Florian D. à la barre. Si vous ne savez pas ce qu’est un jeu de rôle, cette journée était pour vous. Jouer à faire la guerre est-ce déjà faire la guerre ? Il était également question de phrases et de mots prononcés, de mots volés au cours se sonorisations et d’écoutes téléphoniques : dire est-ce déjà faire, les mots sont-ils des actes ? On en rit jaune, mais ce n’est pas que drôle. Au terme du procès, il existe pour les prévenu-e-s la menace d’une peine de 10 ans d’emprisonnement. Un peu flippant quand même … euh, perturbant, madame la présidente.
Jeudi 19 octobre 2023, Tribunal judiciaire, Porte de Clichy, Paris. La première que j’y avais mis les pieds, c’était en 2019, pour chroniquer le procès de France Telecom (1). Les prévenus étaient accusés de « harcèlement moral institutionnel », pour avoir mis en place des formes d’organisation du travail et de management maltraitantes et mortifères : il s’agissait alors, pour reprendre les mots de l’ex-PDG Didier Lombard de faire partir les salariés « par la fenêtre ou par la porte » (2). Il y avait eu des morts, des familles endeuillées, des salarié-e-s traumatisé-e-s, défait-e-s, quasi-détruit-e-s.
Ici, les prévenus n’ont pas de sang sur les mains, aucun mort ni blessés à leur actif. Mais on les soupçonne d’avoir voulu « projeter une action violente » contre les forces de l’ordre, ils sont jugés pour « association de malfaiteurs terroristes ». Quand j’écris « on », il faut comprendre le ministère public, celui qui intervient « au nom des intérêts de la société ». Je ne suis pas en terrain familier, je m’accroche.
Il est 13 h 48, la séance commence. Un peu dure de la feuille, je viens m’asseoir aux premiers rangs, la justice s’opère très souvent à voix basse. S’adressant à Florian D., l’un des 7 prévenu-e-s, la présidente explique : « Il s’agit de revenir sur des points liés à l’instruction pour vous entendre, recueillir vos observations et vos réponses. » L’audience du jour est consacrée à l’interrogatoire de celui qui est présenté par la presse comme le « leader charismatique », celui qui a la particularité de s’être battu en Syrie, aux côtés des forces kurdes, contre Daesh. Debout, dos au public et face aux magistrats, il le restera plus de 4 heures pour répondre aux questions successives de la juge et de ses deux assesseures, du procureur, puis de ses avocats.
Il est d’abord question d’armes, celles qu’on a trouvées en perquisitionnant son fourgon. Plus précisément, un fusil canon scié avec cartouches, classé catégorie B, deux répliques de pistolet et une réplique de revolver. C’est-à-dire, d’un côté une arme, de l’autre des répliques, des armes factices destinées à la pratique de l’airsoft, de fausses armes qui tirent des billes en plastique. Lorsqu’on tape « dangers de l’air soft » sur Internet, on peut lire : « Comme toute activité sportive, ce jeu comporte quelques risques, mais n’est pas significativement plus dangereux qu’un autre sport. […] La force de propulsion (énergie cinétique) des billes est réglementée et ne peut pas dépasser 2 joules c’est-à-dire la force d’un élastique que l’on tend et relâche. »
Il est question d’armes, un terme générique pour désigner deux catégories pourtant bien différentes, un fusil d’un côté et des jouets de l’autre, destinés à la pratique d’un loisir, vendus en ligne aussi facilement qu’un ballon de foot ou qu’une paire de skis. Une distinction fondamentale, comme le rappelle le prévenu, tant « les mots n’ont pas tous la même charge ». Les questions s’enchaînent. « Depuis quand avez-vous joué à l’airsoft ? », « Dans quelles conditions avez-vous acheté [votre fusil] ? » « Pourquoi cette arme était-elle moins accessible et plus dissimulée ? », « Pourquoi cette idée de permis de chasse ne vous est jamais venue avant ? », « Pourquoi ne vous êtes jamais séparé de votre arme ? », etc.
