On m’a demandé de venir assister au procès des inculpés de « l’affaire du 8 décembre » puis d’écrire mon témoignage, je choisis le premier jour.
Me voilà donc de bon matin, pluvieux après cet automne radieusement effrayant en route via Air État… (RER et métro) pour le tribunal. Porte de Clichy. La première et dernière fois que j’y étais allée, c’était pour assister au procès des dirigeants de France Télécom. J’ai choisi quelques livres pour la route qui peut être longue en fonction des dysfonctionnements des transports en commun. Stratégies pour une révolution écologique et populaire de Peter Gelderloos et Vies politiques de Hannah Arendt.
Je commence par Gelderloos… « La vie est partout, peu importe où nous habitons et avec la vie vient la lutte. Créons des liens sur cette base pour un monde digne des êtres vivants, et non pour les institutions momifiées qui nous supplient de les sauver, de les rajeunir avec une nouvelle série de réformes anti-vie. »
Je sors du métro, dans le couloir les policiers sont déjà là… très armés… je souris, je respire, j’ai mal au ventre. Pourquoi protègent-ils les responsables du désastre en cours et s’en prennent à ceux qui luttent ? Ça commence mal, je pense n’importe quoi. Sur le parvis, encore des policiers. J’avance vers l’entrée de ce bâtiment qui ressemble de loin à une partie de Tétris perdue, de près à un centre commercial d’aéroport. Je passe les portiques facile… Ma gourde est en plastique et fort heureusement, j’ai pensé à laisser mon mini couteau Suisse chez moi. Il en faut peu de nos jours pour être accusé de vouloir terroriser la République. Des vigiles de chez Mondial Protection sont là pour m’accueillir, je souris.
-C’est une société privée? Ça va monsieur, vous êtes bien payé?
– Si j’étais bien payé j’aurais un sourire comme le votre…
Trop sympa, je passe. Pas de fouille.
Aux toilettes, une dame se lave les dents, elle est pleine de foulards, très chic et des jeunes filles font des selfie, je fais une halte à la buvette Sodexo. Le milliardaire Pierre Bellon me fait à déjeuner, la salade aux betteraves est excellente, toujours aussi mal au ventre, j’ai peur. De quoi, je ne sais pas. S’ils avaient inventé un logiciel qui lit dans les pensées, m’arrêteraient-ils sur le champs ? « Les gouvernements sont des machines conçues pour permettre aux classes supérieures d’exercer une pression sur le reste de la société. Ils ne fonctionnent pas dans l’autre sens. Ils sont aussi irréversibles qu’un télescope. Ils limitent les horizons des possibilités au lieu des les élargir. »
Je suis arrivée en avance, je prends les escalators pour rejoindre la salle. Je suis accueillie par une proche des prévenus, elle m’explique la situation, me parle de ce qui leur est arrivé… Détention provisoire, isolement, trouver un travail pour pouvoir sortir, interdiction de quitter le département, obligation de pointer au commissariat… Elle me dit, tu vas voir le premier jour ce n’est pas très intéressant, c’est très technique, tu vas pas apprendre grand chose. On croise un journaliste qui veut nous poser des questions. Je lui demande s’il est là en soutien, non objectif. Objectif de quoi? Un désastre est en cours et vous voulez être objectif? Le désastre? Quel désastre… c’est un point de vue.
On monte s’installer, re-fouille, il faut éteindre les téléphones, les journalistes gardent les leurs. Encore beaucoup de policiers, très très armés, HK416… La salle se remplit, beaucoup de monde. Je continue à lire en attendant le début.
« Notre combat est lié à des situations qui nous affectent directement. Nous nous investissons dans cette lutte parce qu’il s’agit d’une question de survie, de la notre et de celle d’autres personnes et formes de vie auxquelles nous tenons. Avoir une voix par conséquent ne se résume pas à l’expertise ou à la légitimité institutionnelle mais au fait de s’engager personnellement dans le problème et ses solutions. »
Les avocats entrent, je n’en reconnais qu’un Raphaël Kempf, il y a un autre avocat et les autres sont avocates, impressionnantes, des cheveux longs, courts, des cheveux verts… puis les prévenus. Je demande à une avocate qui sont les gens sur le podium à droite avec qui une journaliste rigole? Elle m’explique avec un sourire : Le parquet. En face, ce sera la cour.
La cour entre, on se lève… Je sens que ce n’est pas optionnel, la présidente entre avec ses deux assesseurs. Peu de fun.
