L’idée c’est de discuter avec un ou une historienne, une « causerie » comme dit David. Autour d’une table. Donc ça s’appellera « Du passé faisons table basse » !
Et pour la première émission j’ai voulu inviter Julie Pagis. Parce que son livre, Le prophète rouge, qui sort à cette rentrée, m’a passionné, scotché. En quelque mot : tout au long des années 70, un type, charismatique, Fernando, tient sous sa domination un groupe de couples militants. Ils et elles s’établissent en usine, puis vivent ensemble dans un bâtiment à Clichy, construisent un projet émancipateur, essaient de changer pour devenir meilleurs et construire un monde qui le soit aussi. Mais en pratique, rapidement ils et elles se déchirent, s’excluent, souffrent, pètent les plombs.
Julie Pagis a mené en socio historienne une enquête acharnée (ses proches l’appelaient commissaire Pagis), avec des entretiens, des sources fabuleuses, pour comprendre par quels processus, quels moyens s’exerçait la domination charismatique, et comment les « encharismé.es » s’y faisaient prendre, participaient à ces violences. Au delà de l’histoire du « groupe de Clichy », ce livre interroge la domination charismatique en milieu militant, et cherche à comprendre comment naissent les monstres dans les milieux progressistes. Ça vous dit ?
Mathilde Larrere
Article en accés libre grâce aux donatrices & donateurs.
Soutenir un site 100% autonome
Renforcer le débat public sur les libertés publiques
Bénéficier de 66% de réduction d'impôt
Et je ferai un don plus tard (promis!)
Sans médias indépendants, pas de riposte.
Libertés publiques, politique, cinéma, Histoire, littérature & contre-filatures. #AuPoste invite chercheur·es, écrivain·es, philosophes, sociologues, avocat·es, punks et punkettes, cinéastes, artistes et hacktivistes, écoterroristes, féministes.
Crée en 2021, #AuPoste pose un regard critique sur le monde, puisant dans l'histoire, les sciences sociales, les actions et réflexions engagées. L'émission traque les coups de boutoir fait, comme jamais depuis 50 ans, aux libertés individuelles et fondamentales. Vigie autant qu'aiguillon, #AuPoste nourrit le débat public sur les libertés publiques. En nous aidant, vous le renforcez à votre tour.
#AuPoste n’a ni propriétaire milliardaire ni actionnaires. Sans publicité, sans intérêt financier, vos seuls dons sont notre seul rempart. Aucune force commerciale ni politique n'a d'influence sur notre travail.
Chaque contribution compte, même modique. A prix libre, chacun contribue à la hauteur de ses moyens, et de ses besoins (et anonymement, si souhaité). Les dons récurrents sont le moyen idéal pour nous nous permettre de pérenniser notre travail de fond. Chaque année, nous publions un bilan complet.
Chaque don contribue à maintenir nos contenus disponibles / par tout le monde / à tout instant et partageables. Nos enquêtes, nos émissions, nos podcasts: tout est en gratuit. Mais coûteux à produire.
Déductions fiscales
Je fais un don #AuPoste et, si je le souhaite, je deviens un Bernard Arnault de la contre-information:
Je suis un particulier: je bénéficie d'une réduction d'impôt à hauteur de 66%. Ainsi un don de 100€ me revient à 34€.
Mon reçu fiscal m'est directement envoyé par J'aime l'info, l’organisme d’intérêt général, qui collecte les dons pour #AuPoste.
Mes nom et adresse ne seront jamais divulgués. Les dons se font de manière entièrement privée. A tout moment, je peux suspendre, annuler ou ajuster mes dons.
A quoi servent vos dons
Préparation et animation des émissions, salaires (journalistes, modératrices, développeurs), locaux et frais courants, graphistes, supports techniques, matériel (tournage, montage), abonnements-soutiens à la presse indépendante.
Toutes les infos dans DONS, et dans le bilan complet 2023 #AuPoste.
La rencontre en quelques mots
Grand soir pour Mathilde Larrère et sa première émission, l’occasion pour elle d’inviter la sociohistorienne Julie Pagis qui, après avoir étudié les soixanthuitards, publie Le prophète rouge (La Découverte, 2024). Véritable « page turner » pour Larrère, c’est un travail de sept années de recherche sur un groupe de maoïstes post-Mai 68, dirigé par un ouvrier espagnol, Fernando. Un engagement qui vire à la soumission totale à leur chef pour les membres.
Après une rencontre avec une ancienne membre du collectif, Julie Pagis enquête pour retracer l’histoire de ce groupe, à travers des archives incroyables, et questionner les processus de soumission au pouvoir charismatique. On cause alors maoïsme, autocritiques, emprise, acceptation de la domination et réflexivité.
Le maoïsme et les maoïstes du « groupe de Clichy »
Impossible en historienne qui se respecte de ne pas ponctuer l’entretien d’allers-retours dans le temps et les explications. D’abord, le maoïsme : il s’agit d’un courant de pensée qui émerge avec la crise sino-soviétique (1950-1980) rappelle Julie Pagis, où l’URSS est décriée par la Chine de Mao comme « révisionniste » tandis qu’eux seraient les « vrais marxistes-léninistes ». Ce courant arrive en France dans la deuxième partie des années 1960, avec des groupes comme l’Union des jeunesses communistes marxistes-léniniste (UJCML) ou le Parti Communiste Marxiste-Léniniste Français (PCMLF) en 1967.