Florian D. explique ses 18 ans, le paint-ball, les jeux de rôle médiévaux, puis contemporains jusqu’à l’air soft, à partir de 2018. Il dit l’achat du fusil dans une brocante en 2016 alors qu’il avait déjà pris la décision de partir au Rojava. « Je me suis dit qu’il fallait essayer. Je n’avais jamais utilisé une arme. Je voulais vérifier si je perdais mes moyens. » Si cette arme était cachée dans un compartiment dédié, sous son fourgon, c’est parce qu’elle était illégale et aussi dangereuse et c’est d’ailleurs pour ça qu’il ne s’en est pas séparé : « La meilleure des sécurités, c’était qu’elle soit invisible. » Le permis de chasse, il ne l’a passé qu’en 2020, parce qu’au contact d’amis, lui, le végétarien, s’est confronté à ses contradictions, s’est posé la question de comment se nourrir, comment se vêtir, a fait évoluer ses visions sur la chasse.
Il est ensuite question de deux séances d’airsoft. La première d’abord, dans une maison abandonnée. « Qu’est-ce qui vous a conduit à donner rendez-vous à M. M. et M. H. dans un lieu, une maison, qu’il a fallu repérer, qui n’est pas votre domicile ? », « M. M. était intéressé par faire des trucs avec des amis, moins par l’airsoft, pourquoi il a vous a rejoint ? » Florian D. précise que les répliques ne sont pas adaptées à l’extérieur, pas assez puissantes pour s’en servir dans les bois, et qu’en allant de Toulouse vers l’Andorre, il est possible de voir cette maison, déserte et inhabitée. S’il pratique l’airsoft, c’est pour s’amuser avec des amis, revivre un truc qu’il a vécu en Syrie mais en plus « fun » : « Remettre du jeu, ça me fait du bien. J’y trouve du plaisir et une pratique sportive. » Qu’entre amis justement, ils se montraient les trucs qu’ils aimaient, l’un sa forge, l’autre sa fonderie : « J’ai regardé et j’en n’en ai pas fait après, c’est comme la cueillette. Pour l’airsoft c’est pareil, j’ai montré mais ça n’a pas intéressé tout le monde. »
La seconde séance s’est déroulée au moulin de Parcoul-Chenaud, en Dordogne. Mme B. était présente. « Dans la retranscription d’une interception [écoute téléphonique], vous parlez avec Mme B., vous allez dire ce qui vous a plu et ce qui vous a moins plu dans la séance, est-ce que vous vous êtes pris au jeu cette journée-là ? », « Vous revenez sur certains moments avec sérieux, on vous sent dans l’analyse », « On sent que c’est vous qui guidez », etc. Florian D. précise qu’avec ses amis et notamment avec Mme B., ils avaient pour habitude de faire le bilan de leurs journées, d’analyser ce qui s’était déroulé, c’était pratique courante. Et que ce jour-là, la partie d’airsoft, c’avait été « trop le foutoir ». C’est lui qui initie et il veut faire ça sérieusement, mais une fois que ça commence, « ça peut devenir n’importe quoi ».
« C’est-à-dire, demande la présidente ? »
Florian D. de rappeler les règles du jeu, la constitution de binômes, les rôles qu’il faut jouer, un jeu de rôle. La présidente lit un nouvel extrait de retranscription, dit qu’on voit qu’il « switche », elle utilise ce terme : « Vous switchez entre le jeu et d’autres expériences, comme le terrain des opérations […]. C’est un peu étrange que ce souvenir survienne là, on est obligé de se poser des questions. »
_ Dès que j’ai un coup dans le nez, je switche facilement sur le Rojava.
_ Avez-vous été en position de sniper ?
– Non, j’aurais bien aimé, mais non. »
De même, il n’a jamais pu utiliser des lunettes thermiques, celles qui lui auraient permis de voir l’ennemi et de couvrir ainsi ses frères d’armes, et ne rien voir c’était assez « flippant ».
_ « Assez… ?
_ Perturbant. »
Plus tard encore : « Vous parlez de position, d’apprentissage, de rapport au groupe, d’expériences d’autres groupes… » Je relâche un peu l’attention, je repense à tous les formateurs/trices que je connais, aux échanges qu’ils/elles peuvent avoir, à tout ce vocabulaire mobilisé : groupe, apprentissage, dynamique de groupe, partage d’expérience, initiation, progression, bilan, amélioration… La présidente passe aux notes de M., un autre prévenu, sur lesquels sont mentionnées des pseudos, et qui évoquent des réunions, des ordres du jour. Le mot « tekmil » revient à plusieurs reprises : « Qu’est-ce que c’est ? », demande-t-elle. Florian D. explique que « dans le mouvement kurde, à la fin de chaque activité, il y a un moment où on apporte ses critiques, ses auto-critiques, pour améliorer ».
