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J7: « Quis terroristiat ipsos terroristes ?»

Mardi 3 octobre, s’est ouvert le procès de l’affaire dite du « 8 décembre ». 7 personnes sont poursuivies pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Chaque jour, nous publions un compte-rendu des audiences, en collaboration avec Lundi Matin. Aujourd’hui: récit contre récit.

La journée du jeudi 12 comporte deux phases qui se déroulent de manière identique. D’abord Will (ou « personne masculine 13 » dans le scénario proposé par la DGSI), puis Bastien, sont à la barre. La juge les interroge. Puis les procureurs. Puis les avocates.

Ce n’est pas le premier jour que je viens suivre le procès, mais je suis interloqué, comme je l’ai déjà été, par le grand écart entre la bonne humeur des soutiens et des prévenus, et la mécanique absurde de la « justice ». Derrière le bâtiment écrasant, les grands symboles, les patrouilles permanentes, les robes noires et les drapeaux, derrière tous ces efforts que produit l’institution pour raconter son officialité, pour dire à quel point elle est « la justice ;», dans la salle d’audience, « la justice », c’est une bourgeoise de l’âge de ma mère, qui ne sait pas qu’à la campagne on entend régulièrement des trucs qui font boom, ni qu’on emploie l’acide chlorhydrique pour bricoler, ni même qu’un « atelier », c’est aussi un terme communément employé dans l’associatif ou le collectif pour décrire une activité de groupe (et pas juste un endroit un peu crade où les pauvres se mettent du cambouis sur les mains). Il faut se lever, s’asseoir, ne pas faire de bruit, passer trois fouilles successives pour avoir le droit de la voir froncer les sourcils pendant qu’elle s’évertue à comprendre comment on peut penser qu’un pétard qui pète, c’est rigolo.

Les auditions de la journée sont menées autour de ce qu’un copain qualifiera de « point le plus ghetto » du dossier, c’est à dire la confection d’explosifs. La session de la veille se sera terminée par les interventions de « l’expert », dont « l’expertise » sera mise à mal (voire tournée en ridicule) tout au long de la journée. La question de la sémantique reviendra régulièrement. Les inculpés parlent de « pétards », les procureurs « d’explosifs secondaires à allumage différé » (« de l’espace de la mort qui tue », rajoutera un prévenu).

Tout au long des échanges, il y a deux histoires qui se dégagent en filigrane.

La première c’est celle de Flo et de Camille, qui se rendent au moulin où vivent Will et Bastien et d’autres qui ne comparaissent pas, pour passer le confinement de 2020 au vert. C’est une histoire où l’on picole et où l’on discute, où l’on s’emmerde parfois, où l’on trouve toutes sortes de trucs à faire pour s’occuper, des jeux et des activités, la réparation de bâtiments, et, à un moment donné, la fabrication de « pétards. »

Les vidéos présentées au cours de la séance étayent cette version. L’on y entend des rires et des blagues, il y a des chiens qui courent un peu partout, et au milieu une jolie rivière. On y est comme à la maison. Sur la berge, quelqu’un allume hâtivement une mèche et pousse une barque miniature à l’eau. La bande son se lance, un montage de musiques dramatiques posées à posteriori sur la scène par les prévenus eux-mêmes. C’est drôle et joyeux, et ça ne se prend pas du tout au sérieux. Une petite explosion secoue ensuite la barque. « C’est naaaaaze ! » ricane celui qui tient la caméra, ce qui déclenche l’hilarité générale. Sur l’eau, le bateau fume de façon peu convaincante. Les prévenus expliquent que la mise en scène s’est faite dans le cadre de l’inauguration du bar du lieu collectif, et aussi pour fêter l’arrivée de Flo et de Camille.

