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Aurélien Bellanger, Annabelle Perrin & Kaoutar Harchi #AuPoste

Kaoutar Harchi et Aurélien Bellanger: quand les écrivains s’écrivent

Le principe est limpide. Tous les mois, durant six mois, les abonné·es de La Correspondance reçoivent, directement dans leur boîte aux lettres, une correspondance en train de se tisser. Ici, il est question de « gauche » coloniale, de république blanche, d’antiracisme, de Nirvana, de DJ Mehdi, de vivre sa vie, de Gaza, de littérature de soi et pour les autres.

Une confrontation de regards, de styles, de visions du monde. La littérature comme un champ de bataille, la lettre comme une arme.

Trois duos, trois thèmes, trois années. Jusqu’en juin, le premier duo: Kaoutar Harchi et Aurélien Bellanger, ici accompagnés d’Annabelle Perrin (cofondatrice de La Disparition dont elle est la rédactrice en chef)

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« Des choses sont en train de disparaître ». Dans notre monde, dans nos vies. Ce constat simple mais aux implications tentaculaires, posé par Annabelle Perrin, est à l’origine de la création du média « La Disparition ». Pour déployer ce thème, l’idée d’un support éphémère s’impose : les autrices et auteurs écriront leurs histoires de disparition sous forme de lettres.

Trois ans plus tard, dans leurs enveloppes oranges, ces lettres continuent de cheminer à travers le pays. À sens unique, alors. Désormais, avec « La Correspondance », les envois trouvent un écho.

Kaoutar Harchi, Aurélien Bellanger : deux écrivain·e·s qui partagent une certaine indignation contre d’une part, la frange de la gauche qui persiste à ne pas voir le racisme, et d’autre part, une posture de pureté de l’écrivain « à la française », que cette même gauche participe à entretenir. Deux écrivain·e·s qui se mouillent, qui interviennent dans les médias, sur les réseaux sociaux. L’exercice qu’Annabelle leur a proposé est une livrée plus intimiste peut-être que leurs autres publications, mais non moins engagée et éclairante.

J’ai toujours eu le sentiment que les écrivains ou les écrivaines tentaient de tout faire pour se tenir éloignés d’une certaine forme d’actualité, d’une certaine forme de politique, et que plus on s’éloigne de ça, plus on est un écrivain pur qui ne réfléchit qu’en termes d’esthétique, de ligne formelle. Et pourquoi pas ? Mais en tout cas, politiquement, pour moi, c’est extrêmement problématique.
Kaoutar Harchi

Pascal Bruckner, Raphaël Enthoven… Jules Ferry

Dans leur premier échange, Aurélien Bellanger évoque son dernier ouvrage, « Les derniers jours du Parti Socialiste ». Il y explore, avec les outils du romancier, le virage intellectuel de ce parti, autoproclamé de gauche de gouvernement, à travers l’aventure hasardeuse du Printemps Républicain. Kaoutar Harchi, qui a largement combattu les idées de ce mouvement, lui répondra qu’au lieu de virage, qu’au lieu de trahison, le PS s’inscrit tristement dans une logique de pensée bien plus ancrée et vieille de plusieurs siècles en Europe : celle de l’islamophobie.

Je me suis demandé, récemment, si je ne m’étais pas trompé d’ennemis ; ça m’a été reproché. J’attaquais une certaine gauche, alors que le fascisme est à nos portes, etc. Pourquoi est-ce que je m’en prends à la gauche ? Et je me rends compte que je n’ai pas eu tort d’écrire ce livre, car je pense que le fascisme, on va dire, « anti-woke » en général, a eu besoin d’une légitimation de gauche. C ‘est-à-dire, il a eu besoin d’intellectuels qui disaient que c’est vrai qu’on ne peut plus rien dire, on ne peut plus être de gauche, et surtout, avec le wokisme, on va perdre la classe ouvrière, on va perdre les prolétaires, on va perdre le peuple, etc. Le discours anti-woke de type Le Point, etc., a eu besoin de la trahison de tout un tas d’intellectuels. Et en fait, mon livre raconte la vaste trahison.
Aurélien Bellanger

