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Bibia Pavard #AuPoste

IVG: «Il suffit d’écouter les femmes»

Des années durant, l’historienne Bibia Pavard a consacré ses recherches à l’histoire des avortements clandestins et de la lutte pour le droit d’interrompre sa grossesse. Une mine.

Il suffit d’écouter les femmes (Simone Veil, tribune de l’Assemblée nationale, 26 novembre 1974)

Nous avons célébré ce janvier 2025 les 50 ans de la loi Veil, qui autorisait l’interruption volontaire de grossesse tout en l’encadrant médicalement.

Pour marquer cet anniversaire, en 2022, l’INA lançait une collecte de témoignages de femmes ayant avorté, de femmes et d’hommes ayant pratiqué des avortements, parfois d’hommes ayant accompagné leurs compagnes. Il se trouve que 2022 est aussi l’année où la Cour suprême des États-Unis annulait l’arrêt fédéral Roe vs Wade qui garantissait le droit d’avorter sur tout le territoire depuis 1973. Aussi, ce dont témoignaient des femmes et des hommes pour le projet de collecte de l’INA, des femmes allait le revivre dans de nombreux États aux USA, comme de nombreuses femmes le vivent encore dans de bien trop nombreux pays.

La collecte de l’INA, encadrée par un comité scientifique composé par l’historienne Bibia Pavard a donné lieu à un documentaire actuellement visible en replay sur France TV, à un livre de témoignages, bientôt à une série de podcast, cependant que les enregistrements sont rassemblés sur le site de l’INA.

Alors oui, il suffit, je dirai même, il faut écouter les femmes ! Certaines connues (comme Annie Ernaux, ou Christiane Taubira), d’autres non témoignent pour l’INA et dans le documentaire. Il faut entendre leur vécu, douloureux, parfois traumatisant, mais aussi libératoire, rendre compte de la pluralité des parcours, des pratiques abortives. Pour l’histoire, la mémoire et pour les droits des femmes.

Pour en parler Au Poste, qui de mieux que Bibia Pavard, historienne qui a consacré ses recherches à cette histoire des avortements clandestins et de la lutte pour le droit d’interrompre sa grossesse, et qui a chapeauté ce travail de collecte, de diffusion au grand public. Et, comme je suis heureuse, elle a accepté de venir !

Mathilde Larrère

‹‹ L’histoire peut être émancipatrice pour celleux qui sont sans histoire, notamment les femmes»

Pendant longtemps on a fait l’histoire des hommes, il a fallu attendre les années 70-80 pour qu’il y ait une institutionnalisation de cette histoire des femmes, nous dit Mathilde Larrère, présentant Bibia Pavard, avec enthousiasme et reconnaissance pour son travail scientifique et humain. Présidente de l’association ‹‹Mnémosyne», fondée en 2000, qui promeut et diffuse l’histoire des femmes et du genre auprès des institutions. Elle encourage les recherches sur ce thème qui semble installé mais est sans cesse menacé.

L’avortement et la contraception sous le coup de la loi et de la société

La première loi de 1920 a renforcé l’interdiction de la contraception, de l’avortement et de la propagande. Elle pénalisait hommes et femmes, risquant la prison avec sursis et des amendes assez importantes. Cette loi est devenue encore plus répressive sous Vichy. En 1967 la loi ‹‹ Neuwirth » dépénalise la contraception mais elle est hypocrite car difficilement accessible, non remboursée, utilisée par les prostituées mais pas par les épouses.

L’origine de la collecte, ce qui n’est pas dit

Le point de départ du projet d’Isabelle Foucrier, en 2022, vient des entretiens patrimoniaux de l’INA: paroles enregistrées sur des sujets de société, qui n’apparaissent pas dans les archives télévisuelles. Le sujet de l’avortement s’est imposé en écho de ce qui se passe aux États-Unis. On avait des témoignages et des récits des militante.s mais pas de femmes qui racontaient leur avortement raconte Bibia Pavard. Un conseil scientifique s’est mis en place. Des recherches, il est sorti deux choses: la nécessité de sortir d’une vision parisienne et celle de se centrer sur les vécus des populations des Outre-mer (avec la spécificité des avortements et des stérilisations forcées).

Ça a été un choc, c’est magistral, c’est nécessaire, c’est salutaire ce documentaire !
Mathilde Larrère

Du recueil à la possibilité sociale du témoignage

Le recueil s’est fait par un appel à témoins, il semblait difficile parce qu’intime et tabou. Une équipe de jeunes journalistes a balayé des organisations et ça a été un énorme succès. Le comité scientifique a joué un rôle essentiel pour déterminer ce qui allait être représentatif. En fait c’était impossible, pour exemple, les chiffres mêmes sont débattus, estimés de 250.000 à 800.000 avortements par an. Ce qui s’est dégagé comme important à documenter c’est la diversité : sociale, des pratiques, d’âge, de situation maritale. Il s’est avéré que l’avortement traversait toute la société, mais certaines femmes ne voulaient pas témoigner : des Outre-mer, des ouvrières et des immigrées. Il n’y a pas de femme-type qui s’est fait avorter: lycéennes, étudiantes, mères de famille, ouvrières, bourgeoises. L’avortement était transclasse, même si certains réseaux étaient plus accessibles pour les femmes aisées.

Ce qui était en jeu c’était leur santé, leur vie, leur parcours professionnel, leur avenir, ça aurait totalement changé leur trajectoire telle qu’elles se l’étaient imaginée
Bibia Pavard

Comment faisait-on avant la loi Veil ?

