L’audience est annoncée à 13h30. Le temps de passer les zones de contrôle et de fouilles, il faut arriver en avance au TGI de Paris – ou au moins à l’heure. Manque de chance, mon TGV m’a mise en retard. Je passe les premiers contrôles avec sac à dos, à main, et valise, je suis retoquée : j’ai une paire de ciseaux. Bon, tant pis pour les ciseaux, je les abandonne. Mais j’ai aussi ma gourde en métal avec laquelle je pourrais (conditionnel) assommer le procureur (ceci n’est pas l’expression d’une intention réelle de ma part). Je n’ai pas eu le temps de déposer mes affaires, je raconte à l’agent qui n’est pas payé pour avoir de la peine pour moi. Il me donne malgré tout un conseil : aller la déposer à la boulangerie qui se trouve à la sortie. La boulangerie ? Oui. Ils ont l’habitude. D’accord, je le fais. C’est rassurant : à côté du bunker aveuglant de la Justice une boulangerie industrielle met à disposition un vieux carton où tu peux déposer des trucs que tu pourras sans doute récupérer en sortant – gratuit le service. Il faut avoir foi en ce qui reste d’humanité près d’un Tribunal.
Une fois entrée, il faut trouver la salle d’audience. La personne relais du comité de soutien est déjà dans la salle. A l’accueil, je ne sais pas quoi demander précisément. J’essaie : « la salle d’audience des inculpés du 8 décembre » ? La dame a un léger froncement de sourcil, et puis « ah, l’ultra gauche ? » Voilà, tout simplement : c’est au procès de l’ultra gauche que je me rends. C’est un peu tous les jours le procès de « l’ultra gauche », mais là ça se concentre salle 213 du TGI de Paris. Et les prévenus, soupçonnées de participation à une association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, sont passibles de peines très lourdes.
Je finis par m’installer – la présidente est en discussion avec la défense au sujet de vidéos: des considérations de planning pour les jours à venir. Je n’ai pas loupé grand chose. La salle est un peu remplie, essentiellement et visiblement par des soutiens des prévenu.e.s.
La présidente – qui n’est pas avare de petites sorties, conclut sur cette question : « il faudrait éviter que l’audience ne se transforme en projection cinématographique ». Rire nerveux de la salle : c’est le dernier jour de cette première semaine d’audiences, hier ça s’est fini tard. On sent la fatigue, le stress, la tristesse, la colère.
Au programme de ce jour 4 : « les explosifs ».
C’est un des quatre faits reprochés à deux des prévenus. Un des éléments principaux sur lequel repose tout le récit d’un projet terroriste du non-groupe des 7 inculpé.e.s qui – je le rappelle – ne se connaissent pas tous, et au sujet desquels tout le dossier d’instruction n’a pas pu réussi à prouver qu’ils préparaient une quelconque action violente. Tout ceci semble absurde et pourtant: ce sont des peines réelles et très lourdes qu’ils encourent.
Simon est à la barre. Il va y rester pendant 5 heures.
Simon a été arrêté le 8 décembre 2020 comme les 6 autres prévenu.e.s – dans les conditions qu’il a rappelées hier à savoir : braqué par un fusil d’assaut et traîné par les cheveux.
Il a fait 7 mois de prison préventive.
Hier, Simon a déjà subi une enquête de personnalité. Il est fatigué, parfois un peu confus, parfois loin du micro : on ne l’entend pas toujours. C’est avec un mélange de pudeur, de lassitude et d’indignation qu’il répond aux questions de tous ordres qui lui sont adressées, concernant son métier, ses relations amoureuses, ses relations amicales, ses aspirations politiques, sa recette de la poudre noire, ses discussions alcoolisées avec son ami dans un camion au cours de quelques jours de retrouvailles festives.
Tous ces morceaux de sa vie privée – la vie privée ça existe encore ? – captés par des micros cachés par la DGSI ou relevés dans ses correspondances téléphoniques ou numériques sont exhibés ici et mis à bout dans un ordre non pas aléatoire mais justement pensé pour construire les épisodes d’un récit à charge. Alors, est-ce que ça marche ? Est-ce que le scénario fonctionne ?
Le terme de scénario est utilisé à plusieurs reprises par Simon lors de son interrogatoire. Il parle d’un « mauvais scénario ». Et c’est vrai que cette affaire a quelque chose d’une série mal écrite et mal interprétée qui met particulièrement mal à l’aise, comme si les acteurs s’embrouillaient, ne connaissaient pas leur texte, bref, ne savaient pas jouer le rôle écrit pour eux par la DGSI dans la fiction « coup de filet antiterroriste ».
