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J15: «Il est stupéfiant que je doive les plaider»

Mardi 3 octobre, s’est ouvert le procès de l’affaire dite du « 8 décembre ». 7 personnes sont poursuivies pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Chaque jour, nous publions un compte-rendu des audiences, en collaboration avec Lundi Matin. Aujourd’hui : les plaidoiries.

La vie de procureur ne mène décidément pas à tout. La leçon d’histoire anarchiste récitée hier par le parquet a consterné et amusé. On en parle beaucoup, dans la salle comme dans les plaidoiries. Aveu final du vide du dossier et de la dimension idéologique d’un procès qui cherche à criminaliser des opinions que rien n’interdit pourtant. L’enjeu est-il celui du droit, où les avocats trouvent sans cesse de quoi invalider toute l’accusation ? L’enjeu est-il politique, idéologique, moral ? Un peu de tout ça, en réalité, confusément mêlé et obligeant les plaidoiries à se faire à leur tour historiennes pour donner à comprendre ce qu’on peut dire sur ce fait-là, à cet endroit-ci, à cette date. Le contexte, l’histoire, tout ce qui pèse sur ce procès sans pouvoir être dit à la barre et qui limite notre consternation et notre amusement : notre contexte est-il celui où une accusation vide, inepte, pourrait malgré tout suffire pour une condamnation ? De quoi est capable ce temps qui est le nôtre ?

Me Louise Tort commence la première plaidoirie sans préalable, par des excuses répétées à la cour. Pardon. Pardon. Pardon. Le rythme ternaire lui va visiblement bien, ses formules sont souvent des triolets. Elle présente ses excuses pour sa vulgarité, pour ses mines défaites, personnalisant d’emblée son intervention. « Je suis venue ici avec mon sac à dos, accessoire commun aux punks à chiens et aux policiers en civil. Sac à dos chargé de 45 ans de vie et 25 ans de barreau. De ce que j’ai appris de vous, de vous, de vous. »

Ses cheveux blonds sursautent souvent, ses gestes sont brusques et amples, suivant un ordre et une logique qui, comme sa plaidoirie, ne se dévoile que peu à peu. « Mon lapin s’appelle Noisette. Il est tout ce que j’ai et il est au bord de la mort depuis 15 jours. Le sac à dos est devenu trop lourd pendant ce procès. » L’apparition de Noisette, le lapin de Me Tort, n’est pas fugace et elle s’étend longuement sur la maladie de son animal. Les fous rires se répandent sur les bancs de la salle et j’entends à voix basse quelqu’un se demander ce que fout l’avocate. Aux juges qu’elle compare au vétérinaire de Noisette : « j’ai confiance en vous, j’ai confiance en vous, j’ai confiance en vous  ».

Soudain, on réalise que le rythme a changé et que la valse au lapin a laissé la place au martèlement des « y’a pas ». Y’a pas d’association de malfaiteurs, y’a pas d’intimidation, y’a pas de violence. « De rien on fait rien sur la base de rien  ». Me Tort continue de faire rire la salle, mais s’en prend frontalement à l’accusation et ses « arguments soit limite faiblards, soit limite déloyaux  ». Théâtrale, elle virevolte, rit des policiers de la DGSI dont on se demande à entendre le parquet s’ils ne sont pas des superhéros, puis demande pardon pour ses mots. Pardon, pardon, pardon. Le rire est ici ce qui épargne à la vérité le soupçon de la provocation sans rien céder de son intégrité.

Soudain, des formules implacables : « Si le droit au silence en garde à vue, qui découle du droit à ne pas s’auto-incriminer, devient une preuve d’incrimination, c’est le sommet de l’hypocrisie. » Soudain, le rappel au réel, qui reviendra dans presque toutes les plaidoiries contre les « constructions intellectuelles » du parquet. Soudain, l’histoire : c’était les Gilets Jaunes, c’était Georges Floyd, c’était Adama Traoré. Soudain les rires : « On se croirait dans Navarro !  » s’exclame Me Tort face aux pressions des policiers pendant les garde à vue. La présidente elle-même sourit et glisse « c’est un peu ancien, comme référence  ». Les rires ne demandaient pas d’autorisation mais ils se lâchent un peu, alors que la plaidoirie poursuit un chemin étonnant vers la sensibilité – c’est ici l’enjeu, tandis que le parquet voulait faire oublier cela. « Mon client, c’est mon Noisette judiciaire. Je vous le confie pour que vous preniez bien soin de ma Noisette.  »

