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Iran: un Soulèvement sous nos yeux (et nos indifférences). « Femme, vie, liberté ». Avec Chowra Makaremi

Depuis plus de quatre mois, l’Iran se révolte. Déjà 500 morts. Des peines capitales à venir. Des courageuses qui prennent la rue et la nuit, après la mort d’une jeune femme, Jina Mahsa Amini, arrêtée par la police des mœurs pour un voile jugé mal ajusté. Que dit cette révolte de l’Iran, et de nous-mêmes.

On prend le café avec Chowra Makaremi, anthropologue au CNRS, auteure du Cahier d’Aziz, au cœur de la révolution iranienne (Gallimard, 2011) et du documentaire «Hitch, une histoire iranienne».

Introduction

« On va pouvoir prendre le temps d’expliquer ce qui est en train de se passer en Iran, ce que ça dit de l’Iran et aussi ce que ça dit de nous, de nos indifférences, de nos incompréhensions, de nos mauvaises interprétations peut-être », introduit David Dufresne. En ce 31 janvier 2023, matin de manifestation en France, plus de trois cents personnes ont débrayé pour s’informer de la situation en Iran, auprès de Chowra Makaremi, invitée du jour au Poste. Au-delà du peu de faits et de contexte qui filtrent dans nos médias occidentaux, c’est l’occasion pour la chercheuse de nous dresser un tableau complet des événements qui secouent la République Islamique, en place depuis 1979 dans le pays.

Chowra Makaremi nous emmène d’élection en élection, de crises en désillusions, comme autant de tours de cliquet vers l’ascendant du théocratique sur le démocratique, mais, peut-être, aussi, vers le crépuscule de ce régime devenu insupportable au plus grand nombre.

C’est à la lumière des crises successives que l’on se rend compte de la façon dont le régime fonctionne.

Chowra Makaremi

Les institutions de la République Islamique sont une usine à gaz conçue pour que certains de ses organes en « désactivent » d’autres. Elles sont à double face :

  • _une face démocratique, avec un Président de la République élu tous les quatre ans au suffrage universel, ainsi que les 290 députés composant l’Assemblée consultative islamique, équivalent de notre Parlement ;
  • _une face théocratique, opaque, qui détient le pouvoir réel. Tout en haut de celle-ci, le Guide de la Révolution – ou Guide Suprême – gouverne directement le corps paramilitaire des Gardiens de la Révolution, la presse, ainsi que le Conseil des Gardiens. Le Guide de la Révolution dispose de ses propres organes de renseignements ainsi que de gouvernement, parallèles au gouvernement du Président. 

Les élections sont « à la fois démocratiques et pas tout à fait démocratiques » : elles se tiennent de manière sérieuse, mais les candidats sont soigneusement sélectionnés en amont par le Conseil des Gardiens, selon des critères très arbitraires. Suivant le moment politique, ce conseil ouvrira plus ou moins la porte à des candidats modérés, voire réformistes.

Malgré l’honnêteté très relative du « jeu démocratique », les Iraniennes et les Iraniens se sont toujours déplacés massivement pour voter. Les dernières élections en 2021, lors desquelles le président Ebrahim Raïssi a été élu, ont connu le plus faible taux de participation depuis la Révolution de 1979, avec 48.4% (1). Pour cause : le choix particulièrement resserré des candidats par le Conseil des Gardiens, dans un contexte de défiance extrême de la population vis-à-vis du régime.

L’échec des réformistes explique tout ce qu’il se passe aujourd’hui.

Chowra Makaremi

Une histoire de la République Islamique d’Iran

1979-1997: Révolution, « Décennie de la Terreur » et « Reconstruction »

La République Islamique s’est construite sur le discours de la défense des « damnés de la Terre », comme mobilisation du peuple contre l’oppression exercée par la monarchie du Shah. L’aspect révolutionnaire, absolument central dans le récit de la République, se retrouve aujourd’hui dans les Gardiens de la Révolution, et dans le titre-même du guide suprême, le « Guide de la Révolution ». Pourtant, l’appareil législatif et répressif est  entièrement mobilisé, depuis 1979, pour conformer la société de gré ou de force aux mœurs ultra-conservatrices de ses dirigeants.

