brina, pour commencer :
dilem vient me pécho chez Helyette B – elle qui a connu la guerre la résistance la cavale la taule tous les procès tous les avocats tous les hérissons et elle nous dit quand même avant qu’on parte : non ce tribunal là je connais pas ces avocats je connais pas ces gens d’ultra gauche je connais pas. Alors ça y est : on est officiellement entré dans un autre siècle.
…et on trace porte de clichy sous la pluie et le café en face du tribunal est à 2,50 non mais monde de merde.
— Tu vas voir meuf, c’est comme à hollywood me dit dilem.
Moi j’ai jamais assisté à un procès de ma life. je suis venue ici une fois déposer mes couilles sur le bureau des juges, je leur ai dis : je m’en sers plus allez-y faites-en du ragoût. Mais j’ai vu Anatomie d’une chute.
On passe les sacs et y a des tirailleurs semi-publics semi-privés hommes noirs costumes noirs fond blanc. Sur le mur en bois la présomption d’innocence en fresque romantique. Vu la teneur du procès en cours, le vide abyssal du dossier et le traitement des prévenu.es, on se tape un de ces fous rires nerveux.
Devant la salle d audience. Deux keufs leur petits culs bien moulés et leur doudou famas nous ont grillés : l’ultra gauche c’est bien ici, mais si vous pouviez aller attendre à la cafétéria y a du retard.
Point architecture tgi : hall de justice en mode judge dredd x ikea, escalators miroirs et collerettes – le lagom c’est tendance. Moi je me sens bien ici, c’est comme attendre un train pour les camps et pis on se fera ptet une partie de molki tiens. dilem me dit qu’il a déjà pratiqué les geoles des sous-sols, même mobilier dans la tour inversée. Je lui demande comment il a fait pour garder son sens de l’humour au bout de trois jours de gav extensible. Il répond pas.
A la cafèt’, que des pièces rouges dans le pot à pourboire. Des Batman en bavette dégustent des sandwichs au thon et des petits pots Yoplait. Le café est a 1,60. Non mais monde de merde.
Allez, c’est l’heure. Moi bonne élève je veux me mettre devant mais dilem qui a l’expérience d’un cancre me dit bien que non faut se mettre au milieu – pas trop devant pour ne pas être sous le regard des profs mais pas trop derrière pour éviter les pions et pouvoir rigoler sans se faire griller.
Je me demande si y a des RG ici dans la foule, je deviens parano. J’imagine une poule avec une go pro passer pour nous fliquer mais dilem pense que c’est sûrement la petite vieille souriante en béquilles. A quoi tu vois ça, je lui demande ? Il répond pas.
La poulaille nous demande de nous ranger en deux rangs SUR LA GAUCHE pour entrer.
Tout le monde gueule : à l’ULTRA GAUCHE ! dilem ricane dans son tee-shirt everlast. Un type devant moi mate sur son phone un longplay du premier Strider, qui se passe en Russie. Je comprends plus rien. Help.
C’est drôle : c’est bien l’auditorium où j’ai laissé mes couilles. Le fucking même. J’y vois une ironie impuissante.
Trois juges, derrière des Dell gris. Trois femmes, attentives à leurs notes. Trois figures hiératiques qui demandent le calme, scrutent chaque remarque un peu trop sonore dans le public et mettent un point d’honneur A CE QUE PERSONNE NE MANGE. Les douze robocop.es en rotation lourde assigné.es à la surveillance de la salle y veilleront. Justice partout, miettes nulle part.
La salle : un joyeux ramassis de punks, d’alternos, d’artistes, de totos, de mèches, de styles et de tattoos, des gens de droite même (on les reconnait à leurs chaussettes) tous les âges, c’est rempli à craquer, c’est concentré, c’est présent, c’est motivé. On se croirait à la maison mais ça manque de chiens. Mine de rien, il y a communauté, même sous contrôle. Comme une classe de ski un journée sans neige, le nez collé à la fenêtre, qui trouverait collectivement silencieusement comment partager une tristesse. Un espoir.