Il me semble que ça croise une autre histoire française, qui est l’histoire de l’islamophobie. L’histoire du rapport des idées françaises – on pourrait même dire d’une certaine manière des idées européennes – à la question de l’islam et plus généralement à la question des populations musulmanes présentes sur le territoire. […] Parce que c’est une gauche qui ne va pas sans objet, c’est une gauche qui ne va pas sans projet politique. Alors bien sûr, son projet politique, on peut le qualifier de fascisant, de réactionnaire, de illibéral. Il y a beaucoup de qualificatifs possibles. Pour moi, le qualificatif le plus important, c’est le qualificatif de gauche coloniale et de gauche islamophobe.
Kaoutar Harchi

Pour illustrer, Kaoutar Harchi nous ramène à une figure emblématique de la gauche que l’on dirait aujourd’hui « républicaine ». Non, il n’y a pas deux Jules Ferry, le gentil instructeur et le méchant colonialiste. Il y a un homme d’État, un député, qui défend ce qu’il perçoit comme étant l’intérêt de sa nation. Celui qui a promu les idéaux d’égalité, de justice, d’émancipation des enfants de ce pays est bien le même qui a appelé à l’asservissement de populations étrangères, dans la perspective d’enrichir ce même pays.

Toute une frange de la classe politique actuelle n’a aucun problème à se référer à cette longue histoire, à en révérer les aspects reluisants, sans s’encombrer des abjections commises au nom de la République, que de toute façon, en dernière instance, ils ne renient pas. Souvenons-nous du bulletin qu’un certain philosophe médiatique a promis d’insérer dans l’urne à 19h59. Si trahison il y a, elle vient plutôt d’Aurélien Bellanger, écrivain, blanc, qui, en l’étalant au grand jour, se démarque du pacte racial dans lequel ses pairs se complaisent.

Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai, il faut dire ouvertement qu’en effet, les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures.

(…rumeurs sur plusieurs bancs à l’extrême gauche)

Intervention de Jules Ferry à l’Assemblée Nationale, Journal Officiel du 28 juillet 1885

Reconnaître le pacte racial

Un travelling d’une minute trente, aux portes d’un meeting de Jordan Bardella, à l’orée des élections législatives de 2024. Les gens défilent. Devant ces images, Aurélien Bellanger a une révélation : « Je m’étais mis à voir les Blancs ». « En dernier lieu, le motif raciste est central » dans le vote Rassemblement National, affirme-t-il. C’est la thèse du sociologue Félicien Faury, qu’Au Poste a reçu en juillet 2024 (1), qui a passé six ans dans une petite ville du Sud-Est à fréquenter l’électorat d’extrême-droite, à tirer au clair ce qui les unit dans leur diversité.

La blancheur qu’il perçoit, ce n’est bien sûr pas qu’une question de couleur de peau, c’est une attitude, celle d’un « virilisme de cour d’école » qui épouse, consciemment ou non, le motif d’un suprémacisme civilisationnel blanc, ou européen, ou occidental, que l’on a détaillé plus haut. Si le racisme « biologique », individualisant, est heureusement en net recul, le racisme structurel reste parfaitement actuel, actif. C’est l’un des fondements-même de l’État-Nation, dont les structures sont les nôtres. Dans la difficulté à définir ce qu’est le peuple se tient ce suprémacisme civilisationnel, dont le racisme n’est que le véhicule.

Le pacte racial, c’est ce qui permet à une nation de tenir, de se reconnaître dans une histoire commune et de considérer qu’elle possède des frontières, qui sont respectées, qui sont aussi bien évidemment défendues et maintenues coûte que coûte. […] Et il est évident que cette question du pacte racial, elle est totalement construite par la question de l’altérité. Il y a une multiplicité de formes d’altérité, mais l ‘altérité la plus structurante – ou en tout cas celle qui semble attirer l ‘attention et l’énergie de beaucoup, à la fois des groupes, des populations, mais aussi bien évidemment des États – c’est cette question raciale, c’est cette question de la constitution du corps de l’autre, mais aussi de son histoire, de ses croyances religieuses, de son rapport au monde comme étant absolument déterminant de ce qu’il est, c ‘est-à-dire déterminant de son essence. Et il y a des courants politiques, à la fois à l’époque contemporaine mais aussi à des périodes plus anciennes, qui ont eu pour vocation de souder les populations blanches entre elles, afin qu’elles puissent faire front face aux populations indigènes, aux populations réduites en esclavage, aux populations exploitées, etc. Donc c’est une sorte de solidarité.
Kaoutar Harchi

