Séance du Mercredi 11 octobre 2011 – séance à 13h30
L’architecture du tribunal judiciaire de Paris n’a pas le charme de l’hypocrisie boisée, mais l’aseptisation présomptueuse des chambres froides.
En présence policière accrue dedans comme dehors, indication de l’allure qui doit être celle de la vitrine de cette affaire, la Salle 2.13 se remplit tranquillement : quelques journalistes, quelques addicts des salles d’audience collectionneurs de procès, et surtout pas mal de soutiens. Dans ce bâtiment qui ne dit rien de juste, en furtive désespérance, on s’accrocherait presque aux vieilles règles dérisoires : lever de la salle lorsque la cour arrive après une sonnerie (numérique) maigrelette, robes d’avocats et avocates, dénomination « Maître ». La présidente précise que la règle veut qu’on l’appelle « Madame le président » et non « Madame la présidente », mais qu’elle ne reprendra personne car elle est « partisane de l’adaptation, après tout on est dans une salle qui porte le nom de la première magistrate française ». Charlotte Béquignon-Lagarde qu’elle ne nommera pas. Cette juge présidente est flanquée, à ses côtés, de deux assesseures, lesquelles ne diront rien de toute la durée de cette longue audience. À droite, les deux représentants du parquet, à gauche, l’huissière ; face à cet aréopage, les sept prévenus et derrière eux, un premier rang d’avocates et d’avocats de la défense. Et puis les gens, la salle et tout autour, des policiers qui vont et viennent et surveillent les frontières de la vie. Ce qui frappe aussi, c’est la mauvaise acoustique de la salle conjuguée à la déplorable qualité de la sonorisation, un comble pour un lieu où ce qui devrait compter c’est l’écoute, l’entente et le débat. Un comble méprisant.
La première partie de l’audience voit l’interrogatoire par Madame la présidente de Florian D aussi connu sous le joli nom de Libre Flot. Il sera, ce jour, le seul des prévenus appelé à la barre. Le quarantenaire, tee shirt rose-rouge, n’est pas très épais, on se souvient de sa grève de la faim d’un mois, pour protester contre ses conditions de détention (quinze mois d’isolement). Non seulement il a obtenu sa mise en liberté sous contrôle judiciaire, mais aussi l’annulation des décisions de mise à l’isolement et la condamnation de l’État à 3 000 euros. Les griefs : avoir joué en février à l’airsoft (armes en jouet) avec certains des prévenus en Haute-Garonne en février 2020, puis avec Simon G (autre prévenu), artificier à Disneyland et, pour des films de cinéma, avoir expérimenté des matières explosives et pour ce faire avoir dérobé de l’engrais (dans un sac à dos) dans une jardinerie Gamm Vert, ensuite en avril, pendant le confinement, avoir confectionné des pétards à forte puissance avec d’autres prévenus, et enfin en mai de la même année s’être retrouvé avec certaines autres personnes dans le Tarn.
La particularité – mettons – de ce procès réside dans le fait que les prévenus ne forment pas un groupe puisque le seul dénominateur commun est Florian D. Ici pas de « groupe de Tarnac » ou de « Frères Dalton » à sensation et autres rapidités sensées frapper les esprits. La DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure, fusion en 2014 des renseignements généraux et de la Direction de la surveillance du territoire) a bien essayé brièvement un insultant « punks à chiens », appellation figurant sur les premiers procès-verbaux de surveillance. Reste donc « les inculpés du 8/12 » ou « L’affaire 8/12 », titre si peu accrocheur de cette nouvelle fiction d’État. Oubliant de récentes retentissantes déconfitures judiciaires, une partie de la presse annonce sans grande conviction – en suivant les directives ? -, un « premier procès de l’Ultra Gauche depuis celui d’Action directe en 1995 », l’ennemi intérieur fantasmé ne fait pas les gros titres. Le minimum d’imagination n’a pas l’air requis pour les grandes fictions d’État.