Une série de questions par la présidente tendent à installer l’idée que Simon, l’artificier gauchiste qui a des compétences en pyrotechnie, a retrouvé Libreflot – son ami militant parti au Rojava combattre Daech – pour tester avec lui pendant quatre jours de nouveaux explosifs forcément destinés à détruire la police ou l’Etat, ou, plus simplement, comme le résume plus tard une avocate, à « renverser le système capitaliste ». Certaines conversations, échanges, plans, déplacements, matériaux vont dans ce sens. Pour le Procureur, c’est le seul et unique objectif des retrouvailles de ces deux amis.
Pourtant, quand on entend, simple auditrice dans la salle, les extraits cités, qu’on comprend qu’ils sont totalement décontextualisés, et sans lien évident les uns avec les autres, on n’arrive pas à se dire autre chose que : deux types se rejoignent pour s’amuser à fabriquer des pétards, en s’inspirant de recettes comme celle de la poudre noire trouvée sur WIKIHOW. En plus, ils sont pas très doués, leurs tentatives échouent. Autour de cet événement, ils boivent des bières, se racontent leur vie, disent le mal qu’ils pensent de la police, et pas mal de conneries, et mille autre choses, ne se sachant pas sous surveillance. S’ils avaient su, peut-être qu’ils auraient dit des choses plus intelligentes, parce que parfois, comme le relève la présidente « ça part en n’importe quoi ».
« Il n’est pas interdit d’utiliser Signal »
La Présidente
Ah. Peut-être que si, pardon, rebondissement ou petite subtilité du scénario : en fait, ils pourraient se savoir sous surveillance. On le voit bien : à certains moments leurs propos sont inaudibles, ils chuchotent, et quand ils s’écrivent, ils passent par signal. C’est bien qu’il se savent sous surveillance. Donc, se sachant sous surveillance, connaissant – comme tout militant de gauche – les risques qu’ils pourraient encourir (et c’est là que la mauvaise réalité rattrape le mauvais scénario) ils s’amusent à fabriquer des pétards pour amuser la DGSI et apporter de l’eau au moulin du Procureur aujourd’hui. Logique.
Heureusement la présidente rassure l’audience : « il n’est pas interdit d’utiliser Signal », ce n’est pas quelque chose qui peut à soi seul entraîner une condamnation. Ouf. On a encore un tas de droits et des libertés dans ce pays.
Le procureur – seul acteur parfaitement dans son rôle, quoiqu’un peu caricatural par endroits – revient sur plusieurs éléments. En particulier, une bribe de conversation où Simon et Libreflo surenchérissent sur leur capacité à tuer un policier s’il est au sol dans une manifestation. C’est vrai, on les entend dire ça. Simon ne conteste pas. Ce qu’il doit maintenant prouver, apparemment, c’est que dans la vie, il y a dire et faire. C’est pas la même chose. Tout langage n’est pas performatif. « Et quand tu mets deux gauchistes avec de l’alcool dans un camion, c’est souvent ça qui sort », conclut-il. Rires de la salle. C’est drôle. Mais c’est justement là la zone dangereuse de l’antiterrorisme : l’intention – zone dans laquelle il peut s’inventer des mauvais scenarii qui justifient son existence et continuent à diaboliser le militant de gauche par tous les moyens possibles, à partir des plus maigres éléments trouvés. Rien n’est interdit dans cette construction, aucune indécence, on peut se risquer à toute comparaison nauséabonde comme le fait le procureur quand il demande à l’inculpé s’il connaît Breivik, le terroriste d’extrême droite qui a fait 77 morts en Norvège.
Quand finalement c’est au tour de la défense de poser quelques questions, on entend les incohérences flagrantes dans les synthèses faites, les interprétations totalement biaisées, la partialité grossière dans le choix des pièces. Par exemple, pourquoi certains éléments sont-ils sciemment ignorés quand ils ne sont pas à charge ? Pourquoi la DGSI, involontairement, a-t-elle effacé une vidéo, et n’a-t-elle pas non plus produit les retranscriptions de cette vidéo qui normalement sont toujours faits en parallèle ? Alors que tout ceci n’arrive jamais ?
Peut-être parce que cette vidéo était à décharge. Suggère l’inculpé.
Peut-être.
Alors, qui surveille la police ?
C’est la fin de cette éprouvante journée du procès de l’ultra gauche. Le comité de soutien des inculpé.e.s du 8 décembre sort progressivement de la salle, pas assez nombreux, jamais assez nombreux, mais fidèles à leurs amis, et sans doute à une certaine idée de la justice et de nos droits. C’est une des rares forces qu’il nous reste : ne pas laisser seul.e.s ceux qu’une autre justice pourrait broyer.