La chape de plomb qui pèse sur les questions raciales commence à se lever dans les années 2000, ce qu’Aurélien Bellanger note comme une période de rétractation économique forte, une période où « l’achat de la paix sociale par la redistribution » n’est plus possible. Si le Front National puis le Rassemblement National, sans aucune surprise, est en pointe sur le sujet, et que la droite plus libérale la talonne de près, la gauche se crispe et se divise. D’un côté, une gauche bien ancrée dans ses habitudes institutionnelles se revendique de l’universalisme, « ne voit pas les couleurs », et tout au plus, renvoie les inégalités à des questions de culture, de religion, pour mieux s’en laver les mains et faire porter le stigmate aux populations ciblées. De l’autre, une gauche en rupture avec ce pacte racial prend ces questions à bras-le-corps, les politise à nouveau : c’est-à-dire qu’elle tente de regarder en face les structures racistes inégalitaires qui règnent dans la société, et les analyse comme des mécanismes de domination, des rapports de pouvoir. Comme l’explique Kaoutar Harchi, « la distinction entre ce qui est religieux et ce qui est politique est en soi, déjà, une perception coloniale du monde ». 

Charlie Hebdo, c’est comment est-ce que on va recycler ce que la gauche a eu de meilleur à un moment, son anticléricalisme marrant, le côté « bouffeur de curés – et on se dit, voilà, pourquoi pas, à l’ère de Bétharram, c’est quelque chose qui pourrait manquer, etc – qu’on va transformer en marqueur identitaire. C ‘est-à-dire, quelque chose qui était une position de contre-culture, une position défensive, va être retourné pour dire qu’en fait, l’une des grandes vertus du bon peuple de France, c’est qu’il est capable, comme il s’est moqué hier des curés, il va être capable de se moquer des musulmans, etc. Et il va se produire une sorte de glissement subliminal.
Aurélien Bellanger

La Correspondance

L’échange de lettres entre Aurélien et Kaoutar, tout comme l’échange qui a lieu Au Poste, est une proposition franche, celle de deux regards qui livrent leurs états d’âme, d’écrivain·e·s habité·e·s qui parlent depuis leurs positions respectives. Ce qu’ils décident de dire et de ne pas dire leur appartient pleinement.

S’autoriser la mélancolie, s’autoriser la tristesse, comme l’exprime Kaoutar Harchi, est possible parce que c’est une correspondance, ce n’est pas une analyse, ni une tribune. C’est peut-être parce que c’est une forme d’écrit qui se prête à se livrer un peu plus, une occasion de faire le point, de poser sur le papier des pensées et des sentiments qui, en temps normal, ne font que passer. Un objet que l’on crée d’abord, aussi, pour soi-même, avant de le délivrer à qui l’on souhaite. Pour les lecteur·ice·s que nous sommes, c’est un cadeau.

En ce moment, je trouve tout beau, car je trouve tout triste.
Kaoutar Harchi

(1) Au plus près du… Rassemblement national, avec Félicien Faury – Au Poste, 04 juillet 2024

Qu’est-ce que la Disparition ?

La Disparition est un média indépendant basé à Marseille et fondé en 2021 par Annabelle Perrin et François de Monès, alors deux jeunes pigistes empêchés de travailler pendant le confinement. Le média diffuse à ses abonné·e·s tous les quinze jours une lettre écrite par un·e journaliste ou auteur·ice, débutant·e ou confirmé·e, un récit très libre dont la seule ligne éditoriale est l’idée de Disparition, l’envie de « raconter un monde en train de disparaître» .

Qu’est-ce que la Correspondance ?

La Correspondance est un nouveau projet lancé par la Disparition. Il s’agit de faire dialoguer, l’espace de six mois et trois allers-retours épistolaires à chaque fois, deux écrivain·e·s autour de thématiques de leur choix, politiques ou plus intimistes ; avec toujours en toile de fond l’idée première de Disparition.

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