Julie Pagis explique que la démarche de Fernando, dont le groupe émerge trois ans après Mai 68, repose sur la proposition de réussir cette révolution échouée. Pour lui « il est possible de faire cette révolution, mais il faut se convertir au peuple ». Le groupe se forme alors autour de lui et, suivant les préceptes maoïstes, s’établi en usine, enquête auprès des travailleurs immigrés et s’installe collectivement dans un ancien couvent à Clichy.
Pour appréhender au mieux cette histoire, Julie Pagis a réalisé des entretiens avec d’ancien.nes membres du groupe de Fernando, et a également eu accès à de très rares archives, dont elle présente des exemplaires durant l’émission (et à propos desquelles Mathilde Larrère ne peut cacher sa joie) : des affiches, des photos, des bilans d’enquête menées par les membres, des autocritiques – pratique maoïste de réflexion permanente sur son militantisme – ou des carnets de réunion, où tout est consigné intégralement.
Ils notaient intégralement tout ce qu’ils et elles disaient en réunion. Donc je sais exactement qui parle et à quelle date. Ce sont des archives qui permettent de rentrer dans les mécanismes du fonctionnement quotidien au ras des sources. Et de ça, les entretiens ne nous disaient quasiment rien, donc ces archives étaient vraiment importantes.
Julie Pagis
Le pouvoir charismatique du «prophète Rouge»
L’historienne expose les divers ressorts d’une domination grandissante de Fernando dans le groupe. D’abord, la rencontre des militant.es avec lui. Pagis a recoupé les biographies des membres et constat : tous et toutes étaient dans des impasses personnelles lors de cette «rencontre charismatique», qui leur offre de rompre avec leur destin, «changer le monde en se changeant soi-même».
Ils sont tous et toutes dans des impasses biographiques (…). Il leur apporte un moyen de donner sens à leur vie (…). Tous sont déçus par des expériences militantes et professionnelles extérieures. Et là, il leur donne un moyen d’agir, de mettre en pratique leurs idéaux.
Julie Pagis
S’ensuit, peu à peu, la rupture des liens extérieurs au groupe. D’abord la vie professionnelle, avec un établissement dans l’usine obligatoire, puis la vie familiale, puis « tout ». Les salaires étaient reversés en quasi intégralité à l’association, coupant toute autonomie financière. Viennent également les crèches collectives, pour « casser la reproduction de l’ordre bourgeois » et qui se transforment petit à petit en « contrôle des naissances », avec demande d’autorisation. Les autocritiques des militants permettent à Fernando de savoir où appuyer : « il connaissait leurs points faibles » et les utilise pour « saper l’estime de soi » raconte Julie Pagis.
Tout cela ajouté à une forme de « contrôle du temps », par la fatigue, où il n’est pas rare que des membres du groupe enchaînent une journée de travail en usine avec une réunion nocturne interminable qui les conduit, dès la fin de la réunion, à reprendre le bus du matin pour aller travailler. Enfin, il y a ce que l’historienne appelle un « monopole de l’exclusion » permis dans ce groupe peu institutionnalisé, où Fernando se retrouve maître des promotions, exclusions et déclassements.
A lire, il y a des moments absolument vertigineux. Moi, objectivement, je le lisais, je le fermais et je prenais un roman tranquille avant de dormir, parce qu’on est absolument au cœur de ça.
Mathilde Larrère
La domination charismatique, du côté des encharismé.e.s
Ce qui intéresse Pagis, c’est un « travail à parts égales », du côté du leader mais également du côté des encharismé.e.s. On est loin de l’écueil simpliste de l’idôlatrie aveugle. Elle s’intéresse donc à « comment les encharismé.e.s subissent et font subir » la domination charismatique de Fernando.
Jamais je ne veux utiliser cet artifice qui n’explique rien, de dire qu’ils le suivaient aveuglément. Il s’agit de vraiment comprendre à chaque fois pourquoi à ce moment-là, ils avaient intérêt à le suivre. Et je voulais montrer aussi à quel point le leader lui-même est pris dans son charisme lorsque celui-ci le contraint. Le fait de devoir toujours rester extraordinaire le pousse à radicaliser son pouvoir.
Julie Pagis
Tout comme Larrère remarque des ressemblances avec les violences conjugales et les violences de genre, Pagis explique que cette domination est à la fois masculine, s’exerçant avec une dévalorisation des femmes, et hégémonique (l’un des membres, Paul, est traité de « pédé » durant un procès). D’autre part, elle observe une différence de genre dans la soumission à la domination : « quelque part, les femmes s’en sortent mieux et plus vite ». Leur socialisation les conduit à s’occuper davantage des enfants par exemple, leur évitant de se livrer de manière aussi absolue au leader que les hommes, qui eux, « jouent le jeu à fond ».
