sérieusement prendre en compte la réalité du phénomène.

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