On s’amuserait du ridicule de certains termes choisis s’ils n’étaient si dramatiques : « Sonorisation » par exemple, qui ici ne renvoie ni à une fête de village, ni à une free party, un concert de rock’n’roll ou l’amplification d’une salle d’audience, mais à la mise sur écoute d’une personne ou d’un lieu par les services de renseignement. Le camion de Florian D, qui est son lieu de vie, a été « sonorisé » par la DGSI. Toute l’affaire est basée sur ces écoutes et leurs transcriptions partielles. Qui dit transcription dit traduction – et comme le montrera brillamment la défense plus tard dans la journée -, certaines parties peu audibles ont été interprétées – s’en étonnera-t-on – à charge. Simple exemple parmi d’autres, un inoffensif « faudra faire un tour sur Youtube » devient « faudra faire attention sur Youtube ». La défense a d’ailleurs demandé l’accès à l’intégralité des écoutes puisque seules certaines sections ont été retranscrites. À la DGSI, leur huissier a trouvé porte close.
La raison pour laquelle Florian D a fait l’objet d’une surveillance est qu’il est allé au Rojava (Kurdistan syrien), se battre aux côtés des Kurdes en 2017. Les Kurdes des YPG (en Kurde : Unités de protection du peuple) se battaient contre Daech. Ça devrait forcer l’admiration. Lorsque Florian D évoque cette période, on ressent un enchevêtrement de passion et de pudeur. Il ne joue pas au héros, bien au contraire. « J’avais encore l’envie d’y retourner ». La présidente lui demande si c’était pour apporter des armes. « Non, pour apporter du matériel médical ou militaire », « Le matériel militaire, ce sont des armes ! » rétorque-t-elle, « Non ! Les armes, ils en avaient, les Américains leur en fournissaient, je parle de matériel militaire de protection, gilets ou lunettes ».
Pour les explosifs, les questions sont très insistantes, Florian y répond avec une forme de calme déterminé. Un expert a été annoncé, mais la présidente l’a décalé à plus tard, elle a l’air satisfaite de sa « réorganisation du programme ». Elle commence toutes ses questions par « Alors… ». Elle fouille principalement la partie « recettes ». Explosifs mode d’emploi. Florian D répond qu’il n‘a pas de réel savoir-faire en la matière et a simplement connu un agriculteur qui lui avait montré une vidéo avec une méthode facile (visant à faire sauter des souches par exemple), reconnaît le menu larcin sans effraction, avoue une certaine vantardise qui a généré un certain nombre de recherches. Une « bande de joyeux drilles qui se fendent la gueule » cherchait à s’occuper pendant le confinement, et après la cueillette, les promenades, s’était excitée sur ces explosifs amateurs. L’ennui, l’alcool, les bêtises. Après la fois où ça a pété trop fort, pour Florian D et ses amis, le jeu était terminé. « Mais ne pensez-vous pas que c’est de l’inconscience ? » « Oui » répond-il simplement.
Entracte
Lors du contrôle pour retourner dans la salle, un policier pose une question à une dame qui a un sac qui pourrait contenir un ordinateur, ce qui n’est pas le cas : « Vous êtes de la presse madame ou vous êtes civile ? »
Le face à face entre le procureur et Florian D porte principalement sur les explosifs
_ Avez-vous fabriqué des explosifs au Rojava ?
_ Non, j’ai pu en avoir dans les mains ou voir quelqu’un s’en servir, mais je n’ai pas acquis de savoir faire (…)
_ Quel était votre intérêt de faire des explosifs ?
_ C’était rigolo.
_ Ça ne vous faisait pas rire au Rojava, mais là vous trouvez ça rigolo ?
_ Ce n’est pas le même contexte.
Seront évoqués l’imprévisible retrait américain décidé par Donald Trump et l’abandon par la France des combattants kurdes contre Daech, laissant le champ libre au pire. Celui qui soi-disant est le plus redouté.