C’est la journée des réquisitoires. Hard pour un dépucelage. Je me souviens de Kevin Costner dans JFK, comment c’était intense. Je déchante vite : on aura droit à six heures de lecture de documents par les deux procureur.es. En retrait dans le box de l’accusation, un jeune gars restera assis tout du long. Il prendra des notes, observant les allées et venues. J’en déduis que c’était soit un stagiaire d’Assas, soit un barbouze. Les deux.
dilem :
La juge à peine assise : ’On ouvre ces yeux et ses oreilles, on ferme sa bouche’. Le proc se lève et fait des politesses, il jouit visiblement de l’hostilité de la salle : ’J’ai l’honneur de représenter la DGSI blablabla’. Dans sa bouche bien ouverte à lui reviendra en permanence le caractère criminel de toute camaraderie, de toute amitié, de tout espoir. Il regrette que les inculpé.es, qui ne se connaissaient pas toustes avant (sic) soient capables de se défendre ensemble, ça il ne peut pas le comprendre, il ne veut pas le comprendre et ici son travail est de dissocier, de diviser, de délier.
Puis il se targue des réussites du parquet antiterro se croyant obligé de relever l’absurde défi de justifier son intérêt. Pour se donner de l’importance – plus tard il chouinera d’être traité comme un instrument au service du gouvernement – il réinvente le camp républicain : la DGSI dernier rempart contre l’ultra-droite lol.
La DGSI, l’ombre sournoise de tout le réquisitoire. L’idée, défendue par les amies, les familles, la défense, tout être un peu au courant de ce qu’on est en train de traverser, c’est qu’il y a un RÉCIT. Mis en place dès le début pour enfiler au chausse-pied des faits, actes et personnalités disparates de ce dossier en forme de procès politique. L’accusation mettra donc six heures à s’en défendre, préférant énumérer les faits, pour montrer que non, aucun esprit rationnel ne saurait y voir une entreprise narrative visant à détruire toute velléité de contestation dans un monde qui se fascise à la vitesse d’un tgv chinois. C’est bien de terrorisme qu’il s’agit. D’intention de terrorisme.
Les faits, parlons-en. Au coeur de l’indignation étatique, la question du chiffrage des messages, mais surtout des explosifs. Ces explosifs, dangereux, avec lequel aucun humain qui n’est pas terroriste ne saurait/voudrait jouer, disent les experts. Ces explosifs, ils existent, leur expérimentation est attestée. C’est la clé de voute : sans ça, rien. On condamne pas pour des jeux mais c’est bien la différence entre jeux et intention de violence que le procureur tente de faire, en démontrant l’expertise de F. revenu du Rojava avec, je cite, ’cette technologie de Daech’ (indignation, légitime, du public).
Mais la trouvaille du parquet, dégainée directe aussi, c’est bien le manifeste de la conspiration des cellules de feu, publié en Grèce en 2007, et dont les membres de notre club d’airsoft sont visiblement amateurs. Le proc se lance gaiment dans l’arpentage : « Nous voulons détruire la civilisation et les rapports de pouvoir qui gangrènent les rapports personnels ». Je regarde brina qui fait une tête d’ahurie – non mais attends meuf, là c’est le retour du texte comme danger-pour-l’Etat. Elle me dit – oui, c’est un procès littéraire.
Ce texte sera minutieusement détaillé, pour démontrer qu’il jalonne tout le parcours de ce projet terroriste sans objet, si ce n’est celui d’un jour en découdre physiquement avec la violence d’État. Ok, c’est viril, c’est une énergie issue de discussions alcoolisées mais ça reste une intention supposée. Brina : « Sinon, hein, on mettrait tous les keums un peu bourrés en taule… wait… »
En fait, les petits mensonges de policiers, leurs ruses, leur pièges, le super scénario des gros bonnets de la DGSI avec l’artificier de Disneyland, un armurier, le chef et la femme du chef (forcément sous influence) s’intègre dans un autre grand récit, national celui-là, où la France est menacée de tous bords par toutes sortes de terroristes, des gauchistes en camion à l’éco-faf (la dangerosité de l’un des prévenus sera d’ailleurs pointé pour son activisme au FLA) en passant par le lycéen sans le sou radicalisé sur internet de la semaine dernière. Oui, des prévenu.e.s ont eu l’imprudence d’écouter une musique intitulé ’le Jihad des classes’. Islamogauchisme, choc des civilisations, vous voyez où on va … clin d’oeil, brina : hallucinée.
brina :
Toute l’accusation repose sur les épaules de F. pièce maitresse d’un dispositif global, leader charismatique d’une brochette de relations destinées à fomenter un supposé… quoi ? Attentat ? Coup d’état ? Le parquet n’en sait rien. Il tente de peindre ce portrait-là : celui d’un type traumatisé par ce qu’il a vu sur la ligne de front, d’un anarchiste qui revient au pays partager un savoir-faire avec des camarades plus ou moins éclairé.es. C’est essentiel au récit, pour faire tenir debout ce carnaval d’incriminations spéculatives. Tisser la trame d’une narration acceptable, depuis l’arme jusqu’à la propagande – cette menace véritable de radicalisation.