Me Lucie Simon et Me Camille Vannier plaident en duo, virtuoses, passant leur parole – vraiment leur – en poursuivant, relançant, récupérant, détaillant ce que l’une disait ou que l’autre va dire. C’est une danse, dont la théâtralité est toujours juste, impressionnante de précision commune. « Quel étrange procès  », entame Lucie Simon, qui rappelle comme on a ri lors des séances du procès. Or, on ne rit pas avec des gens qui nous terrorisent, nous font peur. Ces gens-là existent pourtant, et ils ne sont pas au tribunal de la porte de Clichy. Liste implacable où ne figure toujours pas l’ultra-gauche anarcho-autonome jugée par le parquet : jihadistes, nouvelle OAS de juin 2022, les Barjols. La liste montre que le « groupe » jugé aujourd’hui n’y appartient pas : il n’a pas de nom et les flics de la DGSI l’ont appelé « le groupe des punks à chiens ». Le parquet a cherché des filiations idéologiques avec Action Directe en passant par la Conspiration des Cellules de Feu. Mais pourquoi ces filiations idéologiques n’ont-elles donné lieu à aucune question pendant les audiences ? Construction intellectuelle toujours, l’effroi du parquet devant l’expression « chien de garde » utilisée par l’un des accusés : Nizan, Serge Halimi, tout est rappelé, jusqu’à cette citation de Patrick Poivre-D’Arvor, qui qualifie l’expression de « terrorisme intellectuel ». La boucle est bouclée, et le terrorisme intellectuel est devenu terrorisme tout court pour le parquet. « Ces mots, ces critiques ne sont que des mots. On doit pouvoir critiquer. Si on prend ces éléments à charge, que nous reste-t-il pour critiquer ?  »

Les rires reviennent lorsque les deux avocates ridiculisent la logique du parquet : « Si le black bloc devient terroriste, le PNAT a de très beaux jours devant lui. Si tagger ACAB dans les toilettes des restaus du 20e arrondissement devient terroriste, le PNAT a de beaux jours devant lui. » Mais l’histoire revient, grave, lorsqu’au moment de conclure, les deux avocates rappellent que la responsabilité juridique de la cour est bien historique : quelle est la frontière entre violence politique et terrorisme ? En demandant à la cour de faire une distinction avec la jurisprudence utilisée pour les jihadistes pour caractériser l’association de malfaiteurs terroristes (AMT), elles concluent en demandant la relaxe et en refusant l’inscription de leur client au FIJAIT (Fichier des auteurs d’infractions terroristes). AMT, FIJAIT, sigles qui occupent toute la journée et coagulent toutes les craintes.

C’est au tour de Me Chloé Chalot de plaider. Les précédentes avocates marchaient, levaient les bras, s’immobilisaient, aussitôt reprenaient leurs idées et leur mouvement. Droite devant la barre, immobile, les mains jointes dans le dos, Chloé Chalot déroule avec un calme souverain la plaidoirie la plus courte de la journée. Pas la moins marquante. Sa cliente, Camille, a été réduite au rôle de seule compagne de Libre Flot. Le champ lexical utilisé par la police et la justice est celui de l’hystérie, de l’aveuglement amoureux. Sa cliente a été décrite comme l’informaticienne du « groupe », puis devant l’effondrement des preuves comme l’intellectuelle, puisqu’on a fini par lui reprocher sa culture, son aisance à l’orale, sa résistance intellectuelle à l’enquête. Relevant patiemment toutes les failles de l’accusation, elle affirme, implacable : « c’est l’honneur de la robe que de questionner ces points. Il est stupéfiant que je doive les plaider.  »

L’histoire, le contexte reviennent : on accuse sa cliente de critiquer la police, mais la mort de Rémi Fraisse n’a-t-elle pas pour toute sa génération de militants constitué une prise de conscience douloureuse des dangers de militer ? L’histoire, la logique, le droit, la dignité le rappellent sans cesse, mais on peut se poser ces questions sur la police, on peut critiquer. « Elle a le droit à des lectures engagées, même des lectures subversives si ça lui fait plaisir. » Il est stupéfiant qu’elle doive le plaider.

Hier, le parquet estimait que des documents trouvés sur sa clef USB « résonnaient  » avec ceux des Cellules de Feu trouvés sur un autre ordinateur. Cette résonance que la justice trouve dans des PDF mais n’assure pas à ses salles d’audience (insupportable sur le plan sonore), où se niche l’impossibilité d’entendre ici d’une pensée nuancée, d’une finesse, d’une exigence à vivre qui habitent sa cliente et que son avocate a fait entendre.