Will racontera ensuite le confinement, comment ils ne peuvent pas racheter de pétards, mais comment ils veulent quand même achever le bateau. Qu’ils s’emploieront sur les jours suivants à un atelier de « chimie ludique », avec des expérimentations usant de différents produits, des mélanges issus de matériaux présents sur place (eau oxygénée, acétone, acide) et d’autres présents dans le camion de Flo. Que les gens allaient et venaient, comme ça se fait dans les lieux de vie collectifs (ce qui semble mystifier l’ensemble des magistrats). Qu’ils tâtonnaient dans leurs recettes, que tout le monde y allait de son petit avis comme l’attestent d’ailleurs les PV issus de la surveillance de la DGSI (car oui, à ce moment, ils sont déjà sur écoute). Au cours des deux ou trois jours suivants, seront fabriqués « le truc à base d’engrais et de sucre », et « les petits cristaux », qu’ils font sauter pour la plupart à moins de 15 mètres de leur lieu d’habitation. Ils finissent par fabriquer de quoi mal remplir deux boîtes de café Malongo, l’une pour voir si ça marche, l’autre pour le bateau. Ils font exploser la première dans les bois. Ils décrivent un gros boom qui réverbère dans la vallée. Ils se font peur et rentrent au moulin, où les chiens aboient et où les vitres ont vibré. « On faisait pas les malins », dira Bastien. Ils comprennent qu’ils ont fait une connerie, et comme des gamins merdeux ils videront la seconde boîte, pour mettre une fin définitive aux projets détonants.

La seconde histoire, c’est celle que racontent les procureurs et la DGSI. C’est l’histoire d’un charismatique leader révolutionnaire qui revient du front Syrien, et qui se rend au moulin pour former des militants subjugués par son aura de badboy à l’usage d’explosifs. Il y aura une « dérive » (ce mot reviendra beaucoup) vers le façonnage des explosifs de plus en plus dangereux, une sorte de radicalisation chimique en accéléré. Cette version sera appuyée par l’expert la veille (il s’avère que « les petits cristaux », c’est la base du TATP, nom que les deux prévenus à la barre affirment avoir appris auprès de la DGSI), soit un explosif secondaire qu’il faut censément des années d’entraînement en zone de guerre pour apprendre fabriquer. Les prévenus décriront leurs échecs répétés comme du « magma », puis ils aboutissent un produit stable, mais granuleux et « moche avec du sucre qui restait au milieu ». L’avocates de Will lui demandera ce qu’il pense de l’avis de cet expert, qui les a décrit la veille comme des spécialistes de la bombe, les terroristes les plus compétents du territoire. Will rigolera. « Si c’est le cas, je trouve ça rassurant. » « On était conscients qu’on était des branques. »

Portée par les demi-sourires narquois et insupportables dont ne se défont jamais les procs (et que j’ai fini par interpréter comme une façon de masquer la grande honte qui doit être la leur), cette seconde histoire s’appuie sur des conjectures et des suppositions, de petites piques absurdes à propos du vocabulaire employé par les prévenus, ou de l’inconstance de leurs réactions, les incohérences mineures entre certaines versions des faits contenus dans les témoignages. Bastien refusera net de leur répondre. Il n’y a rien pour étayer ce fantasme, et c’est tellement évident qu’on se demande vraiment ce qu’on fout là. Rien pour étayer ce fantasme, ou plutôt si. Quelque chose. Et c’est dans la relative bonne ambiance de la salle, sur les deux auditions qui s’enchaînent, qu’émerge peu à peu le côté obscur et disons-le, franchement dégueulasse, de l’affaire. Environ deux tiers des questions de l’accusation s’appuient, de près où de loin, sur le contenu des interrogatoires initiaux menés par la DGSI.

Lorsque la juge et les avocates demandent aux deux prévenus de décrire les conditions de leur arrestation, ces mêmes interrogatoires initiaux et les conditions dans lesquelles elles se sont déroulées, ils se mettront tous les deux à pleurer. Leurs voix s’étrangleront. Il faudra faire des pauses pour qu’ils respirent, se calment, se mouchent, boivent pour humidifier leurs gorges sèches. Tous deux affirment avoir oublié beaucoup des détails, et beaucoup de ce qu’ils ont dit. Je comprends rapidement qu’on est face à deux syndromes traumatiques classiques. Je comprends tout aussi rapidement pourquoi. Les prévenus évoqueront d’abord le réveil. Les lampes éblouissantes, les « Golgoth » qui hurlent, les fusils d’assaut braqués sur la tempe. Bastien patientera dehors, en caleçon en plein hiver, pendant la fouille méticuleuse de son camion. On le drapera d’un pull quand il se plaindra du froid. Ils racontent ensuite le transport, menottés, cagoule sur la tête. Ils ne savent pas où ils vont. De voiture en train en fourgon. Ils sont paniqués. Terrifiés. Ni l’un ni l’autre ne comprennent ce qui leur arrive. Ils s’imaginent (et ils ne sont pas loin de la vérité) qu’ils viennent d’être raflés pour leurs idées politiques.