La vraie question, sournoise, jamais abordée : pourquoi F. était-il suivi de si près par l’argent de nos impôts ? Sur écoute ? Parce qu’il revenait du Rojava ? Parce que tous les soldats partis se battre pour une cause anarchiste seraient, revenus au pays, les instructeurs des rebelles d’ici ? Parce que le PKK, déclarée organisation terroriste par l’UE pour apaiser le dialogue avec Ankara, était beaucoup trop impliqué ? Aucun élément de réponse concret, mais il semble naturel au ministère de justifier qu’on a tout intérêt à suivre de près ces gens tatoués qui remettent en cause le monopole de la violence d’état.
C’est un des moments forts de cette après-midi épuisante : la litanie roborative du proc, ses efforts considérables – et franchement pénibles – pour justifier sa démarche, ouin ouin, ’on nous croit pas qu’en fait c’est des méchants qui veulent tuer du flic’. Il dénonce le manque de remise en cause des prévenu.es face à des preuves qu’il juge impossible à contester. Mais de sa part, aucune remise en cause, après des semaines de procès et de compte-rendus attestant l’impensable vacuité de ce cirque. C’est un délire paranoïaque d’élève appliqué, qui tente de se faire passer pour un daron raisonnable. C’est le jeu, c’est le cirque. C’est triste et flippant à en crever.
dilem :
Soudain, humain après tout, le proc fait un caca nerveux : il aimerait être considéré autrement que comme un ’simple exécutant’, se plaint d’une ’salle acquise’. Il est là à vider le sens des choses, à évacuer la politique de tout, tout en étant le directeur artistique d’un procès politique qui – si il porte ses fruits – continuera de rendre ce monde merdique. et il voudrait qu’on le traite comme un fréro ? Pourquoi demande-t-il encore qu’on le valide si ce n’est un reste de lucidité en face de cette fosse à punks ? Il s’inquiète ’nous n’avons pas les mêmes repères’. Bah non bonhomme.
Le temps passe. Digression sur l’histoire d’un groupe qui s’entrainait à égorger des lapins. Je n’arrive plus à écouter, brina fait des petits dessins bizarres.
La volonté d’insérer les prévenu.es dans l’histoire du terrorisme anarchiste est une autre façon d’entériner une bonne fois pour toute le récit. Tellement sûr de lui, le proc assène : ’Il n’est pas question d’assimiler les sept prévenus à Action Directe, nous faisons la part des choses, mais… ’ pour enchainer sur : ’Comment leurs ainées d’Action Directe…’ Tiens tiens, Helyette B. est présente finalement et hante ce tribunal dont elle se fout pourtant. ETA aussi, les corses aussi, les brigades rouges aussi, tous les fantômes sont là. Spectralité je crie ton nom. Tout ce qui s’arrache un tant soit peu à l’ordre républicain. Sauf que le FLNC, nous rappelle le proc lui même, s’ils ont fabriqués des explosifs il y a 15 jours, ce n’est pas pour faire du bruit dans la forêt mais bien pour exploser 22 maisons secondaires. Dans cette affaire, beaucoup moins d’ambiguïté. Lapsus du proc antitouriste : il souhaite lutter « contre le tourisme à la place de lutter contre le terrorisme ». Amen.
L’enjeu est très clair : montrer que le mode opératoire violent n’est qu’une continuité d’un vingtième siècle sanglant, et dont finalement daech est une nouvelle incarnation. Cette comparaison composera le fil rouge d’une démonstration méthodique, scolaire, pour tenter de convaincre les juges que nous avons bien à faire à un groupuscule organisé, pas ’ludique’, qui utilise TOR et le grec ancien pour échanger ses infos et préparer la révolution armée pas-islamiste-mais-un-peu-pareil-quand-même.
dilem :
Deuxième lapsus : il confond libreflo et Mohamed Merah. Le message du parquet aux juges est simple : l’Ordre, la société, aux abois, attaquée de toutes parts – le proc-scénariste n’hésite pas à piocher dans les scripts fascistes pour l’occasion – doit bien être défendu par des superhéros bureaucratiques et la justice (ce jeune minet mal rasé silencieux assis derrière lui ?), si elle est bien du côté du pouvoir, doit être capable de suivre la DGSI dans les dédales de son récit apocalyptique quand bien même les acteurs ne correspondent pas vraiment à leurs personnages.