Cela dépendait de l’information et des moyens, l’entourage, un.e ami.e, un médecin. On sait finalement peu de la ‹‹ faiseuse d’anges » qui relevait plutôt du mythe. On voyageait, dans une autre ville, un autre pays, ou on s’auto-avortait par sonde ou toute sorte de matériel, fil électrique, queue de persil. On était passé des potions à des méthodes mécaniques. Les risques étaient de l’hémorragie, à l’infection jusqu’à la septicémie et à la mort. En cas de complication, on allait à l’hôpital avec la peur et la honte.

Mais je ne suis pas faiseuse d’anges, mon métier c’est secrétaire !
Cité par Bibia Pavard

Les deux violences

Ce qui est ressorti des témoignages, ce sont les violences qui ont redoublé les traumas de peur et de douleur. De nombreuses violences sexuelles ont eu lieu alors que les femmes étaient dans l’illégalité et en situation de grande vulnérabilité. Mais également des violences gynécologiques – en répression de la faute commise – curetage sans anesthésie très douloureux, humiliation.

Très jeune fille, elle a 18 ans, elle est laissée dans sa blouse ensanglantée pendant trois jours. C’est la tâche, la macula, pour l’humilier.
Bibia Pavard

À ce moment de l’entretien, Mathilde Larrère soulève la prise de conscience de la généralité de ce vécu. Auquel l’historienne ajoute que cette expérience – parce que taboue – n’a pas été transmise à la génération suivante, ni parfois jamais partagée. À tel point qu’au cours de l’enquête un soutien psychologique a été proposé, face à l’émotion que provoquait le récit.

Le moment militant

Le mouvement féministe se déploie au tournant des années 70 et pose la question de l’avortement dans le débat public en renversant le stigmate : ce n’est pas normal. Puis le procès de Bobigny a un énorme retentissement, et, en 1972, la méthode Karman arrive en France. Les militant.e.s ont perçu la dimension révolutionnaire de cette méthode sur le plan médical mais aussi sur le plan politique. Ce contexte est bien illustré dans le formidable film ‹‹ Annie colère » dont Mathilde évoque une magnifique scène, délicat moment sororal, sublimé par le chant de Rosemary Standley.

Dans la pratique de l’avortement, ce qui est traumatique, ce qui fait mal et laisse des traces psychologiques, c’est pas l’avortement lui-même, c’est la manière dont il est pratiqué. Et donc, si on accompagne les femmes de manière bienveillante et surtout en expliquant tout ce qui va se passer, en réalité, l’avortement peut être quelque chose qui se passe très bien.
Bibia Pavard

Et les hommes dans tout ça ?

Ce sont différents types d’hommes qui ont témoigné. Des accompagnants qui ont fait des démarches et ont été présents, mais aussi des militants ou des médecins qui ont pratiqué l’avortement. Bibia témoigne de l’expérience extraordinaire de cette collecte d’entretiens, pour la dimension subjective bouleversante autant que politique qu’elle a portée. Elle s’est révélée émancipatrice et soignante par la mise en récit collective.

Épilogue créatif


Des 400 demandes de témoignages, seulement 79 ont été analysés dans le recueil, et aucun témoignage n’est ressorti des Outre-mer. Il est donc nécessaire de poursuivre l’analyse dans différents domaines à relier : statistique, sociologique, psychologique et mémoriel. Les entretiens ont été rendus visibles par le documentaire mais au-delà, des journalistes ont été invité.e.s à créer à partir de cette matière – par exemple le podcast de Julie Auzou. De ce recueil est également né l’ouvrage de Léa Veinstein qui raconte la collecte. Naturellement, la diffusion scolaire s’est mise en place dans un lycée ce qui a été très émouvant, nous raconte Bibia Pavard.

En conclusion Mathilde Larrère questionne l’historienne sur ce qui a changé avec la loi Veil. C’est une loi de compromis pour reprendre le contrôle mais ça n’établit pas un droit, répond Bibia Pavard. Ça a posé les bases d’une loi qui a été approfondie jusqu’à la constitutionnalisation, mais rien n’est acquis.

Comme tous les droits, nous savons qu’ils peuvent être supprimés brutalement ou entaillés petit à petit, indirectement. Alors poursuivons la transmission, dans l’élan de cette dynamique sororale de sorcières mnémoniques !

Cinq questions clés

Quel est l’ouvrage de Bibia Pavard tiré du projet scientifique de la collecte ?

 Si je veux quand je veux, contraception et avortement dans la société française 1956-1979 » éditions PUF. 

Qui sont les femmes de cette expérience collective ?

Ève Minault, coordinatrice de la collecte. Sonia Gonzalez, réalisatrice du documentaire. Isabelle Foucrier, productrice à l’INA.

Qu’est-ce qu’un curetage ?

Méthode d’avortement, pratiquée en milieu médical, qui consiste à racler
 le fond de l’utérus avec une sorte de cuillère. Elle a lieu lorsque la fausse couche a commencé. Elle est douloureuse si pratiquée sans anesthésie.

Qu’est-ce que la méthode Karman ?

Méthode d’avortement sûre dans les premières semaines de la grossesse. Du nom du militant qui la popularisa aux États-Unis dans les années 60 qui, au moyen d’une canule souple, d’un speculum et d’une seringue en plastique, réalise une aspiration sans anesthésie en quelques minutes.

Qu’est-ce que le MLAC ?

Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, créé en 1973 et dont  le but était de légaliser l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en France.Il regroupait partout en France, des militants du Planning familial, du Mouvement de libération des femmes et du Groupe information santé (GIS). Il donnait accès gratuitement à des avortements en France ou à l’étranger.


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