L’historienne le confie : « moi-même pendant des années, j’ai été fascinée par ce Fernando ». C’était avant de se plonger dans les archives et de se prendre « en pleine tête la violence dans laquelle ils étaient tous tombés ». Une expérience que la chercheuse exprime dans son livre, et qui lui a permis de vivre elle-même les mécanismes sur lesquels elle travaille.
La réflexivité, qui passe par la prise en compte de ses émotions et de sa place dans l’enquête me semble très intéressante, non pas pour parler de moi, mais lorsqu’elle peut être mise au service de la science, elle peut apporter des connaissances.
Julie Pagis
Un livre pour toutes et tous
Le Prophète rouge interroge nos pratiques militantes : faut-il se changer soi-même pour changer le monde ? Le choix révolutionnaire d’investir des micro-lieux est-il une fuite, un entre-soi ? Comment peut-on perpétrer à l’intérieur de son groupe les processus de domination que l’on dénonce ? Comment concilier le collectif et le libre-arbitre ? Pour Mathilde Larrère, en décryptant les rapports, les processus de domination et d’acceptation de la domination, le travail de Julie Pagis « sert aussi à éviter de se faire “encharismer” », ajoutant « ça parle, ça fait écho à des choses vécues ».
S’ensuit une ribambelle de questions du tchat à Julie Pagis, qui évoque alors les liens (ou pas) avec Robert Linhart et L’Etabli (Editions de Minuit, 1978), un petit cours du Max Weber et ses types de domination (traditionnelle, légale-rationnelle et charismatique) et le conseil de lecture L’Imposteur de Javier Cercas (Actes Sud, 2014). Une première émission qui s’achève sur la recherche inattendue du titre Fernando d’Abba en chinois.
Voilà, Le Prophète rouge. Enquête sur la révolution, le charisme et la domination (La Découverte, 2024) qui, je le redis, est à mon sens extrêmement utile pour toute personne qui a vécu des expériences militantes, vivra des expériences militantes, est entourée de gens qui vivent des expériences militantes.
Mathilde Larrère
Julie Pagis glisse en conclusion« Je trouve génial le titre de cette émission, et donc longue vie à Du passé, faisons table basse ».
Trois questions clés
Julie Pagis est socio-historienne, chercheuse en sociologie politique au CNRS. Ses recherches portent principalement sur les trajectoires militantes et les mécanismes de la socialisation enfantine. Sa thèse, soutenue en 2009, porte sur les conséquences biographiques du militantisme en Mai 68. En 2024, elle publie Le Prophète rouge (La Découverte).
Le « prophète rouge » est le surnom donné par Julie Pagis à l’homme au centre de son ouvrage, Fernando, un ouvrier espagnol né en 1932 et ayant fondé un collectif maoïste dans les années 1970. Peu à peu, les membres de ce groupe tombent sous sa «domination charismatique».
Selon Weber, la domination charismatique est un type d’autorité qui repose sur la croyance dans le caractère extraordinaire d’un leader, suscitant une allégeance volontaire de ses suiveurs. Cette domination étant fragile, elle conduit le leader à une démonstration permanente de son charisme.
- propagande https://x.com/AuPoste1/status/1828703328076701748 & https://x.com/LarrereMathilde/status/1828701555589038576 & https://x.com/d_schneidermann/status/1828737620383268888 & https://x.com/bibMarguerite/status/1828893590355095821 & https://x.com/laboIRIS/status/1828725420327338422 & https://x.com/LarrereMathilde/status/1830491895589429485
- Julie Pagis http://iris.ehess.fr/index.php?3470 & https://x.com/julie_pagis
- Le prophète rouge – Enquête sur la révolution, le charisme et la domination par Julie Pagis https://www.editionsladecouverte.fr/le_prophete_rouge-9782348078897
- La Contemporaine http://www.lacontemporaine.fr/
- #AuPoste – s07-28 – 5 mars 2023 Ripostes! Archives de luttes et d’actions avec Philippe Artières & Franck Veyron https://www.auposte.fr/ripostes-archives-de-luttes-et-dactions-1970-1974-visite-guidee-expo/
- Association Longo Maï https://fr.wikipedia.org/wiki/Association_Longo_Maï
- L’Établi – Mathias Gokalp – 2023 https://www.senscritique.com/film/L_Etabli/45446142
- Les Nouveaux Partisans – Dominique Grange – 1968 https://youtu.be/ofwI7yfjvUw
- Fernando – ABBA – 1976 https://youtu.be/dQsjAbZDx-4
- medbel0: “Il existe effectivement une version chinoise de la chanson “Fernando” d’ABBA. Cette adaptation a été interprétée par la chanteuse 彭家丽 (Angela Pang) et est connue sous le titre “我要你带动” (Ngo jiu nei daai dung)” https://youtu.be/fpd-gvkbUF0
- La bande-son exclusive d’#AuPoste https://www.auposte.fr/les-musicos-du-comico/
- Sarko président #AuPoste https://x.com/davduf/status/1830250056752177178