Elle commence par nous expliquer nos droits, à nous, public. Pas le droit de boire, ni de manger, ni de commenter. Ne pas réagir. Ok. Elle n’hésitera pas à user de son pouvoir de faire sortir les gens. Elle commence par faire sortir deux témoins, priés de revenir plus tard et de ne pas écouter les débats. Dehors. L’audience commence.
Une avocate de la défense explique que les enquêteurs de la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) qu’elle voulait citer à comparaitre comme témoin n’ont pas retiré leur convocation. PV refusé. Impossibilité de faire toucher ces témoins. Impossibilité matérielle. Obstruction. Entrée DGSI. Huissier. Le parquet rigole. La présidente commente: « tout le monde n’a pas envie de venir témoigner. » Elle ne peut pas les forcer : «À l’impossible nul n’est tenu. »
Le parquet prend la parole. Son articulation est un peu molle : la présence des enquêteurs n’est pas un principe en correctionnel, contrairement au procès pénal. Aucune entorse aux droits de la défense. Une défense qu’il qualifie de « cocasse », inconsistante. Il parle d’« art du dilatoire ».
La défense réplique. Quelle inconsistance? Pas de bélier pour forcer la porte de la DGSI. Citation régulière, doivent venir. Matricules, anonymisé, impossible de remettre la convocation. Ils seraient venus devant une cour d’assise, débats, rapports, méritent d’être discutés. Interprétation de la retranscription. Atteinte aux droits de la défense. Comme n’importe quel quidam, leur demander de ne pas priver la défense des éléments de débat. Défense qui entend poser des questions, infractions glissantes; retranscrire ou non. Devoir de questionner leur objectivité. Article 6. Psychologie des enquêteurs. Droit au contradictoire…
J’adore…
La présidente dit que ces questions seront abordées plus tard.
Elle veut commencer la séance.
Elle fait venir les prévenus à la barre pour vérifier leur identité, ils doivent donner leur adresse actuelle, le public tousse, la présidente ne rigole pas du tout, elle dit aux contagieux de sortir ou d’arrêter de tousser.
Cette intrusion dans leur vie privée est très gênante, elle demande quels sont leurs revenus, s’ils ont des personnes à charge, je me demande quels seraient mes revenus après plusieurs mois de détention provisoire… Je pense au PDG de Lafarge, Bruno Laffont, poursuivi pour financement illégal du terrorisme. Il est sous contrôle judiciaire et n’a jamais fait de détention provisoire. Elle leur explique leurs droits, parler ou se taire et les faits qui leur sont reprochés. Association de malfaiteurs… actes terroristes, policier, militaire, para-militaire, déstabiliser la République… Ces qualifications sont effrayantes. Une fois les sept prévenus entendus et prévenus, la présidente entend la demande de renvoi exposée par Me Kempf… Il parle de nouvel élément la semaine dernière, de jurisprudence François Fillon, nullité… Conditions dans lesquelles la DGSI a effectué cette surveillance, probablement illégale. Il parle de la loi sur le renseignement de 2015, de cadre alégal. C’est passionnant, je ne regrette plus d’être venue en écoutant les avocats, j’ai moins peur, je les trouve intelligents, ils pensent. On suppose que les agents ont raison et agissent conformément au Droit. Convention des droits de l’homme. Illégalement surveillés. Jacques Toubon, C’est pas n’importe qui Jacques Toubon, défenseur des droits. Loi pose problème, impossible de savoir comment ils travaillent…
Les autres avocates se joignent à la demande de renvoi parce qu’elles n’ont pas pû faire citer à comparaitre les agents de la DGSI. Un des avocats dit « on vous demande aujourd’hui de ne pas vous rendre aveugle. » C’est très beau. J’entends, c’est l’exception de l’exception, Alégalité de la procédure… Les avocates viennent d’imprimer une deuxième demande de renvoi qui est donnée à la présidente qui demande à une avocate de transmettre à la greffière, elle dit « je serais très bonne comme huissier, je serai rentrée moi à la DGSI ». Le plus gros rire de la séance, suspendue. La présidente annonce qu’elle va étudier les demandes de renvoi, un monsieur crie « c’est fini la Stasi » Je trouve que son timing n’est pas dingue alors que je sentais la présidente à deux doigts de tout annuler.