Le procureur arrive de façon amalgamée sur la détestation de la police estimée du prévenu en s’appuyant sur l’évocation enregistrée d’une « dissolution de la police ». Celui-ci dit préférer des solutions de remplacement en évoquant ce qu’il a connu au Rojava : des forces de sécurité élues, transformation qui pourrait être proposée, dit-il, à l’actuelle institution. Alors que le procureur insiste tendancieusement sur des passages où on entend des mots forts comme « Guérilla », une avocate précise qu’ « il y a deux fois le mot inaudible dans le rapport ». La hâte du procureur défait son assurance première. Il s’étonne du fait que Florian D se souvienne bien de certaines choses (la recette de l’agriculteur) alors qu’il en oublie d’autres. Florian D répond : « Ça fait des années que je n’ai pas fait un chocolat chaud et je saurai toujours le faire ».
Accusé de posséder un savoir militaire, un savoir des explosifs acquis au Rojava, Florian D parle de sa lassitude de militants qui savent ce qui ne leur plait pas, mais sont incapables de proposer autre chose. Ce qui l’a intéressé et lui a apporté beaucoup au Rojava, c’est le confédéralisme démocratique. « Ce que je veux partager, c’est une expérience politique ». Il cite aussi l’indifférence concernant les actuels bombardements du Kurdistan par l’aviation militaire Turque, ce qui déclenche les applaudissements dans la salle. La présidente menace de faire sortir le public avec un autoritaire : « je ne le redirai pas » qui fleure mal les souvenirs de surveillants généraux des établissements scolaires désireux d’une « classe qui se tient sage ». Quelques instants plus tard, pour sa première intervention dans cette partie, l’avocat de Florian D demandera à son « client » (encore un mot étrange) s’il a vu Le procès Goldman comme il lui avait conseillé. Il poursuit en évoquant le fait qu’on y voit des gens applaudir dans la salle d’audience. « C’est une fiction » se défend la présidente. « Une fiction basée sur des documents réels » répond l’avocat. « Il faut des voix d’apaisement » tente maladroitement la présidente d’un sourire coincé. Les films de procès ont eu leurs grands auteurs : Sidney Lumet, Otto Preminger, Billy Wilder, François Luciani et très récemment Justine Triet ou Cédric Kahn donc (réalisateur du Procès Goldman). En évoquant le cinéma, l’avocat ramène le procès vers la vie. Par cette sorte de montage cut en direct, il nous sort du scénario aux allures grossières de l’accusation et rapproche de la vérité (« plus éloignée de nous que la fiction », écrivait Mark Twain).
Il rappelle que lors de la garde à vue de Florian D, les agents de la DGSI lui posaient des questions comme « Vous définissez-vous comme libertaire ? » « Utilisez-vous le mot camarade ? », il rappelle aussi l’article paru le 1er septembre 2019 dans Mediapart « Ces revenants du Rojava qui inquiètent les services de renseignement » en s’étonnant que « les services de renseignements parlent plus facilement à Mediapart qu’à la justice ». Il explique également que les transcriptions des écoutes sont extrêmement sélectives et ne représentent que 0,72 % de la totalité des écoutes. La fiction bâtie non pas comme un grand récit, mais par compilation d’extraits choisis : la séquence du spectateur judiciaire.
Entracte
19h45, voilà le moment attendu de la prestation de l’expert. Tiré à quatre épingles, gestes apprêtés, excentrisme minimaliste par le détail d’une houppette émergeant d’une coupe de cheveux en brosse, l’homme, fort de vingt ans d’expérience, attaché à la préfecture de police, est coutumier de l’exercice, ponctuant fréquemment nombre de ses démonstrations imagées d’un « si vous me permettez l’expression ». Il prête serment et après quelques problèmes techniques (la création d’un poste d’ingénieur du son et de l’image serait bienvenue en ce lieu) commence son exposé avec diapositives à l’appui (en langage moderne le peu compréhensible Powerpoint). Si l’on sourit à la vue d’éléments suspects trouvés dans le camion où vivait Florian D : une gazinière, des spatules, un entonnoir, des seringues, des bocaux et des poêles, on écoute tout de même avec attention l’énumération des différents produits chimiques permettant d’obtenir des explosions dites « primaires » ou « secondaires ». Tout cela est très détaillé dans une affichée objectivité ourlée. Mais les réponses scientifiques laissent peu à peu place aux interprétations personnelles lors des questions du procureur. Séquence de dialogue sur fond de complicité mal masquée. Si l’on s’amuse de phrases comme « C’est une grande famille la pyrotechnie », on trémule avec d’autres comme « Certains attentats à Bagdad à la grande époque ».