La figure du martyr, très présente dans l’islam chiite, est au cœur de ce discours. Durant la Révolution, les morts de la police du Shah étaient nommés les martyrs, et du « septembre noir » 1978 jusqu’en février 1979, les révolutionnaires accomplissaient cette figure : les enterrements des martyrs étaient l’occasion de manifestations réprimées dans le sang, engendrant de nouveaux martyrs. La Révolution de 1978-1979 est d’ailleurs considérée comme pionnière dans le réinvestissement de la figure du martyr dans le monde contemporain.

La République Islamique s’est posée comme seule et unique héritière de la Révolution de 1979, tout en vidant de toute sa substance subversive cette révolution pour en faire une relecture complètement islamiste chiite, eschatologique.

Chowra Makaremi

Les dix premières années de la République Islamique instaurée à la suite de la Révolution de 1979 sont nommées la « décennie de la Terreur ». L’Iran est en guerre contre l’Irak jusqu’en 1988, refusant systématiquement les demandes de cessez-le-feu envoyées par le régime de Saddam Hussein. Entre un demi-million et un million de jeunes iraniens meurent ou sont blessés au combat, et la population exsangue est très violemment réprimée. Plusieurs dizaines de milliers de militants et d’opposants politiques sont emprisonnés et massacrés en prison.

La fin de la guerre et l’élection du président Hachemi Rafsanjani ouvrent une période de « reconstruction » comme on l’appelle en Iran. L’économie du pays prend son envol, et l’Iran connait une réouverture relative jusqu’en 1997 et l’élection du président Mohammad Khatami.

1997-2005: Khatami et la première trahison réformiste

Après 1997, une vague d’assassinats ciblés survient contre des figures iraniennes progressistes opposées à la « théocratie cléricale », dans le pays et à l’étranger. Trois écrivains, des membres du parti communiste antérieur, un chanteur ouvertement homosexuel, ainsi que l’ancien ministre du Travail (1979) Dariush Forouhar et son épouse Parvaneh Forouhar sont éliminés. Sous la pression populaire, ce que l’on appelle les « Meurtres à la chaîne » de 1998 (2) se révèlent avoir été commandités depuis le Ministère de l’Intérieur. Même si les assassinats ciblés ne sont pas nouveaux dans le pays – assassinat du Dr Qasimlo, secrétaire général du Parti Démocratique du Kurdistan Iranien en 1989 à Vienne et de Shapour Bakhtiar, dernier Premier Ministre du Shah, en 1991 à Paris, entre autres -, c’est un choc pour la société iranienne.

Cette vague d’assassinats ciblés a effacé, supprimé les alternatives possibles à la République Islamique. […] Quelque chose est devenu clair aux yeux de la société iranienne : on a affaire au phénomène de deep state, avec d’un côté les institutions républicaines et de l’autre des organes de sécurité, militaires et paramilitaires, tels les Gardiens de la Révolution.

Chowra Makaremi

Le président Khatami, élu sur un programme réformiste, se montre impuissant face au deep state ultra-conservateur, dont le corps des Gardiens de la Révolution piloté par celui qui fut l’un des principaux artisans de la Révolution, puis président de la République entre 1981 et 1989 et désormais « Guide de la Révolution » (plus haute autorité politique et religieuse), depuis 1989 : Ali Khamenei. Tout au long de son mandat, Khatami ne répondra pas aux injonctions de la société civile, comme un aveu de faiblesse face aux « lignes rouges infranchissables » du régime iranien.

Loin de rester passive, la société civile s’active autour de journaux, d’ONG, de mouvements de luttes – en particulier féministes – que le régime réprime plus ou moins frontalement. En 1999, après deux ans de présidence Khatami relativement permissifs en ce qui concerne la liberté d’expression, un mouvement étudiant est réprimé dans le sang (3) par les milices Basi’j affiliées aux Gardiens de la Révolution, ce à quoi le président Khatami ne réagira pas.

Les femmes iraniennes ne se sont pas réveillées en 2022 en ôtant leur voile, comme ça, dans un espèce de fantasme occidental de la femme qui s’émancipe. Depuis au moins 2005, il y a des mouvements de lutte féministes extrêmement organisés en Iran.

