Lorsque Éric Beynel, qui avait coordonné les chroniques du procès de France Télécom (1), nous sollicite à nouveau pour rendre compte d’une audience d’un procès, j’hésite un peu. Je ne sais pas grand-chose de « l’affaire du 8 décembre », et si je connaissais bien les syndicalistes de France Télécom, je suis moins familier des milieux « anarcho-autonomes ».
Sur cette affaire, ou plutôt en guise de bande-annonce, je me souviens surtout de l’article de Mathieu Suc dans Médiapart en septembre 2019, qui m’avait irrité : une compilation sans recul critique des inquiétudes des services français concernant une supposée « menace terroriste » que feraient peser une douzaine de « revenants du Rojava ». Mon journal préféré m’avait paru relayer la construction policière et fantasmatique d’une menace terroriste d’extrême gauche. J’associais ce projet à ce moment historique où la bourgeoisie française choisit (ou se résigne) à Le Pen et Zemmour contre Mélenchon, comme elle avait naguère choisi « plutôt Hitler que le Front Populaire ». La chasse aux « islamo-gauchistes » et aux « éco-terroristes », le front pseudo-républicain de LR et Macron contre la gauche aux dernières législatives, les émeutes après la mort de Nahel, l’attaque du Hamas, tout est mis à profit par la classe dominante pour diaboliser la gauche et banaliser le RN. « L’ultra-gauche » est un épouvantail idéal.
Mais quand même, me dis-je en réfléchissant à la proposition d’Éric, si la justice va jusqu’au procès, le dossier ne doit pas être complètement vide. Les juges ne vont pas prendre le risque d’un nouveau bide après Tarnac. Peut-être certains militants ont-ils vraiment dérapé ? Les articles disponibles sur le web disent que les prévenu·es ont fabriqué des explosifs et accumulé des armes. L’enquête, malgré des mois d’écoutes et de surveillance, n’a identifié aucun projet concret, mais peut-être n’était-il pas encore choisi ? Ça paraît peu probable mais… J’accepte la proposition pour aller voir de plus près.
Ce vendredi 13 après-midi, c’est l’interrogatoire de Camille, la seule femme au banc des accusés. Comme le rappelle une avocate de la défense, le dossier d’instruction la présente comme « la compagne de F., avec de multiples activités partagées ». (F., autrement dit Flo, est le personnage central du procès, le supposé chef du supposé groupe, le « revenant » du Rojava). Elle n’était pas la seule femme parmi les personnes surveillées, mais c’est sans doute en tant que « femme de » qu’elle est poursuivie.
L’airsoft est à l’entraînement militaire ce que le Champomy est au champagne ou Manuel Valls à la gauche
En fait leur relation apparaît moins facile à qualifier. Chacun·e mène sa vie de son côté, de squats en petits boulots et actions militantes. Après avoir fait connaissance dans le Loir-et-Cher lors des vendanges de 2018, Camille et et Flo ne se sont pas revus durant un an. A la demande de l’avocate, Camille énumère leurs rencontres en 2019 : trois, entre l’été et le jour de l’an : « on se tenait au courant quand on bougeait, on se voyait au gré de nos déplacements, on ne se rendait pas de comptes sur ce qu’on faisait, ni où, ni avec qui ». Devant l’insistance du procureur sur l’intimité de leur relation, Camille dira sur un ton à la fois précis, ferme et ému qu’elle tiendra tout au long de l’interrogatoire : « ma vie n’a jamais été identifiée à celle d’un homme ».
En mars 2020, ils décident de se confiner ensemble avec d’autres personnes dans un moulin en Dordogne. C’est là qu’ils auraient, selon l’instruction, préparé leurs attentats en fabriquant des explosifs de guerre et en s’entraînant militairement. (Je ne relaterai pas la partie surréaliste de l’interrogatoire portant sur l’autre élément clé de l’accusation : la partie d’airsoft jouée au moulin. L’airsoft (2) est à l’entraînement militaire ce que le Champomy est au champagne ou Manuel Valls à la gauche. La question des explosifs est moins bouffonne).
La présidente, puis le procureur, concentrent l’interrogatoire de Camille sur un épisode crucial pour l’accusation. Un soir de mi-février 2020, Flo vole des sacs d’engrais dans un Gamm’Vert. Le nitrate d’ammonium, mélangé avec du sucre, se transforme chimiquement en un produit explosif. Ce vol est donc au cœur du dossier.
Les grandes oreilles de la DGSI, placées dans le camion « sonorisé » de Flo, enregistrent un message qu’il laisse ce soir-là sur le répondeur de Camille : il la prévient que s’il ne donne pas de nouvelles d’ici le lendemain midi, c’est qu’il a été arrêté dans la « mission » qu’il prépare. « Ça ne vous a pas alertée ?», demandent la présidente, puis le procureur. Camille leur explique la vie : « vous savez, dans nos milieux, on récupère beaucoup de trucs à l’arrache, des tables dans les bennes d’un magasin But, de la nourriture dans les poubelles des supermarchés, des fois il faut sauter une clôture, ou bien on fait un collage féministe la nuit, on sait que ça peut se finir en GAV, c’est banal. Je n’avais aucune raison de m’inquiéter ».
