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Pierre Salmon & Dimitri Manessis #AuPoste

Front Populaire: 1936 vs 2024 avec Manessis & Salmon, historiens

Le Front Populaire, né en réaction au 6 février 1934, c’était quoi exactement? C’était qui, et comment? Droits syndicaux et à la dignité, congés payés et semaine de 40 heures, les conquis sont connus. Mais le reste? Ses vallaint·e·s, sa mécanique, sa fin? Et aujourd’hui, le hashtag fait-il tout? Quelles sont les permanences entre 1936 et 2024? Les constances et les raccourcis, les oublis et les tromperies sur la marchandise (électorale)?

Pour démêler le facile du faux, Au Poste a convoqué deux historiens de la période: Pierre Salmon et Dimitri Manessis.

Pierre Salmon vient de faire paraître Un de combat. Armer l’Espagne révolutionnaire (1936-1939) (Editions du Détour). Dimitri Manessis a publié Les secrétaires régionaux du Parti communiste français – Du tournant antifasciste à l’interdiction du Parti (1934-1939) (chez Histoires EUD), Tout voir et ne rien oublier (éditions du Rocher), et avec Jean Vigreux, Rino Della Negra, footballeur et partisan (Libertalia) et Avec tous tes frères étrangers. De la MOE aux FTP-MOI (Libertalia)

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La rencontre en quelques mots

Au sortir de la Première Guerre mondiale, l’Europe entre dans la seconde révolution industrielle. Une nouvelle classe ouvrière se constitue dans une France encore largement rurale, et rapidement, le mouvement ouvrier se structure dans des organisations politiques et syndicales de masse. La Révolution Russe, ainsi que les désillusions envers la gauche parlementaire favorisent l’émergence d’un parti communiste fort, contrepoids aux socialistes de la SFIO menés par Léon Blum et aux « radicaux » d’Édouard Daladier, la tendance modérée de la gauche. Les mouvements syndicaux connaissent les mêmes divisions.

Pour reprendre les mots de l’historien Serge Wolikow, l’histoire du mouvement ouvrier est une histoire de l’organisation, de gens qui vivent structurellement une situation de domination et qui s’organisent pour y résister.

Dimitri Manessis

Contrecoup tardif de la crise de 1929, le pays connaît à partir de 1932 une période de chômage de masse, à laquelle la politique libérale du gouvernement radical n’apporte aucune solution. En parallèle, dans les pays vaincus en 1918, le prend racine : Mussolini prend le pouvoir en Italie dès 1922, et en 1933, le parti nazi accède au pouvoir en Allemagne. Très rapidement, la gauche allemande, la plus puissante d’Europe et berceau de l’internationale ouvrière, est écrasée, envoyant un signal très fort à l’ensemble des milieux de gauche dans le Vieux Continent, renforçant le besoin de s’organiser dans la population. Des premières initiatives en faveur de l’union contre le fascisme apparaissent, sporadiquement, dans le débat public, comme le comité Amsterdam-Pleyel.

Il y a un lien très fort dès le début des années 1930 entre mobilisation sociale et lutte anti-fasciste.

Dimitri Manessis

6 février 1934 : face à la menace du fascisme, un élan unitaire à gauche

Le 3 février 1934, à la suite de nombreux scandales et sous la pression de ses nouveaux alliés socialistes, le président du Conseil Édouard Daladier révoque le préfet de police de Paris, le très zélé et réactionnaire Jean Chiappe. Le 6 février, en soutien à ce dernier, ont lieu à Paris des manifestations monstres, dans lesquelles on retrouve les ligues d’extrême-droite et anti-parlementaires comme l’Action Française ou les Croix de Feu. La vire à l’émeute, le maintien de l’ordre est débordé et la police tire dans la foule : quinze morts. La démonstration de force de l’extrême-droite sonne comme une tentative de prise du pouvoir, ou au moins son péril imminent pour les organisations de gauche qui répondent le 9 février par une contre-manifestation emmenée par les communistes, où la police fera à nouveau l’usage d’armes à feu contre les manifestants.