Ils décrivent ensuite leurs cellules, minuscules et froides. La lumière permanente qui empêche de dormir, qui arrache toute notion du temps. La nourriture insuffisante. Bastien raconte qu’à son arrivée, il n’a rien mangé et rien bu depuis 24 heures. Il demande ses médicaments, car il est sous traitement. Il ne les aura jamais. Will est fumeur. Il n’aura pas une seule cigarette durant toute la durée de la garde à vue. Il décrira le stress supplémentaire issu de son état de sevrage. Il est inquiet pour son chien. Un policier lui promettra des nouvelles en guise de levier. À un moment, Bastien, dont les sanglots ouvrent chaque déclaration qu’il fera à la DGSI, fait une crise de tétanie (les pompiers lui expliqueront qu’il s’agit d’un syndrome anxieux nommé « les mains de l’accoucheur »). On lui administrera des cachets dont il n’apprendra que plus tard qu’il s’agit d’Amparax, un anxiolytique puissant. « J’étais défoncé », résumera-t-il, simplement. Son interrogatoire reprendra tout de même.

Et on arrive présentement au fond. Au plus sale. Aux fameuses « pauses techniques ». Ces moments où la caméra est éteinte, où les transcriptions cessent. Bastien et Will décrivent la même chose. « La DGSI m’a dit que Flo était sur le point de tuer des gens. Qu’il avait été pris le doigt sur la détente. Que si je ne voulais pas tomber avec lui, j’avais intérêt à parler. » « Ils m’ont dit que Flo était un tueur de flics, qu’il avait été arrêté alors qu’un passage à l’acte était imminent. Qu’il fallait à tout prix que je mette de la distance entre nous. Que je déballe tout. » Les prévenus sont stupéfaits par ces mensonges. Car ce sont des mensonges, sur toute la ligne.

Bastien se sent trahi. Il mettra longtemps avant de comprendre qu’on l’a sciemment induit en erreur, des jours après l’interrogatoire. « J’ai eu beaucoup de mal à me remettre les idées en place à comprendre qu’on avait pas été mené en bateau par un chef révolutionnaire avide de sang. » On emmène Will dans une pièce où un homme, qui se présente comme un avocat, lui recommande de collaborer sur toute la ligne, de « dire tout et n’importe quoi sinon c’est quinze ans. » « À ce moment, je sais même pas si c’est un vrai avocat », s’étrangle-t-il. « Si je prends quinze ans, je ne revois pas mon chien », et les larmes reviennent, cette fois dans la salle d’audience. La juge, qui semble découvrir les barbouzeries diverses de l’antiterrorisme, semble prise d’un doute. Elle demande si on sait si cet homme était effectivement avocat. Will répond qu’il suppose que c’est le cas. On en restera-là.

Quoiqu’il en soit, les deux interpellés cèdent évidemment à la pression et passent à table. Ils récuseront par la suite quasiment tout ce qu’ils auront déclaré au cours de cet interrogatoire initial. « Je leur ai dit ce qu’ils voulaient entendre. » « Ils posaient surtout des questions sur Flo. » « On ne parlait que de lui, c’était ciblé. » Alors ils expliquent que oui, que Florian est dangereux. Que c’est un chef charismatique. Que c’est lui qui savait fabriquer les explosifs. Ils répondent à des questions qui contiennent leurs propres réponses. « J’ai tout fait pour me dissocier de lui », dira Bastien. Durant la GAV, Will écrira une lettre pour rassurer sa mère, où il lui répétera les mensonges de la DGSI, et dira avoir eu une mauvaise fréquentation. La lettre sera versée au dossier en tant que preuve. Ce sont le fruit de ces interrogatoires que l’on retrouve surtout dans la bouche de la parquet. « Vous avez dit que Florian dirigeait », assène-t-on à Will. « Les écoutes montrent que non », rétorque ce dernier, à raison. « Vous dites durant l’interrogatoire, que vous ne faites pas confiance à Flo, que vous ne lui confierez pas même votre chien » « Ce n’est pas vrai », répond Bastien cette fois, en se tournant vers son camarade. « Je lui confierais mon chien les yeux fermés. » La contradiction entre les versions est totale.

