Média 100% indépendant, en accès libre, sans publicité, financé par ses 1373 donatrices et donateurs ce mois-ci !

Faire un don

J5: Qui se cache derrière les numéros (des agents de la DGSI)

Mardi 3 octobre, s’est ouvert le procès de l’affaire dite du « 8 décembre ». 7 personnes sont poursuivies pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Chaque jour, nous publions un compte-rendu des audiences, en collaboration avec Lundi Matin. Aujourd’hui: de l’impossibilité de faire témoigner des agents de la DGSI (identifiés par de simples numéros dans les procédures).

10 octobre 2023, 13h15, j’arrive au tribunal. Sur le parvis un petit groupe que j’identifie comme possiblement mes futurs compagnons d’audience. Je me présente, sourires de bienvenue. On discute des jours précédents. La présidente est correcte mais les débats me sont décrits comme faussés et joués d’avance.

Aujourd’hui l’enfer, comme le dit l’un des soutiens, on va parler des explosifs et un expert devrait être entendu. Je sens une certaine peur.

Dans la salle d’audience, ma robe me donne le droit de me glisser sur la rangée des avocats. Ce sera mieux pour écrire, il y a une table.

Beaucoup de monde dans la salle, le public est jeune et les visages sont souvent lumineux. Les 7 prévenus ne sont pas abandonnés à leur sort et ça fait du bien. Un procès pénal est une telle épreuve, un cauchemar parfois.
Le tribunal arrive. Trois femmes. 

Le procureur a déjà pris place quelques minutes plus tôt.

Juste avant l’arrivée des juges, l’huissière est venue me trouver pour relever mon nom. Je lui dis que je ne fais pas partie de la défense et que je viens pour assister à l’audience et écrire une chronique qui rejoindra  le site « Au poste » qui relate le déroulement du procès . Elle n’est pas au courant. Elle veut aller lire tous les compte-rendus. Je lui griffonne tout sur un papier. Peut-être une nouvelle lectrice ? 
Allez c’est parti pour les explosifs. Mais coup de théâtre, dès la première minute de l’audience, les avocats de la défense annoncent qu’ils déposent une question prioritaire de constitutionnalité (on dit QPC).

D’après le ministère public, le document lui est parvenu à 10h48 le matin même , manœuvre qu’il qualifie d’inélégante et désagréable. Mais finalement il déclare qu’il ne s’oppose pas à l’examen de la question car il sait déjà quoi répondre ! 

Le tribunal donne alors la parole à Lucie Simon, une des avocates parmi les défenseurs, qui ont tous signé la QPC.

La question est la suivante: au cours de l’enquête plusieurs membres de la sont identifiés par des numéros afin de protéger leur anonymat. Et c’est sous ce matricule qu’ils déposent leur déclarations et constatations.

La défense a souhaité faire citer ces enquêteurs à l’audience en qualité de témoin pour pouvoir les interroger. Elle a donc dépêché un huissier au siège de la DGSI muni du numéro qui leur a été assigné dans le cadre de la procédure pénale.

Arrivée sur place l’huissier se fait éconduire : puisqu’il n’a pas les noms des éventuels témoins, ce qui est contraire aux dispositions légales, on ne peut pas leur remettre les citations.

Et la DGSI ne veut pas donner leurs noms.
Les enquêteurs ne viendront donc pas à l’audience et on ne saura jamais rien d’eux, ni de leur manière de travailler. Leur anonymat est protégé par l’article 706-24 du code de procédure pénale.

La défense qui estime que si l’anonymat de certains fonctionnaires peut être garanti durant la procédure, il n’est pas possible que ce principe de protection vienne à ce point rompre le juste équilibre avec ceux, tout aussi fondamentaux, des droits de la défense et de l’égalité des armes.

Dans la salle une citation donne déjà raison aux questionneurs : 

Lancé dans son discours contre la QPC, le procureur raconte que la défense tente toutes les issues: la porte, la fenêtre et maintenant la cheminée ! 