L’autre avocat de Camille entame sa plaidoirie, de loin la plus longue de la journée. La plaidoirie itinérante revient en force : loin de la barre, au milieu de la salle, près de la barre, jouant des volumes pour tantôt murmurer, tantôt tonner, personnalisant son propos d’ « homme cis-hétéro ayant pris un crédit de 25 ans pour s’acheter une maison à Montreuil  ». Derrière moi, toujours, on dit qu’il fait le clown et que c’est son style. Les clowns, c’est bien pour rappeler des noms : Angelo Garand, Babacar Gueye, tués par la police. Sa cliente a lutté pour que vérité et justice leur soient faites. Il poursuit : « je me suis amélioré au contact de ma cliente, parce qu’elle critique le confort bourgeois. J’ai lu Starhawk.  » Il sort le Petit traité de Cosmoanarchisme récemment paru de Josep Rafanell i Orra. « C’est chouette ça », mieux que les brochures dont le parquet voudrait nous faire croire qu’elles prouvent le projet terroriste. Il s’interroge sans cesse, il questionne, il trouve questionnant les « trous dans la raquette » de l’accusation. Il conclut une première fois, puis une deuxième, puis une dixième, où il cite « Les gens qui doutent » d’Anne Sylvestre, et dans une ultime volte-face il cite la grand-mère de l’accusée, qui lui a envoyé un article du Canard Enchaîné. Bruno Le Maire y est cité face aux étudiants de l’ENS. Rebellez-vous, leur dit-il, « n’acceptez jamais le monde tel qu’il est  ». La salle applaudit, la présidente laisse faire.

L’audience s’interrompt, tout le monde est crevé. On reprend pour une dernière plaidoirie, de Me Emilie Bonvarlet, qui s’installe également droite à la barre, la pose inéluctable, comme on voudrait la justice qu’elle demande si bien. De l’accusation, elle retient qu’il semble interdit de se défendre. « De ça, d’être terroriste, on ne se défend pas.  » Elle s’interroge sur la nécessité d’une défense à entendre le parquet, qui veut nous maintenir dans un état de sidération alors qu’une seule infraction pénale, celle des explosifs, constitue l’acte d’accusation de son client. « Un fantasme irrigue tout le dossier. Le PNAT et la DGSI s’autoalimentent par des notes de synthèse qui finissent dans un gloubi-boulga politique incompréhensible.  » Elle cite une note, qui semblerait tirée d’une intervention de Bruno Le Maire si on ne nous avait cité son homonyme insurrectionnel un peu plus tôt.

La plaidoirie est effectivement inéluctable. Dans ce fantasme, on oublie les individus. On oublie les mots puisque tout est premier degré : « peu importe le contexte, l’heure, peu importe le conditionnel, peu importe l’alcool, l’humour. Le PNAT en est convaincu : ils sont anars et ils sont dangereux.  » On oublie le droit pénal, abandonné. « Ce n’est pas la peine de démontrer parce que cela va de soi  ». On oublie à la DGSI de faire des clics droit pour dater un document. Elle se retourne vers les accusés, rappelant la personnalité qu’ils ont donné à voir pendant toute l’audience. « Ils ne sont pas capables de se tenir tranquilles devant vous alors qu’ils encourent 10 ans ? Tout est sujet à blague, à mise à distance… » Et le parquet voudrait nous faire croire qu’il faudrait tout prendre au premier degré.

Tout n’est pas qu’affaire de contexte, mais le talent des avocat·es et le relâchement de tout le monde, dans l’épuisement du procès, enveloppe la salle pleine à craquer dans une légèreté qui résiste aux moues de la procureure, aux haussements d’épaule, au policier qui veille à ce que personne ne mange dans la salle. L’histoire, c’est souvent pesant. Sous l’enjeu énorme, il y a ce qui rit et qui fait espérer. Demain, c’est fini. De quoi demain sera capable et sera-t-il, même un peu, le nôtre ? Demain… C’est Robert Desnos qui en parle le mieux :

Âgé de cent mille ans, j’aurais encore la force
De t’attendre, ô demain pressenti par l’espoir.
Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,
Peut gémir : neuf est le matin, neuf est le soir.

Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille,
Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu,
Nous parlons à voix basse et nous tendons l’oreille
À maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.

Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore
De la splendeur du jour et de tous ses présents.
Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore
Qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent.

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