Le 12 février, la appelle à la grève et à la manifestation pour la défense de la et des Libertés face au fascisme. La SFIO, le parti communiste, et la CGT-U (scission de la CGT) répondent à l’appel. Malgré la , la journée est un succès partout dans le pays. À Paris, les cortèges socialistes et communistes se rejoignent place de la Nation, et comme un symbole, réclament l’unité d’action.

Un moment iconique, qui s’est inscrit dans la mythologie des gauches en France, est celui où les cortèges séparés des socialistes et des communistes arrivent ensemble place de la Nation. Beaucoup s’attendent à des affrontements. Finalement, spontanément, un certain nombre de militants crient « Unité ! », et les cortèges finissent par se rejoindre.

Dimitri Manessis

À ce moment-là, les cadres dirigeants des deux partis ne sont pas du tout dans cette optique. Mais du côté des dirigeants communistes, qui n’ont jamais été dans cette optique, l’idée d’un rapprochement avec les autres forces de gauche fait pourtant son chemin, appuyée par la base militante autant que par la diplomatie soviétique soucieuse de trouver des alliés dans la lutte contre le fascisme. Dès l’été 1934, une alliance est conclue avec les socialistes, puis à l’automne, avec les radicaux. À la tribune du congrès de Nantes, le leader communiste Maurice Thorez lance  le mot d’ordre : .

1934-1936 : l’ascension du Front Populaire

Les réflexes anti-fascistes se traduisent dans les élections cantonales d’octobre 1934 puis les municipales de mai 1935 dans les désistements réciproques, au second tour, de candidats de gauche. Les radicaux stagnent, les socialistes et les communistes progressent, faisant pencher le rapport de force vers la gauche. Les radicaux, tiraillés en interne, finissent par clarifier leur position : le 14 juillet 1935 est actée l’alliance entre les trois partis de gauche, les syndicats, et une myriade d’associations autour d’un programme commun : le Rassemblement Populaire, qui deviendra le Front Populaire, est né.

Cette alliance illustre les mouvements que les différentes formations ont dû opérer sur leur ligne pour y arriver. Le parti communiste, né sur une logique de lutte des classes, a intégré une dimension patriotique, de salut de la Nation face à la montée de puissances étrangères fascistes. En s’insérant dans un récit français, en engageant une relecture de l’histoire de France et de ses régions à travers un prisme marxiste, il s’autonomise quelque peu de la ligne de Moscou et donne ainsi des gages aux socialistes et aux radicaux. Malgré tout, l’union est loin d’être évidente.

Bien sûr qu’il y a des dissidences, des coups bas, des bâtons dans les roues de l’unité. En 1934, au moment où les communistes signent un pacte d’unité d’action avec la SFIO, ils vivent en interne une de leurs plus grosses crises. […] On vit ces derniers jours des tensions, mais ça a été bien plus difficile dans les années 1930. Il y a eu des crises et il y en aura, ne paniquons pas.

Dimitri Manessis

Le Rassemblement Populaire s’accorde sur un programme de conquis sociaux inédits : deux semaines de congés payés pour tous les salariés, augmentation des salaires, naissance des conventions collectives, semaine de 40 heures, jours de grève payés. Ce programme permet la victoire de la gauche aux élections législatives de mai 1936, la SFIO en tête. Léon Blum forme un gouvernement composé de socialistes et de radicaux, les communistes préférant soutenir sans participer.

1936-1939 : le Front Populaire au gouvernement

Le Front Populaire garde l’anti-fascisme comme boussole de son action. Parmi les premières mesures prises, les ligues d’extrême-droite ayant participé au 6 février 1934 sont dissoutes, des lois viennent renforcer la liberté d’expression et d’édition, bien que toutes n’ont pu être appliquées.

L’antifascisme va être le ciment de l’union des gauches, le dénominateur commun à tous ses combats. Même si chacun y voit midi à sa porte, tout le monde se met d’accord : il y a une menace plus grande que les autres, qui met en péril la possibilité même de militer, de s’exprimer, et qu’il faut quelque chose de nouveau à mettre en place pour la combattre.

