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J3: Madame la Présidente dans une camionnette

Mardi 3 octobre, s’est ouvert le procès de l’affaire dite du « 8 décembre ». 7 personnes sont poursuivies pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Chaque jour, nous publions un compte-rendu des audiences, en collaboration avec Lundi Matin. Aujourd’hui, l’interrogatoire de Libre Flot, le personnage sur lequel repose toute l’accusation et de Simon, l’artificier de Disneyland.


(Avec l’aide de P., libraire)

Jeudi 5 octobre, au fond de la salle 213 de cette cité judiciaire qui s’efforce, comme désormais tous les bâtiments officiels neufs, de ressembler à un hall d’aéroport, on avait l’impression d’assister de loin, par moments, à un entretien entre un de ces individus que les institutions jugent mal insérés et une assistante sociale (ou une conseillère Pôle Emploi). « Pouvez-vous m’expliquer votre parcours professionnel ? » est une question qui revient ce jour-là à chaque interrogatoire de personnalité des différents prévenus pour « association de malfaiteur terroriste ». On est frappé par le ton de la présidente, par l’insistance de son désir de comprendre sans piéger, par le choix qu’elle laisserait à l’interrogé de dire ou de ne pas dire… Cette espèce de connivence qu’elle s’efforce d’installer, à grand renfort de remarques incidentes amusées et de petits rires parfois partagés avec l’accusé et même la salle, on s’y laisserait prendre volontiers : il suffirait d’oublier que les interrogés ne sont pas là de leur propre volonté, il suffirait d’oublier la présence de policiers postés là pour limiter au strict minimum vital (respirer) la manifestation de la présence d’un public ami, il suffirait d’oublier que tout cela fait partie d’un dispositif politique, policier et judiciaire dont l’objectif premier, ce jour-là et encore pendant une douzaine de jours, sera de justifier par des condamnations son existence institutionnelle et les salaires de ceux qui le font vivre.

La séance commence par ce qui menace de devenir un rituel journalier : la présidente explique très longuement qu’elle tient à ce que la justice soit rendue publiquement mais qu’elle n’hésitera pas à faire expulser toute personne perturbant le bon déroulement des débats parce qu’il s’agirait de conserver à la justice ce caractère solennel auquel les accusés eux-mêmes ont droit (personne ne peut lui dire qu’ils n’ont rien demandé de ce genre), il faudrait bien se tenir par respect pour les magistrats mais aussi par respect pour les accusés et pour le public lui-même : si on la suit bien, le public, en réagissant à ce qu’il entend, manquerait de respect envers lui-même. Bref.

« Je suis passé des punks aux hippies »

Libre Flot

L’interrogatoire de Libre Flot, le personnage sur lequel repose toute l’accusation en raison de son séjour au Rojava commence par son casier judiciaire : une infraction que nous nous garderons de justifier bien qu’elle soit commise par des milliers de Français chaque année, la conduite sous stupéfiant, et une affaire d’outrage. LF aurait craché dans la boue aux pieds de policiers patrouillant auprès de ce qui restait de la Jungle de Calais : un lieu où LF donnait des cours de français aux migrants. On comprend sans mal que cette situation, à la fois environnementalement boueuse et moralement douteuse, l’ait fait tousser, on comprend moins bien que des flics qui ont assez de force d’âme pour taillader sans broncher les tentes sous lesquelles les migrants tentent de s’abriter, puissent avoir l’âme assez délicate pour se sentir outragés d’un crachat dans la boue.

Résumant son arrivée sur la ZAD de Sievens, LF a une formule qui résume tout un pan de vie : « je suis passé des punks aux hippies ». Ce passage s’opère au moyen d’un engin dont le rôle est essentiel dans la vie des personnes ici jugées : la camionnette, le fourgon aménagé. Au cours de l’interrogatoire de ce prévenu et de ceux qui vont suivre, on aura souvent l’impression que le tribunal se promène à la découverte d’un mode de vie : celui des travellers, ces personnes au domicile mobile, toujours prêtes à partir au gré de leurs besoins de changer d’air et de leurs nécessités de trouver du travail. Tous les inculpés partagent ou ont partagé ce choix de vie sur lequel l’accusation a bien du mal à greffer le spectre de la construction d’une organisation terroriste. Faute de quoi, on va souvent s’égarer dans des curiosités amusées qui ont du mal à dissimuler le mépris de classe : « À aucun moment vous ne vous êtes dit que vous pourriez développer un talent particulier ? » « Est-ce que vous avez pensé à consulter un thérapeute ? » à LF, ou plus tard, à William, un autre accusé : « au cours de cette année-là (celle de de l’errance après Sivens), qu’est-ce qui vous caractérisait, qu’est-ce qui vous motivait ? » demande la présidente, visiblement plus préoccupée par le fait que l’accusé n’utilise pas son master de géographie que par le fait qu’il ait pu être traumatisé par la mort de Rémi Fraisse.