Chowra Makaremi
2005-2013: Ahmadinejad et la mainmise des Gardiens de la Révolution

En 2005, Mahmoud Ahmadinejad, issu des Gardiens de la Révolution, est élu président de la République. Populiste, passant pour un socialiste – notamment à l’international, où son nom est acclamé dans les mouvements dits du « Printemps arabe » au début des années 2010 -, il s’attèlera en fait à déstructurer l’économie iranienne dans une logique tout à fait néo-libérale, ainsi que de clientélisme : beaucoup d’actifs seront confisqués et donnés aux Gardiens de la Révolution, qui deviennent alors un acteur économique absolument central dans le pays. En parallèle, ces mêmes Gardiens accèdent aux institutions républicaines dans le sillage de l’élection de l’un des leurs comme Président : le deep state devient l’État.

Ce que je soutiens dans mes travaux est que la violence fondamentale de l’État durant la décennie de terreur 1980-1990 a permis non seulement à l’État de se consolider, mais aussi de mettre en place un pacte entre société et État sur l’amnésie, la terreur ; une espèce d’obéissance collective sous la menace sous-jacente “si vous mouftez, on refera ce que l’on a fait dans les années 1980”.

Chowra Makaremi

C’est sous la présidence d’Ahmadinejad que la « police des mœurs » est créée, en 2009. Il est « réélu » cette même année face au candidat réformateur Mir-Hossein Mousavi, derrière lequel militent les étudiants, les femmes, les écologistes qui se structurent dans un pays dans lequel la désertification et le sujet de l’eau sont majeurs. La candidature Mousavi ne remet pas en cause la Révolution, mais canalise les revendications de réforme et d’ouverture démocratique qui traversent le pays. Le soir des élections, Internet tombe en panne après une journée de votes très entachée par les fraudes, et la télévision d’État annonce la victoire d’Ahmadinejad. Un mouvement de contestation prend forme immédiatement, avec un mot d’ordre : « Où est mon vote ? » (4). Ce soir-là, entre trois et cinq millions de personnes descendent dans les rues de Téhéran.

Dans les jours qui suivent, le peuple iranien reste dans l’expectative d’une réaction du Guide Suprême à propos de ce qui pourrait s’apparenter à un coup d’État, qui ne vient pas. Quelle est sa position vis-à-vis d’Ahmadinejad et des Gardiens de la Révolution ? A-t-il seulement encore son mot à dire ?

Le vendredi suivant, 19 juin, le guide Ali Khamenei annonce lors de la prière que le résultat est « définitif ». Le lendemain, la jeune militante Neda Agha-Soltan meurt sous les balles de la police, devant les caméras des smartphones présents. Les images font le tour du monde.

2013-2021: Rohani, un mandat de crises

En juin 2013, le corps électoral iranien se déplace massivement pour voter, même si le Conseil des Gardiens ne valide aucune candidature réformiste. Le conservateur Hassan Rohani, étiqueté comme « modéré » dans cette nouvelle donne, est élu. Mahmoud Ahmadinejad lui-même sera écarté du pouvoir petit à petit, et comme nombre d’anciens présidents et ministres – quand ils ne sont pas en prison -, est aujourd’hui quasiment assigné à résidence.

Les Gardiens de la Révolution, désormais hégémoniques dans l’économie et les institutions, développent à partir de 2011 et surtout 2014 une puissance militaire très forte. Ils deviennent l’instrument par lequel l’Iran soumet sa région, usant de divers moyens d’influence : ils passent pour contrôler l’Irak « par un gouvernement proxy », pèsent sur le Liban via le Hezbollah, avancent leurs pions dans le conflit en Syrie (5), au Yémen et dans d’autres pays.

À partir de 2017, les mouvements de protestation contre la vie chère se multiplient, à mesure que les Gardiens accaparent les ressources d’un pays à la classe politique corrompue, mais aussi entravé par les trains de sanctions économiques réactivés par le président Trump. Les classes populaires et les jeunes des périphéries sont en première ligne, et fournissent donc le plus gros des rangs du mouvement. La répression est violente, ce qui alimente l’effet repoussoir envers une classe moyenne pas encore autant concernée. Elle finira tout de même par rejoindre les manifestations en novembre 2019, les rendant massives et beaucoup plus visibles, mais s’exposant à une répression d’autant plus féroce. Selon Reuters, 1500 personnes trouveront la mort en trois semaines. On entend des discours de désaveu du pouvoir, des appels à abattre la dictature pour la première fois de manière aussi assumée.

