Pierre, pour qui c’est la seconde convocation Au Poste, était accompagné d’Audrey Millot, alias Nathalie Mistral, française 16 ans engagée dans le maquis communiste, un des personnages principaux du film . Elle revient pour la première fois en France depuis la signature de l’accord de paix avec le gouvernement colombien et sa sortie du maquis fin 2016.
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Hommage à un beau-père cinéaste ayant documenté les mouvements de résistance dans la Colombie des années 1970, retour dans un univers qui fut le sien à l’adolescence, il sonnait comme une évidence que Pierre Carles, avec l’œil qu’on lui connaît, finisse par se pencher sur cette histoire que nous connaissons si mal de ce côté de l’Atlantique.
Alors que le mouvement vit un moment de reconfiguration profond depuis sa sortie du maquis en 2016, les sujets – nombreux – qui le traversent trouvent de plus en plus un écho dans notre propre scène politique et intellectuelle, même si le lien semble ténu. C’est en quelque sorte ce lien que le cinéaste propose de tisser avec le public français.
Histoire d’un mouvement de résistance paysan
Entre 1948 et 1960, la Colombie est secouée par la Violencia, guerre civile opposant le pouvoir conservateur au parti libéral, durant laquelle près de 300.000 Colombiennes et Colombiens ont trouvé la mort. Provoquée par l’assassinat du leader de l’opposition libérale Jorge Eliécer Gaitán et la dure répression des émeutes qui s’en suivirent, le conflit entraîne tous les camps dans une période d’immense brutalité et d’instabilité, dont le rythme est donné par les pájaros, bandes paramilitaires à la solde du pouvoir, coupables d’exactions en nombre.
Dans ce contexte, une frange de la population, notamment communiste, s’organise en groupes d’auto-défense avec la volonté de s’écarter et de se protéger du gouvernement. Ces groupes forment une première étape vers les mouvements guérilléros qui deviendront en 1964 les FARC. Constitution de micro-sociétés en « enclaves indépendantes du pouvoir central », remise en cause de la propriété privée, collectivisation des ressources, défense des intérêts paysans : ces mouvements rebelles sont vécus comme une menace telle pour l’union du pays que le gouvernement colombien, appuyé par les États-Unis, met en œuvre des moyens militaires démesurés pour les anéantir.
La Colombie, c’est un pays qui a toujours connu la guerre, des guerres internes, des guerres de partis, etc. Depuis sa naissance, il n ‘y a pas eu vraiment d’indépendance, non ? On est passé de la subjugation espagnole à la subjugation des créoles riches avec une grosse influence des États-Unis.
Audrey Millot
Le 27 mai 1964, l’armée régulière met fin à l’expérience de la République de Marquetalia, zone d’auto-défense d’environ 800 km² dans le sud du pays, où elle tue plusieurs centaines de paysans. À mesure que les zones de ce type sont reprises par l’armée, les combattants se reconfigurent, la guérilla se structure autour de l’ambition de confisquer les terres agricoles pour les redistribuer aux paysans. Les FARC, soutenues par le parti communiste colombien, considèrent cet événement comme leur acte de naissance.
Par la suite, c’est un accord entre libéraux et conservateurs qui met fin à la Violencia, ouvrant une ère de « paix », au prix de la démocratie : les deux partis se succèdent au pouvoir tous les quatre ans sans possibilité d’ouverture à une autre formation politique. L’État colombien s’attelle dès lors à faire disparaître toute trace de contestation, grandement inspiré par les stratégies contre-insurectionnelles développées par l’armée française en Algérie, s’appuyant sur des milices paramilitaires.