Au chapitre de l’observation ethnographique par la bourgeoisie d’État d’une fraction de population visiblement considérée comme marginale, il y a aussi, de manière répétitive, une insistance, avec chaque accusé, sur la consommation d’alcool. Une façon de tourner autour des dialogues enregistrés où certains auraient tenu des propos menaçants pour l’ordre constitué et ceux qui le servent. Et in fine, cette pointe échappée à la présidente, avec une petite moue qui semble la caractériser sinon la motiver : « bon, mais quand même quand on décide de s’alcooliser, c’est un choix délibéré, personne ne vous y force ». Comme pour réintroduire la notion de responsabilité dans des propos censés manifester une dangerosité.

Mais, après William, voici Simon, l’artificier de Disneyland. Il fait une déclaration très forte qui nous ramène à la réalité vécue de l’affaire, assez loin des considérations sur les parcours professionnels et les modes de vie : il ne se reconnaît pas du tout dans le portrait que le dossier d’accusation dresse de lui, il rappelle qu’il a été, au moment de son arrestation, braqué par un fusil d’assaut et traîné par les cheveux. Note de P. : « Simon est questionné sur un accident de scooter qu’il a eu à 15 ans, et dont il a encore des séquelles aujourd’hui (arthrose, douleur, etc.) Il s’explique rapidement, assez pudiquement. Il a été percuté par une voiture qui a grillé une priorité. Son avocate prend la parole pour lui demander d’en dire plus. Il est gêné mais s’explique : Il a été renversé par une voiture conduite par un policier ivre qui rentrait de service. Plus tard, au centre de rééducation, des collègues de ce policier ont fait pression sur lui pour qu’il retire sa plainte, sans succès je crois. Le lien est fait, un peu, avec son tatouage ACAB à la main. »

« L’avocate le questionne “Pourquoi ne pas avoir voulu mentionner le fait qu’un policier soit impliqué dans votre accident de scooter ?” Simon répond : “Le moindre doute que l’on peut avoir sur l’institution policière peut ici être retenu à charge, j’ai donc eu peur d’en parler”. » Le seul moment où le taiseux Simon surmonte sa réticence à parler et sa propre pudeur, c’est celui, où il raconte haut et fort, enfin suffisamment près du micro, son métier. Il a un portfolio d’essais spéciaux et serait presque prolixe quand il explique la différence entre les feux d’artifice répétitifs et formatés qu’on exige de lui à Disneyland et les effets spéciaux au cinéma, qui stimulent sa créativité. De quoi mettre en perspective les essais de pétard en période de confinement qui sont un des piliers de l’accusation.


« Cette sensibilité envers les êtres, “les règnes animal, végétal et minéral” »”, est frappante dans tout ce qui est raconté, elle est le principal credo politique à l’origine des choix de vie [des accusés] »

Serge Quadruppani

C’est sans doute avec l’interrogatoire de Loïc qu’on va ressentir le plus la distance de classe. Loïc dont la maison, héritée de sa mère a pourtant occupé un moment, pour une partie des accusés, la place du lieu du rêve, cet endroit où l’on fera pousser des légumes et où on vivra collectivement. Pourtant, dans son existence difficile entre camion, squat et vie dans la rue, cette maison, au final, dit-il « c’était le lien qui était attaché à mon pied ». Comment des fonctionnaires dont le seul souci est de bien fonctionner pourraient-ils comprendre quelque chose autrement qu’avec des catégories méprisantes, à la souffrance sociale et psychologique exprimée à travers le parcours de Loïc ? Pourtant, ils auraient un matériel à disposition : car ce qui frappe le vieil habitué des prétoires que je suis, c’est une tendance nouvelle dans ce milieu militant, celle de mettre en avant ses émotions. Que ce soit à travers la voix de LF qui se brise en sanglots ou l’indignation encore perceptible chez Simon, on sent dans cette génération une vibration émotionnelle que ne fige aucune crispation idéologique. Cette sensibilité envers les êtres, « les règnes animal, végétal et minéral », est frappante dans tout ce qui est raconté, elle est le principal credo politique à l’origine des choix de vie. Encore une embûche que l’accusation aura bien du mal à surmonter quand il faudra démontrer que ces personnes auraient voulu imposer un changement d’ordre social en répandant la terreur.

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