La crise sanitaire liée à la pandémie du Covid-19 apparaît peu de temps après et gèle la contestation. Pour autant, la violence de la crise frappe de plein fouet les classes populaires, à cause d’une gestion catastrophique de la crise par le pouvoir. Le déni, l’interdiction des vaccins étrangers pendant longtemps, la stratégie d’immunité collective, la corruption des élites qui détournent le peu de vaccins qui entrent dans le pays et les effets des sanctions américaines mettent par terre l’Iran, à l’économie informelle très forte et donc très difficile à confiner. L’incapacité du pouvoir à gérer la situation acte la fin de sa légitimité auprès du plus grand nombre, et la crise sanitaire ne fait que contenir une ambiance déjà quasi-révolutionnaire.

2021-2022: Raïssi, fin de partie pour la démocratie

Symboliquement, les deux piliers que sont « Dieu, et le peuple iranien qui s’est soulevé contre l’oppression du Shah et deux millénaires de monarchie » sont à la base du roman national que véhicule le régime iranien. 

Les élections de juin 2021 font sortir en tête le candidat estimé comme le moins pire par le corps électoral, qui ne s’est jamais aussi peu déplacé aux urnes. Cette faible participation s’explique bien entendu par le contexte, par le resserrement extrême des candidatures admises par le Conseil des Gardiens, ainsi que l’appel au boycott de personnalités influentes auprès de la société civile, telles Shirin Ebadi, avocate notamment des époux Forouhar, oc-instigatrice de la campagne « Un million de signatures » (6) et prix Nobel de la Paix en 2003. 

La fiction du pouvoir était fondée sur cette double légitimité républicaine et théocratique. À partir de 2020, Khamenei a estimé qu’il n’avait plus besoin de la légitimité républicaine.

Chowra Makaremi

Ebrahim Raïssi, le nouveau président, est un pur produit de la frange la plus dure de la Révolution. Il est l’un des trois juges révolutionnaires artisans de la décennie de la Terreur, prononçant l’arrêt de mort d’environ 20.000 prisonniers politiques. Il est perçu comme faible, technocrate et obscurantiste, au service de son maître le Guide Khamenei. Son élection forcée est un crachat à la figure du pacte démocratique. En parallèle de la campagne, les diasporas iraniennes lèvent la voix pour demander la lumière sur les années 1980 et le rôle de Raïssi. 

Je pense que l’on a affaire à un État zombie. La République Islamique telle qu’on la connaissait depuis les années 1980 est morte. Le pacte entre État et société est mort, la base électorale – qui a toujours été large depuis 1979 – est disparue.

Chowra Makaremi

Un soulèvement sous nos yeux

Une répression à deux vitesses

Raïssi arrive en pleine crise sanitaire, économique et politique ; son action première sera de renforcer la police des mœurs, dont le rôle est de harceler les femmes qui portent « mal » leur hijab. C’est dans ce contexte que Zhina (Mahsa) Amini est arrêtée, puis battue à mort par la police.

Zhina Mahsa Amini est une jeune femme kurde, originaire de la ville de Saqqez dans la province iranienne du Kurdistan. Le prénom donné par ses parents à la naissance est Zhina, refusé à l’enregistrement à l’état civil comme tous les prénoms kurdes en Iran : le prénom Mahsa lui a alors été donné.

Sous le régime du Shah comme sous la République Islamique, les minorités en Iran sont extrêmement maltraitées. Il y une importante xénophobie d’État, historiquement relayée dans la société civile. 

Chowra Makaremi

En 2022 comme depuis toujours, la répression se joue à deux vitesses : policière dans le centre, militaire dans les régions habitées par les minorités ethniques. Une majorité des cinq cents morts dans les mouvements de 2022 l’ont été dans le Kurdistan et dans le Baloutchistan, au sud-est. Au nom de la contre-insurgence dans le Kurdistan, et de l’anti-terrorisme dans le Baloutchistan, l’État iranien à travers ses Gardiens de la Révolution utilise ses minorités comme un « laboratoire » de la répression.