Guérilléros, militaires, miliciens
Si le gouvernement combat la guérilla au nom de l’unité de la nation, celle-ci appelle de ses voeux une insurrection populaire dont elle n’est que l’instrument. Les FARC se faisaient aussi appeler « l’Armée du Peuple » : se considérant comme l’armée légitime d’un pays dont le pouvoir est confisqué, ils s’opposent structurellement à l’armée régulière, se battant pour le contrôle du territoire, pour la défense des terres agricoles que la classe capitaliste établie à la tête du pays cherche à coloniser au profit des grands propriétaires terriens. La ligne de front est une véritable frontière agricole, où la déforestation pour débusquer les guérilléros devient une arme de guerre. Celle-ci a d’ailleurs explosé depuis la sortie des FARC du maquis.
Ce qui se passe, et ce n’est pas seulement moi qui le dis, sinon beaucoup de paysans que j’ai rencontrés et aussi des rapports d’organisations des Droits de l’Homme ; il y a eu beaucoup de moments où les paramilitaires arrivaient dans un village, faisaient un massacre, menaçaient ou faisaient quelque chose… et repartaient sans que l ‘armée intervienne. Et le lendemain, arrivait l’armée, genre, « qu’est-ce qui s’est passé ici ? » Et les gens reconnaissaient les mêmes soldats qui avaient changé de brassard, en fait.
Audrey Millot
Dans les zones où elle évoluait, les FARC jouaient le rôle de services publics que l’État, empêché, n’assurait pas. Santé, sécurité, mais aussi régulation des prix de la feuille de coca, culture devenue inévitable tant l’opportunité économique pour les petits paysans est grande. Ce compromis avec les idéaux de la guérilla génère des frictions en son sein et avec les populations, la cohabitation avec les narcotrafiquants apporte son lot de corruption. Les combattants y font appliquer « l’impôt révolutionnaire », confiscation parfois zélée d’une partie des ressources des citoyens les plus riches pour financer la lutte et subvenir aux besoins de la paysannerie.
Loin de romantiser la lutte armée, Audrey n’hésite pas à raconter les dérives, les dérapages, les errements des FARC, tout en rappelant que l’ONU a reconnu en 2008 que depuis le début de la guerre civile, 80% des morts civiles en Colombie sont du fait des groupes paramilitaires, 8% de l’armée elle-même – dont les liens étroits avec ces mêmes milices ont été clairement établis – et donc 12% du fait des différentes guérillas du pays. Toujours en 2008, le scandale des « faux positifs » révèle des milliers de cas de civils exécutés par l’armée sous la présidence du très droitier Álvaro Uribe (2002-2010), présentés comme des guérilléros morts au combat.
Affaiblis par cette politique ultra-aggressive dite de « sécurité démocratique », fatigués pour certains de 50 ans de lutte armée qui ne porte plus vraiment ses fruits, plombée par les désertions, les responsables des FARC entament un dialogue avec l’État en 2012, en vue de la fin du conflit et de la démilitarisation de la guérilla ; profitant aussi d’un contexte politique sud-américain des années 2010 plus favorable à la discussion. Les négociations s’ouvrent sous l’égide des Nations Unies, d’abord à Oslo puis à la Havane.
Un documentaire sur la transition
« Dans le film, nous assistons à un moment de ce qui a été appelé la transition, c’est à dire qu’on vous voit en armes, on vous voit combattante, et puis on vous voit petit à petit, jusqu’au moment où vous allez rendre les armes », introduit David. Audrey, qui a rejoint les FARC en 2001, était de la délégation à la Havane. Celle qui reste l’une des deux seules européennes à avoir intégré les FARC livre un témoignage extrêmement précieux de ce qu’a été la guérilla, avec un recul et une nuance que lui autorise le temps écoulé depuis la sortie du maquis. Bien que celle-ci ne sonne pas la fin de l’expérience collective commencée il y a soixante ans, elle a considérablement rebattu les cartes pour ses membres.