Je sors extasiée, j’ai trouvé ça fantastique ce suspense, si le renvoi est accepté, – et comment ne le serait-il pas-, alors ce serait le dernier jour du procès, tout le monde rentre et je serai la seule à avoir écrit sur ce premier jour génial… Je demande aux autres s’ils croient au renvoi, ils ont l’air sceptiques… Une dame hurle au rez-de-chaussée « les étrangers n’ont pas les mêmes droits dans ce pays, ce sont des mensonges! ».
Il parait que Nicolas Sarkozy est là aussi… Je suis persuadée que le renvoi va être accepté, je demande à une avocate si elle y croit…La suspension dure depuis plus d’une heure. Elle me répond : « Pas du tout. Oublie. Elle est juste en train de motiver sa décision… Faut pas croire à l’état de droit. »
Je replonge dans mon livre: « Les mouvements révolutionnaires présentent plusieurs avantages clés. Il n’y a qu’en luttant pour des transformations révolutionnaires qui présentent une menace existentielle pour l’ordre existant – par exemple un monde sans riches, sans police, sans gouvernants, sans entreprises- que nous avons obtenu des concessions importantes. Toutes les dispositions de type congés payés, journées de travail limitées, contrôle des loyers, soins de santé pris en charge par l’état, allocation de chômage qui sont actuellement réduites en lambeaux, année après année, sont les vestiges de réformes gagnées par des mouvements révolutionnaires anarchistes et communistes de la première partie du 20ème siècle ou ultérieurement par des organisations issues de ces mouvements et institutionnalisées comme moyen de les pacifier. En d’autres termes lorsque nous nous battons pour la révolution nous gagnons même lorsque nous perdons. »
Je me sens tellement en colère, je pense aux fongicides et pesticides interdits dans l’eau potable qui m’obligent à donner des gourdes filtrantes aux enfants, à l’augmentation des cancers, je vois ce tribunal et cet argent dépensé à criminaliser des gens qui rêvent, qui pensent… alors que cet argent pourrait aller directement à l’hôpital de Quimper dont les urgences ont fermé provoquant la mort d’un nourrisson… Les raisons d’être terriblement en colère contre l’État sont trop nombreuses et j’espère que la présidente va prononcer le renvoi et venir avec nous démanteler les infrastructures… à 16h, je sens qu’on est aux portes du municipalisme libertaire… Je vais voir une avocate… Excusez-moi, j’ai une petite question. On a le droit de souhaiter la destruction de l’État?
Elle me répond, oui, c’est la liberté d’expression, vous pouvez même dire que vous êtes contre la police et que vous souhaitez son abolition mais visiblement le parquet lui n’est pas d’accord.
La séance reprend… Je suis pleine d’espoir. J’ai besoin d’une bonne nouvelle. La cour entre. On sent qu’il y a eu trop peu de Mojitos pendant cette suspension. Elles sont aussi joyeuses que des portes de prison. Si le ministère public et la cour sont là pour nous réconcilier avec les institutions et la République, ils s’y prennent mal… Je pense au concept d’indépendance de la justice et je n’arrive pas à comprendre comment des employés de l’État pourraient être indépendants mais j’imagine que des lois expliquent ça très bien, je pense à Tolstoï… « Je considère toute forme de gouvernement comme une institution compliquée. »
Nous sommes tous debout, sages comme des images, elle nous regarde. « Prenez tout votre temps. » Me voilà replongée en 4èmeB… Elle attend le silence total…. Elle patiente jusqu’à ce que plus personne ne respire. « L’audience est reprise vous pouvez vous asseoir. » Je croise les doigts, elle annonce avoir examiné les deux renvois… Le premier c’est non. Le deuxième. Je sens venir le rebondissement incroyable, les applaudissements. Le deuxième… C’est NON.
Waou… Ok… Pas de happy end, on est pas à Hollywood ici, on est dans TETRIS et il faut absolument que les carrés s’empilent jusqu’à ce que les Russes se mettent à danser.
Que c’était long pour dire juste non.
L’audience reprend, la défense demande accès à des pièces, des scellés, des enregistrements, des copies de disques durs… La dame du parquet dit « ben non, trop tard les gars » (je résume) et la présidente a l’air d’être d’accord avec tout ce que dit le parquet… Nouvelle suspension…
Je décide qu’ayant encore deux heures à passer avec l’État via ses transports en commun, peu fiables je vais laisser là ce procès et ce tribunal, je m’arrache difficilement…
Pensées aux futurs acquittés et à ceux qui écriront les jours suivants.
Ce procès va être passionnant. Je n’ai plus rien à déclarer.