Vient le moment d’entrée en lice de la défense. Et c’est un moment fascinant, on peut dire aussi d’une grande beauté où huit avocates et avocats de la défense vont interroger l’expert (qui boira – toujours de profil par rapport à la salle – beaucoup d’eau pendant cette période – un litre et demi). Il y a une grande beauté dans le déplacement des corps, dans les mouvements comme une sorte de danse autour de l’expert sous le feu doux mais persistant des questions alternant gravité et ponctuations humoristiques. On apprend que l’expertise par ce seul témoin cité a été demandée par le parquet, que l’expert a travaillé principalement sur les transcriptions – « la première fois » de l’aveu de l’expert – sélectionnées par la DGSI avec des passages surlignés en jaune plutôt que sur les scellés, avec impératif de faire vite.
« Un chameau, c’est un cheval dessiné par une commission d’experts. » avait dit Francis Blanche
« Vous qui avez un avis sur tout, poursuit un des avocats, comment passez-vous sous les radars – comme vous dites – en achetant des produits en pharmacie avec une carte bleue ? »
« Pourquoi avoir précisé que la fusée parachute était une arme par destination utilisée contre les forces de l’ordre dans les manifestations ? » lui demande une autre ; étonnée de cet exemple. « D’où vous vient votre expertise des pratiques paysannes ? » « Vous avez réalisé une expertise sur des bâtonnets d’encens ? » ou cette petite séquence sur les ustensile mentionnés précédemment : « À quoi sert une casserole ? » demande l’avocat, « À cuisiner », « Pourquoi ne le mettez-vous pas dans votre rapport ? ». Réponse muette.
La présidente, qui semble s’amuser discrètement de ce spectacle, demande maintes fois à l’expert de se tourner vers elle et de parler dans le micro. La houppette s’agite et il se tourne d’un côté ou de l’autre face aux avocates et avocats. L’expert se réfugie dans le fait que la recette d’explosifs utilisée vient du Caucase tchétchène, et a été importée au Moyen-Orient par Daech, pour être utilisée par ses ennemis kurdes.
– Mais d’où tenez-vous ces informations demande un avocat ?
– Des services de renseignement ?
– Vous êtes affilié aux services de renseignement ?
– Non, mais je les connais.
– Vous pouvez apporter la preuve de ce que vous affirmez ?
– Non, je suis accrédité secret défense, je ne peux pas en parler.
– Vous pensez que ça suffit ?
– J’ai prêté serment.
– Et je dois vous croire sur parole ?
– Ben…
Le témoignage de l’expert ne s’estompe plus, il s’effondre dans ce retranchement. Et pour finir, une dernière question d’une avocate sur cet étrange choix de la Place Vendôme comme lieu de simulation des dégâts de possibles explosions graduées et détaillées sur la dernière diapositive.
_ Parce que c’est un lieu qui représente bien Paris.
_ Vous trouvez que c’est à la Place Vendôme que les gens pensent quand ils imaginent Paris ? J’ai plutôt l’impression que de tous les lieux parisiens, la Place Vendôme se trouve en numéro 18.
_ C’est parce qu’il n’y a pas d’édifices religieux où ministériels.
_ Ah bon, et le ministère de la justice ?
Il est 23h et la séance se termine. La présidente annonce un changement d’horaire le lendemain une heure plus tard, à 14h30. Le tribunal de Paris, dépeuplé, ressemble à ces modernes aéroports, centres commerciaux et autres gares qui à la fin du jour ne sont plus que la carcasse apathique des insensibles angles anonymes. Leurs forces de l’ordre, autant de lignes de fuites, nous pressent vers la sortie. Dans la nuit, quelques étoiles…