Depuis 2016, le processus de paix reste fragile. D’une part, la mauvaise foi relative du gouvernement Santos retarde, voire sabote les concessions promises aux anciens guérilléros, et ne tient pas ses promesses de réformes sociales structurelles ; d’autre part le retour à la vie civile, dans un monde globalement hostile – plusieurs centaines d’anciens membres des FARC ont été assassinés après avoir déposé les armes – se fait dans la douleur. Face à un gouvernement qui ne jure que par la réinsertion individuelle, c’est-à-dire une forme de retour et d’assimilation des ex-FARC dans la société non remise en question, le rêve de prolonger l’expérience communautaire s’éloigne, les volontés faiblissent. Pour les femmes combattantes, qui au cours de cinquante années de maquis ont obtenu des guérilléros une relative égalité des sexes, qu’Audrey détaille dans l’entretien – aussi imposée par les conditions particulières de la lutte armée – se pose l’enjeu du retour dans le monde patriarcal que nous connaissons.
Toutefois, la situation connaît une embellie depuis l’élection, en 2022, de Gustavo Petro, premier président progressiste de l’histoire du pays, qui s’engage sincèrement à honorer sa part de l’accord.
Je crois qu’on a été un peu optimistes. Notre fort, c’était notre société collective, donc on ne pensait pas qu’il y aurait de problème. Le gros jeu dans la discussion de la réinsertion qui ne passait pas du tout – parce qu’on a jamais été désinsérés, mais le gouvernement l’a pris comme ça. Depuis des années, le gouvernement avait un programme de réinsertion d’ex-combattants démobilisés : il leur proposait de l’argent pendant un temps, avec de l’accompagnement psychologique, pour retourner à la vie civile. Avec un côté « Tu ne sais pas où tu es donc on va te réapprendre à vivre ». Nous, on a dit qu’on ne voulait pas de ce modèle : on a toujours été des acteurs sociaux, politiques de la vie colombienne, pas du tout hors de celle-ci. […] Sauf que le gouvernement a tout fait pour disperser les gens.
Audrey Millot
S’en suit une discussion philosophique touchante entre Audrey et Pierre qui se demandent dans quelle mesure l’accord de paix est une victoire. Le documentaire a le mérite de laisser ouvertes les interprétations, les positions. Comme l’a voulu son réalisateur, le film « ne stigmatise pas la lutte armée, c’est quelque chose d’aujourd’hui rare, parce que parfois, la lutte armée est nécessaire et légitime ». Le récit et l’analyse sincère d’Audrey Millot sur son vécu, sur le quotidien des combattantes et combattants, sur l’organisation interne des unités, ouvre une fenêtre absolument riche d’enseignements sur l’expérience hors norme de mouvement communiste révolutionnaire qu’ont été les FARC. Très conscients de la sensibilité du sujet, de l’écart entre ce témoignage et l’image que le public français reçoit des médias dominants, Audrey et Pierre répondent sans détour aux questions des spectatrices et spectateurs dans le tchat. Quand David provoque le cinéaste en lui demandant si son documentaire ne pêche pas par excès inverse, ce dernier assume pleinement :
Je considère que quand un spectateur arrive dans une salle de cinéma pour un film, il a des représentations dominantes. En tant que réalisateur indépendant, on a comme souci de casser ces représentations, ou de les combattre, parce qu’elles nous semblent injustes. Il peut y avoir des représentations dominantes qui sont justes, mais là, elles sont injustes en l’occurrence. Donc on se dit : on ne va pas donner la parole à tous ceux qui ont déjà raconté des conneries sur les FARC puisqu’ils sont déjà dans nos têtes ; on va essayer plutôt de montrer une réalité qui n’a pas été documentée, qui n’a pas été montrée. Après le spectateur est libre avec ce qu’on lui a raconté dans les grands médias, et ce qu’il a vu dans le film, il est libre de se faire son opinion, me semble-t-il ?
Pierre Carles
Les FARC, Forces Armées Révolutionnaires de Colombie, sont une guérilla communiste issue à l’origine d’un mouvement de résistance paysan, engagée dans une lutte armée contre le gouvernement colombien entre sa création en 1964 et l’accord de paix signé en 2016. Elle a compté jusqu’à 20.000 combattantes et combattants au tournant du 21e siècle.