La contre-insurgence et l’anti-terrorisme, que nous associons habituellement aux pays occidentaux, sont utilisées à plein par le régime iranien. Il reproduit des violences de genre, de classe, d’ethnie. À ce titre, il peut être considéré comme un État “moderne”. Même si par ailleurs, et ce n’est pas du tout exclusif, on a une idéologie totalement obscurantiste islamiste qui nourrit le projet politique, il est mené à bien par ces techniques de répression modernes.

Chowra Makaremi
Le culte de la vie contre la figure du martyr

Selon Chowra Makaremi, il est indispensable de relier la mort de Zhina Amini à sa condition de femme kurde dans un pays à la xénophobie centralisée autour de Téhéran. Les habitantes et habitants de la capitale tiennent du savoir-être dominant, dans leur façon de s’exprimer, leur accent, leur comportement dans l’espace public ; un peu à l’image de ce qui existe en France entre Paris et sa « province ». Venue faire du tourisme avec son frère, Zhina a attisé l’attention de la police des mœurs, qui s’est sentie « en impunité le droit de [la] taper autant qu’ils voulaient ». Utiliser son vrai prénom, c’est rendre à Zhina sa kurdité, et ne pas occulter la dimension ethnique des violences d’État en Iran.

C’est aussi rendre aux mouvements féministes et aux milieux militants kurdes l’inspiration, le courage et l’organisation méticuleuse avec laquelle ils ont su immédiatement transmettre leur colère en termes politiques et générer un soulèvement populaire dans tout le pays. Le slogan « Jin, Jiyan, Azadî » (« Femme, Vie, Liberté ») retentit dans les luttes féministes kurdes au moins depuis les années 2000, et immortalisé par le leader politique Abdullah Öcalan en 2005 dans ses écrits (7).

Jiyan, c’est la vie « qui s’oppose au culte du martyr, dont on sait tout le mal qu’il a fait à la société iranienne », note l’anthropologue, « mais c’est aussi la question écologique, de nombreux prisonniers politiques kurdes sont des militants écologistes ».

C’est un héritage totalement féministe et totalement écologiste. Ce n’est pas un mouvement pour le droit des femmes auquel des hommes se sont solidarisés, c’est le féminisme de la société iranienne qui lui a permis de comprendre les multiples dominations de classe, ethniques et de genre qui sont produites par la République Islamique.

Chowra Makaremi

L’anthropologue analyse le système de coercition du régime iranien comme un système pas exclusivement répressif : « c’est aussi une adhésion, c’est aussi un discours et des lignes rouges acceptées par la société ; ce pacte de gouvernement a été construit autour de la figure du martyr et de l’ennemi ». Et de multiples signes montrent que le soulèvement de 2022, contrairement à celui de 2009 par exemple qui restait « à l’intérieur des lignes rouges », revendique la transgression de ces lignes, de ce pacte républicain. Majid Reza Rahnavard, manifestant de 23 ans exécuté en place publique le 12 décembre 2022, a appelé avant sa mort « à ne pas être triste, à ne pas lire le Coran sur [sa] tombe mais à mettre de la musique et danser ».

Zhina, quand elle est morte, sur la première vidéo qui a circulé d’elle sur les réseaux sociaux, elle est en train de danser une danse traditionnelle kurde, en robe rouge. La culture kurde n’est pas une culture du deuil, chiite, noire, mais une culture où il y a beaucoup de danses et où la joie a une place tout à fait autre. Zhina n’était pas une martyr, c’était le corps d’une femme qui dansait. Elle était kurde, mais ce n’était pas une ennemie.

Chowra Makaremi
Le courage des femmes

La mort de Zhina Amini, point de départ des soulèvements de l’automne 2022, est le point de bascule dont il est nécessaire de préciser la nature.