Au bout de 6 heures de ventriloquie on en arrive à croire en partie à l’histoire de la maison poulaga – syndrome de Stockholm. Pour ne pas se perdre : se rappeler que l’antiterro est une machine à retournement. Il faut alors retourner le retournement. Il n’y a pas une obsession des prévenu.e.s pour la police mais une obsession de la police pour l’ennemi intérieur. Les prévenu.e.s, dont la vie a été pourrie pendant des années par cette aventure malheureuse n’essaient pas d’intimider les magistrats, mais le parquet veut impressionner le tribunal.
brina :
Mei Mei se glisse derrière nous, pour nous rappeler un certain nombre de choses sur l’importance d’exemplarité du procès. Notamment la construction d’un récit a postériori, sur les fragments indicibles d’une discussion intense sur signal, des fragments d’intensité fiévreuse, qui indiqueraient tout autant le complot terroriste, l’organisation d’un chantier collectif que la partouze avortée : « Faudra faire gaffe à comment on parle à nos plans cul. »
Les demandes de peine tombent. C’est édifiant, c’est sexiste af aussi. En gros : des peines de prisons avec sursis pour tout le monde, et 1500 d’amendes. C’est ça le prix de l’idéologie. La plupart de ces peines seront probablement aménagées, en fonction du temps déjà passé en préventive. Mais le gros est réservé à F. La seule véritable proie de ce procès visant à faire peur. Que dit-on, aux jeunes contestataires d’aujourd’hui ? Parlez en gav, vous prendrez moins cher. Ne lisez pas les grecs. Ne touchez pas à l’engrais, et ne le fumez surtout pas. Ne vous faites pas potes avec des inconnu.es. Ne vous battez pas pour vos idées.
J’ai commencé cette journée en mode déconnante, parce que je pensais que je serais pas à la hauteur des enjeux. Parce que j’ai jamais fais un truc pareil, d’écrire sur des amies qui risquent leur life et se frottent au monde, tandis que moi, peinarde derrière mon écran, j’écris des romans sur des camarades qui risquent leur life et se frottent au monde. Alors j’ai préféré faire la maligne mais en vrai, je vais pas si bien ce soir.
C’est comme voir notre monde se bruler au ralenti. Tous les mots, ils font mal. J’ai entendu vos souffles, vos râles, votre colère, vos phrases quand face à la bêtise, à l’injustice, à la mesquinerie, à l’hypocrisie, aux raccourcis faciles, vous n’aviez qu’une indignation à cracher. Risquer le courroux de la juge méchante, pas bien pas bien de rire, de gueuler. Vous n’aviez plus que ça et moi j’écoutais. Je guettais. C’était ça pour moi, l’espoir. Face au vomi sans interruption – tenter de se jeter au ciel pour hurler : BULLSHIT. L’espoir il était aussi dans cette salle d’audience.
Ce réquisitoire a commencé par le mot civilisation.
Quel est l’action civilisationnelle d’un tel tribunal, d’un tel procès ? Procès d’une haine de la France par une génération qui veut en découdre ?
C’est un procès politique. Que personne ne soit dupe. On veut condamner ces jeunes gens pour ce qu’ils sont. Pour ce en quoi ils croient. Terriblement, passionnément. Je n’ai aucune idée de ce qui se passe dans leurs têtes, de ce qu’iels ont cru bien faire, ce qu’iels ont mal fait. Mais je comprends qu’il n’y a strictement rien dans ce dossier qui dise quoi que ce soit sur un danger réel. Un danger potentiel, ok, pourquoi pas mais soyons honnête : c’est le cas de tout être humain, d’être un putain de danger potentiel. Ce qui se passe en nous, là, dans notre crâne moisi saturé, toute broken, c’est pas cool. On juge pas les gens pour ce qu’ils ou elles pensent.
Deso mais pas déso.
brina, dilem :
Il nous reste le rire, tout de même. Ce rire qui nous prend soudain, sur le parvis du TGI dans le froid, quand on se rend compte que personne ne sait vraiment ce que c’est un mandat de dépôt différé ou un sursis probatoire. On s’agglutine, on débat, on essaye de comprendre par nous-mêmes, sans regarder internet. C’est un moment magnifique, de se brancher les unes aux autres comme ça, dans la grosse connerie, l’épuisement, la sidération.
Alors quelqu’un hurle : PICON-BIERE !
Allez, ciao.