L’accord de paix a été négocié, rejeté dans un premier temps par la population colombienne lors d’un référendum, puis remanié et ratifié, porte sur quatre chapitres principaux : cessez-le-feu bilatéral et définitif, désarmement des FARC, réformes agraires et rurales structurelles, garanties de sécurité contre les groupes armés qui s’attaquent aux mouvements sociaux et partis politiques.
Le paramilitarisme en Colombie date du 19e siècle, quand de grands propriétaires terriens organisent de véritables armées privées pour protéger leurs intérêts au milieu des guerres civiles de ce siècle. Il est dès ses débuts marqué par un soutien de l’État et de ses corps policiers et militaires. Pendant la Violencia, les « Párajos » et les « Chulavitas » armés par la police font le « sale travail » que les institutions légitimes se refusent de faire ouvertement, envers les partisans libéraux. Après une période de relative accalmie, devant la recrudescence de la lutte armée contre les guérillas communistes telles que les FARC, le recours à des milices armées revient en grâce dans les dispositifs de maintien de l’ordre du pays. Officiellement assurant des missions d’auto-défense, ils sont tout au long des dernières décennies accusés d’exactions et de massacres de civils, parfois en connivence avec les gouvernements en place.
- propagande https://bsky.app/profile/auposte.fr/post/3lc6kql4xuc2z & https://bsky.app/profile/personnetoulemonde.bsky.social/post/3lc6rcsncks2r & https://bsky.app/profile/auposte.fr/post/3lcdw3e7q4k2t & https://bsky.app/profile/auposte.fr/post/3lcezda5huc2o
- Pierre Carles https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Carles
- Guérilla des Farc – Pierre Carles – 2024 https://www.cp-productions.fr/guerilla-des-farc-lavenir-a-une-histoire/ & https://www.senscritique.com/film/guerilla_des_farc_l_avenir_a_une_histoire/81198057
- #AuPoste avec Pierre Carles https://www.auposte.fr/invites/carles-pierre/
- Dossier de presse https://file.notion.so/f/f/2662a96b-850f-46c9-8182-3f56a83c9de3/189355f6-6805-4fda-8937-43a7f0f22061/FARC-Dossier_de_presse.pdf
- #AuPoste – s07-01 – 8 janvier 2024 L’affaire Georges Ibrahim Abdallah avec Pierre Carles https://www.auposte.fr/laffaire-georges-ibrahim-abdallah-le-prochain-film-de-pierre-carles/
- FARC – Forces armées révolutionnaires de Colombie https://fr.wikipedia.org/wiki/Forces_armées_révolutionnaires_de_Colombie
- Algérie, année zéro – Marceline Loridan-Ivens & Jean-Pierre Sergent – 1962 http://www.algeriades.com/marceline-loridan-ivens-et-jean/article/algerie-annee-zero-de-marceline
- Jungle rouge – Juan José Lozano & Zoltan Horvath – 2022 https://www.cinemutins.com/jungle-rouge
- Qui a peur de la vérité en Colombie? par Maurice Lemoine https://www.monde-diplomatique.fr/2015/12/LEMOINE/54397
- ELN – Armée de libération nationale https://fr.wikipedia.org/wiki/Armée_de_libération_nationale_(Colombie)
- Tranchk: Echange très intéressant en tout cas! Faire un pas de côté, c’est toujours utile et salvateur pour mieux comprendre les difficultés du monde dans lequel on vit… et les solutions pour l’améliorer! Merci!
- loulou_nouna: toutes les expériences d’autogestion nourrissent toutes les autres à travers le monde
- Les Films des Deux Rives https://www.filmsdesdeuxrives.com/guérilla-des-farc
- BergereEnFolie: c’était une super émission, merci beaucoup