Depuis 2006 et la campagne autour de la pétition « Un million de signatures », le féminisme et son potentiel de critiques de l’ordre établi infusent à travers les différentes couches sociales du pays. La pétition n’a pas eu le temps de recueillir le million de signatures mais a permis, par sa forme simple, sa diffusion facile et son propos large, d’essaimer dans toutes les catégories de la population. La campagne a pris de l’ampleur lorsqu’elle a commencé à être réprimée, en 2007, et les idées qu’elle porte ont traversé les mouvements sociaux depuis lors. Malice de l’histoire, l’emprisonnement des militantes politiques a joué un rôle dans la diffusion de leurs idées, auprès des prisonnières de droit commun qui les véhiculèrent à leur tour une fois sorties.

Ce qui nourrit le courage des femmes, c’est une culture du courage des femmes. Cette forme de résistance des faibles est présente en Iran depuis très longtemps, c’est la façon à travers laquelle la société iranienne n’a jamais complètement métabolisé l’ordre qu’a voulu lui inculquer la République Islamique.

Chowra Makaremi

Si ce sont les jeunes femmes, qui n’ont rien connu d’autre que la République Islamique, qui pourtant se soulèvent contre elle ,c’est parce que la résistance des femmes au patriarcat en Iran remonte à beaucoup plus loin. Après la Révolution, les jeunes filles ont été massivement scolarisées, si bien qu’elles représentent aujourd’hui près de 65% de la population étudiante. Les révolutions sociales en cours dans le monde entier favorisent ce mouvement : baisse de la natalité, alphabétisation, et ainsi de suite. Après la guerre Iran-Irak, beaucoup de femmes se sont retrouvées cheffes de famille, et à travers toute une génération, la culture de l’auto-défense des femmes s’est reconfigurée dans ce contexte puis transmise aux filles. La transversalité du mouvement « Un million de signatures » l’honore.

Le voile et les yeux

Les images des manifestations en Iran qui sont le plus commentées ou relayées par les médias en Occident réduisent souvent les enjeux à la question du voile. Le symbole de jeunes femmes qui enlèvent ou brûlent leur voile peut résonner, si l’on sépare l’image de son contexte, avec les questions de laïcité en France.

Mais calquer des images à notre contexte si différent est un manquement insurmontable à la compréhension des enjeux. Le voile en Iran a une charge symbolique propre : l’obligation de son port par les femmes dans l’espace public est l’une des premières lois imposées par la jeune République Islamiste, et constitue une « ligne rouge » fondamentale dans la doctrine politique du régime. En 1979, la gauche iranienne était focalisée sur l’anti-impérialisme et la chute du régime du Shah. Elle a fait à ce titre des concessions sur l’islamisme, et s’en mord les doigts aujourd’hui.

Le voile n’est pas la question qui divise la diaspora à propos du soutien ou non aux manifestations. Le féminisme iranien ne s’est pas non plus constitué autour de cette question. Il parle de l’accès à l’emploi, de la garde des enfants, de l’insertion dans la société des femmes et des plafonds de verre qui les empêchent de s’émanciper. Il parle des violences conjugales, corollaire inévitable d’une société dominée par une doctrine politique obscurantiste. En 2006, il use de modes d’actions diffus pour se structurer, trouver sa place dans le dialogue social. En 2017, il est suffisamment enraciné et mûr pour attaquer de front la ligne rouge du régime. Cette année-là, une mère de famille est emprisonnée pour avoir enlevé son voile, qui redevient ainsi l’outil de contestation qu’il fut à de nombreuses reprises. Ce n’est qu’en lui rendant sa juste place dans le temps long de la Perse, puis de l’Iran, que l’on peut envisager ce qu’il cristallise aujourd’hui. Sur ce point, il est important de ne pas céder aux islamophobes en France, et continuer de soutenir les femmes iraniennes qui brûlent leur voile.

La question du voile est une conversation que la société iranienne a avec elle-même depuis des décennies. Il faut laisser cette conversation dans son contexte iranien : la question de la tradition et de la modernité, de ce que veut dire la sécularisation au sein d’un État qui connaît l’emprise du clergé depuis au moins le XVe siècle. C’est une conversation sociale et politique que les Iraniennes et les Iraniens ont avec différentes structures de pouvoir. Ça n’a rien à faire en France.