Ce qu’il veut dire par-là, c’est qu’au début du procès, la défense a demandé un renvoi parce qu’elle ne parvenait pas à faire citer les témoins qu’elle souhaitait (la porte), puis se voyant opposer un refus de ce renvoi, elle a demandé un supplément d’information, refusé aussi (la fenêtre). Elle imagine maintenant une QPC (la cheminée)!

Ah ah, ils sont incorrigibles ces avocats, ils essaient tout ! 
Il explique ensuite que l’anonymat des fonctionnaires en matière de ne résulte pas d’un caprice et que les enjeux de confidentialité ne sont pas théoriques. À ses yeux, la QPC manque de sérieux et ne doit pas être transmise à la chambre criminelle de la Cour de cassation.
On n’est guère surpris.
Le procureur joue son rôle et après tout on est un peu loin de Noël pour laisser quelqu’un entrer par la cheminée !

Les débats sur la QPC durent près de 50 minutes et à 14h20 l’audience est suspendue. Le tribunal se retire pour délibérer. 

À son retour, il nous dira si la question est recevable et jugée suffisamment sérieuse pour être transmise à la cour de cassation. L’attente commence. Elle va durer 3 heures pleines. Le suspense est à son comble. Après 2h40 on se dit que 2h40 pour refuser la transmission, c’est beaucoup ! mais on n’ose pas croire à cette hypothèse. La salle est presque vide.

Certains sont allés prendre l’air, d’autres un café ou rêvassent sur les bancs. Les avocats que j’interroge sur l’issue possible de leur QPC pensent qu’elle ne sera pas reçue. Ils le disent chacun à leur manière et pour différentes raisons. 
On peut être surpris d’un tel pessimisme mais c’est notre façon de nous prémunir contre une joie prématurée. C’est s’appliquer en permanence le proverbe de la peau de l’ours. C’est comme une superstition professionnelle:se dire que c’est perdu pour mieux se réjouir quand on aura gagné ! 

C’est le métier qui veut ça: se préparer en même temps au pire et au meilleur.
Tenter des coups.
Attendre des heures sans se démobiliser.
Rester calme quand on voudrait crier.
Avoir des gestes mesurés quand on voudrait tout casser.
Sourire quand on voudrait pleurer. Espérer encore quand on voudrait abandonner.
Se dire que ce qu’on fait a du sens, même si ça en est privé.
Ecouter, consoler, résister, imaginer, raisonner, écrire, enquêter, questionner.
Travailler son dossier le jour et la nuit,
le matin, le midi et aussi le samedi.
Et plaider plaider plaider.
Se dire qu’on a raison et se dire qu’on a tort.
Se dire qu’on a tout fait puis se croire le dernier.
Quel horrible et merveilleux métier…

17h25 reprise de l’audience après 3 heures de suspension.

La présidente commence une longue lecture au terme de laquelle on se reprend à espérer. Elle évoque l’article 706–24 du code de procédure pénale et relève, pour vérifier la question de la recevabilité de la QPC, que la question est nouvelle et qu’elle n’a donc pas déjà été posée. Un bon point.
Que l’article 706–24 du CPP n’a pas déjà été soumis au contrôle du conseil constitutionnel. Deux bons points ! La question prioritaire de constitutionnalité est donc recevable.
Voilà la première étape franchie.

Puis au terme d’un raisonnement dont la pertinence m’a totalement échappé, elle dit la QPC non sérieuse. Il n’y a pas lieu de la transmettre à la chambre criminelle de la Cour de cassation. 
On ne passera pas par la cheminée, il ne faut plus croire au père Noël !

La présidente explique encore qu’un recours est possible contre la décision de rejet du tribunal, mais que celui-ci ne pourra s’exercer qu’en même temps qu’un recours contre la décision au fond.
Et je me dis que c’est un peu comme si on jouait à qui perd gagne! Mais ce n’est pas un jeu.
Il est bientôt 18h et je dois m’en aller. Rejoindre mes dossiers, travailler pour de vrai et me demander quel titre je donnerai à ma chronique. Dans le métro de la ligne 14 je souris, ca pourrait s’appeler « la QPC ou question posée à une cheminée ».

Plus que jamais! Si Au Poste vous aide à tenir, aidez Au Poste à tenir!
Faire un don
Total
0
Share