– « C’est un mot kurde ?
– Je crois.
– Ça vous trottait dans la tête l’idée de traduire ce mot ? »
Il y aurait donc un problème à introduire dans des échanges en français un terme qui ne l’est pas ? Un peu comme care ou woke, allez savoir…
Florian D. est ensuite interrogé sur un livret intitulé « Comment créer et entraîner une unité milicienne », retrouvé dans le sac d’un autre prévenu. Il ne connait pas ce document, soutient-il. La présidente revient sur les notes de M., cite d’autres retranscriptions, s’arrête sur un nouvel extrait où il est question d’armes, encore, de constituer des équipes, encore, d’abattre des adversaires, de viser juste, de tirer, encore. On se croirait à la guerre. Un jeu de rôle rappelle encore Florian D., des fiches qu’on se distribue avec des personnages, certains d’entre eux à abattre, une immersion totale, dans le jeu. Je pense au jeu et à ses multiples fonctions, notamment celle de pouvoir faire semblant, celle de pouvoir se projeter dans une fiction, celle de vivre d’autres rôles que les siens.
Tant l’interrogatoire est dense, je décroche à plusieurs reprises. Pas moyen de tout retranscrire. Il faut dire que Florian D. est censé se souvenir de quoi il a parlé tel jour, pourquoi il a dit ça tel autre, il est tenu de se justifier sur chaque mot, chaque expression utilisées, quand bien même il se pensait en toute intimité, dans son fourgon par exemple, au téléphone encore. À plusieurs reprises, il rappelle qu’entre le dire et le faire, il peut exister des gouffres. Je me demande : si l’appartement de ces magistrats avait fait l’objet d’une sonorisation, si leurs conversations téléphoniques avaient été interceptées, sauraient-ils eux-mêmes tout justifier ? On en dit bien des choses dans un espace qu’on pense privé, au bout d’une ligne qu’on n’imagine pas « écoutée ». Confrontée demain à mes excès de langage, à mes délires, à mes outrances, à ce qui a besoin de sortir de moi pour ne pas me dévorer de l’intérieur, parviendrais-je à supporter ces étalages qui n’ont justement pas vocation à sortir de l’espace que j’ai choisi pour les exprimer, à les justifier ? N’est-ce pas ce que l’on apprend dès l’enfance : à ne pas tout dire en tout lieu, à distinguer ce qui peut se dire à tout le monde et ce qu’on ne dit qu’à certains, à se défouler dans certains espaces mais pas dans d’autres, à ne pas juger les gens sur ce qu’ils disent mais sur ce qu’ils font, sur leurs actes et pas leurs mots ?
« Je crois que des fois il ne faut pas se fier à ce que je dis à certains moments. » Certaines phrases, prévient Florian D., n’ont aucun sens, elles sont sorties de leur contexte, elles ne représentent qu’une infime partie de ses échanges, elles sont des morceaux choisis pour confirmer les a priori de la DGSI. L’une des assesseures prend la suite des questions, lui demande pourquoi il a choisi la voie militaire au Rojava, quel est son rapport aux armes, pourquoi il aurait aimé être sniper, quelles étaient ses autres activités avec les prévenu-e-s ? Florian D. s’agace un peu, rappelle encore une fois que les retranscriptions jointes au dossier ne représentent qu’une infime partie de leurs conversations, à peine 0,6 % des sonorisations…
Le procureur prend la suite : « Est-ce que faire la guerre, combattre, c’est la même chose que faire du airsoft ? Je vous pose cette question parce qu’il semble y avoir une ambigüité entre le jeu et l’initiation. C’est un jeu ou un entraînement ? », « Et pourquoi du matériel médical ? »
« Vous connaissez le jeu de rôle ? », questionne à son tour Florian D., en faisant part à plusieurs reprises de son impression de ne pas être écouté. On se le demande aussi, à entendre les questions qui s’enchaînent, plutôt des commentaires d’ailleurs. Le procureur s’étonne qu’à certains moments Florian D. parle du nettoyage des armes, de produits pour nettoyer les armes, du montage et démontage. Il s’agit des répliques, répond le prévenu. Un jeu, donc, dans lequel on fait comme si c’était du vrai. Et qui a pour lui une fonction cathartique.