Chowra Makaremi
Actualité du soulèvement

Les mouvements de 2022 ne reprennent pas la forme classique de grands cortèges de manifestants, comme en 2009 par exemple. Ces cortèges se heurtent aux techniques rodées et extrêmement violentes du maintien de l’ordre en Iran, qui ont fini par essouffler le mouvement et le rendre atone. En automne 2022, « l’important était de se retrouver entre-soi. Ça ne s’arrêtait pas, il n’y avait ni de nuit ni de jour. “On est debout jusqu’à demain”, chantent les manifestants », nous raconte Chowra Makaremi qui suivait les événements en temps réel. Différents groupes manifestent à différents moments de la journée et de la nuit, selon les activités de chacun. Les manifestants ont « un sentiment d’être un collectif qui n’a pas encore été déstructuré par la répression ».

Les tenants habituels de la culture nationale que sont les artistes, les sportifs, les intellectuels, se solidarisent largement avec les manifestants, certains sacrifiant leur carrière ou leur statut pour protester contre le régime. Ceux qui ne se prononcent pas sont considérés comme des collaborateurs du pouvoir. Lors de la coupe du monde de football au Qatar en décembre 2022, l’équipe nationale a largement été boudée par un public ne se reconnaissant plus ni dans l’hymne chanté, ni dans le drapeau brandi.

Avec la répression grandissante, le mouvement a changé de forme. Depuis décembre, il s’articule autour de séries de trois jours de mobilisation : un jour de manifestation, un jour de grève, un jour de manifestation. Le secteur industriel, largement noyauté par les Gardiens de la Révolution, est tout particulièrement réprimé aux premiers signes de grève. Il est alors absolument significatif que le secteur tertiaire, pourtant fortement lié aux intérêts du pouvoir, relaie la grève, à commencer par le symbolique Grand Bazar de Téhéran, historiquement proche des mollahs.

Des slogans kurdes émis depuis la périphérie sont traduits en farsi et repris dans la capitale, relayés par les sphères économiques, artistiques et intellectuelles. Le poids de la xénophobie systémique se fait moins lourd, à mesure que la société examine en son sein le reflet d’une élite qu’elle ne reconnaît plus. Pour la première fois dans l’histoire de la République Islamique, la société iranienne est unie derrière les mêmes mots d’ordre, les mêmes revendications, le même élan vital pour se refonder en tant que peuple. Au fantôme encore agité d’un ordre inique démasqué, elle dit : femme, vie, liberté.

De toute façon, un peuple, quand il a décidé de se libérer de ses chaînes, il est invincible, et on le sait.

Ali Khamenei (en 1979)

(1) « L’Iran élit l’ultraconservateur Ebrahim Raïssi à la présidence », Le Monde, juin 2021 – https://www.lemonde.fr/international/article/2021/06/18/presidentielle-en-iran-le-guide-supreme-vote-ouverture-du-scrutin_6084627_3210.html

(2) « Iran’s Chain Murders : a wave of killings that shook a nation », BBC, décembre 2018 – https://www.bbc.com/news/world-middle-east-46356725

(3) « Manifestations étudiantes de 1999 : l’été qui a secoué Téhéran », Middle East Eye, juillet 2019 – https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/manifestations-etudiantes-de-1999-lete-qui-secoue-teheran

(4) « Iran 2009, récits d’une révolte inachevée », France Inter, juin 2013 – https://www.radiofrance.fr/franceinter/webdoc-iran-2009-recits-d-une-revolte-inachevee-6989984

(5) « La place de l’Iran et de la Russie dans le conflit syrien », Fondation Jean Jaurès, juillet 2018 – https://www.jean-jaures.org/publication/la-place-de-liran-et-de-la-russie-dans-le-conflit-syrien/

(6) « Un million de signatures : Mouvement des femmes iraniennes », Multitudes, décembre 2009 – https://www.multitudes.net/un-million-de-signatures-mouvement/

(7) « Iran : Femme, vie, liberté », Multitudes, décembre 2022 – https://www.multitudes.net/iran-femme-vie-liberte/

1 commentaire
  1. Merci vraiment énormément pour ce partage.
    Quel privilège de pouvoir être ainsi informée, alors que l’Iran traverse un moment important de son histoire.
    Hâte d’en savoir encore plus.
    #FemmeVieLiberté

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