Trois mois plus tard, bien après la « mission », Flo rappelle Camille. La présidente lit des extraits de la conversation : « j’ai récupéré des trucs en mode ‘à l’arrache’ (…) faudrait faire les choses de manière plus pro (…) ce serait con de se faire pigeonner pour un truc qui n’en vaut pas le coup, (…) il faudrait des masques, des walkies-talkies ». « Ça non plus ne vous a pas inquiétée ? » demande la présidente ? « Pas du tout. Flo a le goût de la mise en scène, et puis il était 1 h du mat, ses fanfaronnades, ça ne m’intéressait pas (…) c’étaient des choses inconséquentes ».
On en vient alors à l’épisode du confinement au moulin. Pendant deux ou trois jours, pour occuper le temps, les personnes présentes essaient de confectionner un « gros pétard ». L’envie leur est venue en voyant ce petit bateau enflammé par des pétards et dérivant sur la rivière, spectacle pyrotechnique de bienvenue le soir de l’arrivée au moulin de Camille et Flo. Pour Camille, « on était comme des gamins amusés par le feu ». On lui dit qu’il y aurait besoin d’eau oxygénée pour que ça pète bien, elle en commande sur Internet, et en profite pour acheter aussi… quelques flacons d’huiles essentielles. « Je suis secouriste, je me sers couramment d’eau oxygénée pour désinfecter, et aussi comme cosmétique, j’en ai commandé à la fois pour moi et pour les expériences ». Curieux terroristes, qui commandent leur matériel sur le web en payant avec leur carte bancaire. L’avocate remarque même que ce paiement n’a pas été identifié par l’enquête, et que c’est Camille qui a évoqué spontanément lors d’un interrogatoire son achat d’eau oxygénée.
Elle décrit l’excitation d’un bricolage tâtonnant, « ça marche !», « ah non ça ne marche pas… », « allez on continue quand même »…, le plaisir d’expérimenter ensemble, dans le contexte pesant du confinement. Après avoir « galéré avec les produits », on va tester le résultat dans un bois à proximité du moulin. Là c’est le choc : l’explosion est beaucoup plus impressionnante que prévu, « on a été surpris par le bruit, ça dépassait ce qu’on avait imaginé ». En rentrant au moulin, elle se sent « pas fière », « comme une gamine qui a l’impression d’avoir fait une connerie ». Personne n’a envie de continuer à jouer avec ça, et on n’en parle plus au moulin ; « de toutes façons, on savait bien qu’on ne continuerait pas ». Camille part et reprend sa vie. L’enquête policière ne signale aucune autre tentative d’utilisation des produits dans les huit mois suivants, jusqu’à l’arrestation du 8 décembre. Pas plus qu’il n’y a, à aucun endroit du dossier, la moindre trace d’un objectif qui aurait été évoqué par les « comploteurs ». Ce jour-là, ni la présidente ni le procureur ne poseront d’ailleurs la moindre question sur ce sujet – un projet d’attentat sans cible, ça ne semble pas les étonner.
La présidente insiste pourtant très longuement sur un autre point, visiblement plus important à ses yeux : « votre ami conserve dans son camion l’engrais, les piles, les mèches, de quoi fabriquer à nouveau des explosifs, ça ne vous préoccupe pas ? ». Camille explique : « de quoi me serais-je inquiétée ? (…) de toute façon je n’en savais rien, il ne stockait pas son matériel de bricolage dans la partie habitable du camion. Je ne m’amusais pas à ranger son camion ! » (rires dans l’audience). Le procureur reprendra exactement la même question, s’attirant la même réponse.
L’après-midi se termine avec l’interrogatoire de Wil, à propos de sa collection d’armes. Doté d’un père et d’un grand-père militaires et collectionneurs d’armes, Wil a hérité de cette passion triste. Il achète des armes de petit calibre, en toute légalité. Il a été antispéciste mais a passé son permis de chasse, pour pouvoir « assurer son autonomie alimentaire » si nécessaire. Il a fait du tir à l’arc pendant 6 ans, puis s’est mis à la 22 long rifle pour tirer en club. Avec Flo et un autre prévenu, ils ont fait un peu de tir à la cible derrière le moulin. Ils sont allés dans une armurerie, pour acheter une carabine. Mais que fait-il là, que font-ils là, et que faisons-nous là, devant ce tribunal ?
Consultant mon téléphone discrètement pendant l’audience, j’apprends l’attentat d’Arras. Les policiers et les juges qui ont passé trois années à traquer et interroger Flo, Camille et les autres pensent-ils vraiment prévenir une grave menace pour la France ? Comment ne voient-ils pas que le soutien inconditionnel apporté à Israël par nos gouvernants depuis près de vingt ans, est d’une tout autre gravité, pour la sécurité des Palestiniens, des Israéliens et pour la nôtre ? S’il y a sans doute des « choses inconséquentes » du côté des prévenus, celles de l’État le sont infiniment plus. Toute condamnation dans ce dossier en serait une preuve supplémentaire.
Notes:
1. Rassemblées dans Éric Beynel (dir.), La raison des plus forts. Chroniques du procès France Télécom — Illustrations de Claire Robert, Éditions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2020. Éric Beynel était à l’époque porte-parole de l’Union syndicale Solidaires.
2. L’airsoft est un jeu du même type que le paintball, avec des armes factices qui tirent des petites billes en plastique.
J8: « Des choses inconséquentes »
Mardi 3 octobre, s’est ouvert le procès de l’affaire dite du « 8 décembre ». 7 personnes sont poursuivies pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Chaque jour, nous publions un compte-rendu des audiences, en collaboration avec Lundi Matin. Aujourd’hui, audience du 13 octobre, interrogatoire de Camille.
16 octobre 2023