_ Pourquoi autant de précisions sur la différence entre un revolver et un pistolet ?
_ Un jeu de rôle répond Florian D.
_ Et lorsque vous parlez de balistique et d’assassinat, c’est toujours un jeu de rôle ?
_ Oui, c’est le principe de base du jeu de rôle.
_ ‘est très précis en tous cas. Il n’y a pas d’erreur. Vous expliquez les postures. Vous avez appris ça au Rojava ?
_ Au Rojava, on n’a pas de pistolet.
_ “Tu ne regardes pas ton ennemi” : l’ennemi c’est qui ?
_ C’est l’équipe adverse.
_ Et le fait de mourir et d’assassiner, c’est aussi un jeu de rôle ?
_ Oui, c’est la règle du jeu.
_ Mais quand vous dites “quand on sort le flingue, c’est pour s’en servir”…
Face à d’autres phrases, Florian D. dit qu’il ne se souvient pas de toutes les discussions, trouve que certaines d’entre elles n’ont pas de sens, s’interroge sur l’absence des questions dans les retranscriptions des gardes à vue. La bouteille à laquelle il boit régulièrement est presque vide, l’heure a tourné, il est toujours debout.
Citant toujours des retranscriptions, le procureur s’attache à l’un des termes utilisés, l’ennemi : « Qui est l’ennemi ? » L’échange qui suit transporte un court moment le tribunal en un autre territoire. Il est question d’Abdullah Öcalan, leader du PKK, une organisation terroriste selon le procureur qui évoque un attentat suicide ayant visé la direction de la sûreté turque à Ankara quelques jours plus tôt, une « référence » pour Florian D. qui rappelle que ce leader en appelle depuis plus de 25 ans à la fin de la lutte armée. « Ne répondez pas à ces questions ! Vous n’êtes pas face au pouvoir turc ! », intervient Raphaël Kempf, l’un de ses avocats, pour mettre fin à l’épisode.
Retour au manuel déjà cité par la présidente, intitulé « Comment créer et entraîner une unité milicienne », un manuel en 9 chapitres qui semble, selon le procureur, correspondre en tous points à ce qu’a pu mettre en œuvre Florian D. Par exemple, recruter des gens de confiance, des amis, « mettre en place une démarche non pas verticale mais de partage des connaissances ».
_ « Vous venez de m’apprendre que tout le milieu anti-autoritaire a lu ce manuel », ironise Florian D.
_ Vous êtes extrêmement précautionneux sur vos communications…
_ Oui, il y a les Gafam, les Loups gris, l’État français, j’ai lu dans Mediapart qu’il voulait nous bouffer…
_ Vous mettez les téléphones dans une boîte…
_ Oui, dans un tupperware…
_ Dans le manuel, au chapitre 5, on peut lire “Récupérez les armes auprès de l’ennemi”, une citation de Mao, ça vous parle ?
_ Oui, il y a aussi “Une seule étincelle peut allumer un feu de prairie”…»
Passons sur Mao. Le procureur s’intéresse maintenant à un document rédigé par Florian D., en français mais écrit en alphabet grec. Un protocole d’ouverture de squat qu’il a ainsi rédigé parce qu’il s’était engagé auprès de la personne qui lui avait expliqué la démarche de ne pas laisser de traces, d’être discret, explique le prévenu. Je me lasse un peu. J’en oublie.
C’est maintenant au tour des avocat-e-s. Parmi les questions, qui n’en sont pas toutes vraiment, je retiens celle de Coline Bouillon qui demande à Florian D. les activités qu’il partageait avec ses amis, prévenus eux aussi. Avec l’un, c’était « rando, concert, en boîte, beaucoup de discussions, on a beaucoup parlé, on était dans la déconstruction de notre côté viril ». Avec l’autre, « on parlait beaucoup, de PNL notamment, on se faisait du bien à être ensemble ». Avec un troisième, « dire tout et n’importe quoi, allaiter des chatons, faire de la cueillette, des jeux de société, le toc ». Raphaël Kempf, lui, relit des extraits des déclarations précédentes de Florian D. et notamment cette phrase concernant les retranscriptions : « Vous découpez des petits morceaux et vous en faites une mosaïque et ça ne me ressemble pas. » « On peut difficilement vous connaître, abonde l’avocat, parce qu’on n’a pas les 99% des interceptions. » « Si on écoutait tout, on verrait qu’on est des blaireaux », poursuit Florian D.