« Je ne me souviens pas du tout avoir dit ça », finit par déclarer Bastien à propos de l’une de ses réponses. « Je ne sais pas du tout pourquoi j’ai dit ça » explique Will concernant l’une des siennes. Les avocates demandent à voir les vidéos de ces interrogatoires, à ce qu’elles soient versés au dossier. Pour l’heure, ils n’ont eu accès qu’aux transcriptions, où le tutoiement récurrent auquel les prévenus expliquent tous deux avoir été soumis s’est miraculeusement transformé en vouvoiement. Quels autres éléments ont été modifiés ? Peut on y déceler la présence des « coupures techniques » évoqués par les prévenus ? Pour l’heure, nous n’en savons rien.

Le grotesque est déroulé, jusqu’au bout lorsque la DGSI interroge Bastien à propos de ce qu’il pense de Macron. Une photographie sur son ordinateur est évoquée, qui détaille d’après eux le dispositif de sécurité du président pour le défilé du 14 Juillet. Bastien ne voit pas de quoi ils parlent. Il s’avère que la photo en question est un meme, une image humoristique qui circule sur internet. Où le dispositif en question (une photo aérienne issue de la presse) est surligné de manière à dessiner une bite. Une bite. Le lien est fait avec la passion de Bastien pour les drones. Est insinué qu’il aurait pu utiliser un drone pour attaquer ce dispositif en forme de bite, en usant des explosifs que son grand gourou révolutionnaire lui aurait appris à fabriquer. Un avocat de la salle d’audience interroge Bastien à ce propos. Ce dernier explique, si besoin est, que c’est parfaitement impossible, que ses drones ne pourraient pas soulever une charge explosive de plus de quelques dizaines de grammes sans brûler leurs turbines. J’étais rentré avec un parti-pris. Je ressors ce soir-là de la salle d’audition en me demandant à quelle blague douteuse je viens d’assister.

Je ne sais pas exactement ce que la DGSI espère accomplir avec ce procès, sauf à démonter que ce sont des guignols et des brutes adeptes de la torture blanche qui ont sérieusement besoin d’être recadrés, mais je crois que sur cette journée il est devenu tout à fait clair que quelqu’un, quelque part dans le service, a fait une très grosse connerie. Cette hypothèse explique peut-être mieux que « la protection des agents » le refus catégorique des agents de témoigner. Deux évidences me sautent aux yeux. D’une part, l’aspect politique du procès. Rien de tout ça n’aurait de sens (et j’hésite franchement à employer le mot « sens » face à tant d’absurdités patentes) s’il n’y avait pas des anarchistes à la barre. Ce qui me semble tout aussi net, c’est que la DGSI veut la peau de Flo. Toutes les questions de la juge et des proc sont orientées en ce sens. Il leur faut absolument sauver la face quelque part dans ce dossier ubuesque, et ils ont clairement choisi leur cible.

J’ai suivi l’essentiel de la couverture médiatique qu’à reçu le procès des 8/12 et jusqu’à maintenant j’ai été étonné par la relative absence de l’habituel journalisme de préfecture. Je crois que c’est un signe fort. Je crois que la grossièreté des ficelles employées par l’anti-terrorisme est telle qu’elles ne peuvent pas être perçues autrement, même par une presse complaisante et acquise à une vision leibnizienne de l’état de droit. À mon sens, ce qui se manifeste en ce moment, dans la seizième chambre correctionnelle du tribunal de Paris, ce sont très lisiblement les bouffées délirantes de la DGSI, une institution manipulatrice et maltraitante, qui profite de ses pleins pouvoirs et de la dérive autoritaire du gouvernement qu’elle sert pour terroriser des opposants politiques et tester les limites qu’elle rencontrera ce faisant. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’elle prendra n’importe quel verdict qui ne soit pas une relaxe générale comme le signe qu’elle a agi dans son bon droit, et comme un encouragement à poursuivre sur la même lancée, ce qui n’augure rien de bon pour qui que ce soit.

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