On approche des 18 heures. Il est facile de se perdre dans les échanges des dernières heures. D’un timbre autoritaire, Raphaël Kempf interpelle son client, l’invite à confirmer :
_ Vous reconnaissez le vol d’engrais, la détention d’une arme, la fabrication d’explosifs ?
_ Oui.
_ Mais pas le terrorisme et l’AMT. On passe des heures à gloser. Je vous demande dans quel cas êtes-vous partisan de la lutte armée ?
_ Face à Daesh, la violence est légitime pour les éviter de massacrer les autres.
_ Et en France ?
_ On est à 15 000 lieux de là.
À 18 heures, la séance est suspendue, le temps d’une pause.
Lorsqu’elle reprend, 45 mn plus tard, c’est pour auditionner un chercheur, Olivier Grosjean, maître de conférence en sciences politiques à l’université Paris 1, spécialiste du Kurdistan, venu apporter son témoignage d’expert en soutien à Florian D. En mars 2022, il a signé une pétition pour sa libération. C’était la première fois qu’il prenait position publiquement, explique-t-il. D’abord parce que ce qu’il a pu lire dans la presse sur le profil de Florian D. lui a semblé en décalage total avec ce qu’il connaît, par ses travaux ou ceux de ses étudiant-e-s, sur les volontaires français au Rojava. Ensuite, parce que Florian D. était alors en grève de la faim depuis un mois, et qu’à ce terme, les séquelles peuvent être irréversibles, « il était donc urgent de prendre position ». Enfin, parce qu’il a réalisé plusieurs entretiens avec des militants kurdes torturés en Turquie et que la situation de Florian D., placé à l’isolement depuis 15 mois, s’apparentait à de la torture blanche selon la Cour européenne des droits de l’homme.
Le chercheur entame ensuite son exposé. Je dois pour ma part m’en aller. Quittant le tribunal par l’arrière, j’aperçois des lumières rouges sur une façade, celle d’une annexe du théâtre de l’Odéon : on y joue Edelweiss France fascisme. Je repense au chef d’inculpation, association de malfaiteurs terroristes, « AMT » dans le jargon du tribunal. Je lis dans la revue Délibérée, sous la plume de Laurence Blisson, juge d’application des peines et secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, que « le propre de l’AMT est de sanctionner des actes préparatoires potentiellement “ineptes, innocents en eux-mêmes”, sans commencement d’exécution » (3). Elle ajoute, à l’appui de plusieurs décisions, que « la définition floue se double d’une jurisprudence plastique. La liste des éléments qu’elle n’impose pas d’établir est éclairante : la nature des faits préparatoires n’a pas à être définie, pas plus que le rôle ou la fonction de l’affilié dans l’entente, laquelle peut se réduire à deux personnes, même non identifiées et sans condition de durée ou d’intensité des contacts. Surtout, le projet terroriste n’a pas à être précisé ni individualisé. Des actes licites équivoques sont réprimés au motif de prévenir des actes illicites potentiels que la justice se dispense de nommer. Les contours réels de l’infraction n’exigent notamment pas la caractérisation de projets mortifères. » Elle alerte : « L’histoire de l’AMT s’accélère par l’aggravation de la répression comme par son extension, dans et hors du champ pénal ». Je me souviens de quelques lignes d’un pasteur allemand affichées sur un mur, chez mes parents. Évoquant les années 1930 et la montée du totalitarisme dans son pays, il écrivait : « Quand ils sont venus chercher les socialistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas socialiste. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste. […] Puis, ils sont venus me chercher. Et il ne restait personne pour protester. »
(1) Beynel Eric (dir.), La raison du plus fort, Éditions de l’Atelier, 2020.
(2) C’est désormais le titre d’un documentaire, Voir www.youtube.com/@Parlafenetreouparlaporte
(3) Laurence Blisson, « Risques et périls de l’association de malfaiteurs terroriste », Délibérée, n° 2, 2017, p. 16-20.