Dimitri Manessis

La polarisation de la vie politique se reflète dans la presse, actrice majeure du débat public. À gauche, le Populaire pour les socialistes et l’Humanité pour les communistes sont tirés à des centaines de milliers d’exemplaires. C’est aussi la grande époque des affiches, tracts, photomontages qui partout dans le pays médiatisent les mots d’ordre. Les ennemis politiques de la coalition de gauche ne sont pas en reste, et mènent d’intenses campagnes de diffamation, entre autres sur les thèmes de l’ingérence russe ou du risque révolutionnaire. Les militants d’extrême-droite se reconfigurent clandestinement et des actions terroristes sont menées.

La population ne sort pas de la vie politique au lendemain des élections, bien au contraire. Des grèves et des manifestations de masse viennent soutenir l’action du gouvernement. L’État prend un rôle inédit, celui d’arbitre des conflits sociaux, en faisant s’asseoir à la même table représentants patronaux et syndicaux.

Léon Blum reçoit régulièrement des délégations à Matignon, où des militants syndicaux plus ou moins importants viennent et s’expriment directement. Ce sont des scènes complètement inédites, où l’on casse le protocole : le peuple, représenté par ses délégués syndicaux, rentre dans les grands bureaux.

Pierre Salmon

Tenant tant bien que mal le cap, et sous la pression de la rue, le gouvernement Blum met en place les acquis sociaux promis lors des élections. La mémoire collective a conservé du Front Populaire une image de progrès social. Les élections municipales de 1935 ont permis de renforcer le communisme municipal, en particulier dans la « ceinture rouge », les villes de la première couronne parisienne traditionnellement à gauche. Les politiques de ces maires souvent eux-mêmes issus des classes ouvrières sont très volontaires en ce qui concerne les services publics : création de HLM, accès aux soins, accès au sport et à la culture à travers des équipements publics et un financement des clubs, entre autres.

Le programme du Front Populaire promet en quelque sorte d’élargir à tout le pays cette politique. La découverte des congés payés par les salariés du privé font se développer une culture de masse, entre voyages à bicyclette et nuits sous la tente.

Mais rapidement, après ces premiers mois d’accélération, l’élan s’essouffle. Le Front Populaire est rattrapé par une situation budgétaire compliquée, et une scène internationale extrêmement tendue. En particulier, la guerre d’Espagne qui vient d’éclater cristallise comme un miroir grossissant les tensions au sein de la société française.

Le Frente Popular naît comme une coalition des mouvements de gauche espagnols face à la montée du fascisme, dans la perspective des élections générales de 1936 qu’il emporte. Il soulève une vive résistance des droites espagnoles qui dégénèrera en guerre civile au bout de quelques mois. Dans un souci de ne pas importer le conflit et de ne pas générer de situation révolutionnaire, les radicaux plaident pour la non-intervention, alors que les communistes, internationalistes, se sentent solidaires de leurs camarades espagnols. Le gouvernement prendra officiellement une posture de non-intervention, plus ou moins relâchée, tantôt laissant passer sur son sol les armes et les combattants de toute l’Europe qui vont grossir les rangs des Brigades Internationales, tantôt fermant la frontière.

En 1937, face aux difficultés grandissantes, Léon Blum décrète une « pause » dans l’application du programme. Cette pause engendre des frustrations dans une partie de la population, certains groupes sociaux n’ayant pas obtenu les avancées espérées, et fracture un peu plus la coalition des partis de gauche déjà abîmée par la guerre d’Espagne. Les radicaux reviennent au premier plan avec le retour de Daladier au pouvoir au début 1938, et composent avec un contexte qui tourne de plus en plus à droite. Le patronat se met en ordre de bataille pour revenir sur les acquis de 1936. Les Républicains espagnols perdent du terrain contre les franquistes, l’Allemagne nazie se réarme et annexe l’Autriche.

Le 30 novembre 1938, sentant la fragilité du gouvernement et craignant un retour sur les acquis sociaux, la CGT appelle à un mouvement de grève et d’occupations d’usines. Le mouvement est pourtant durement réprimé par la police et l’armée, mais aussi par le patronat qui procède à des licenciements massifs. Les communistes sont marginalisés, le gouvernement vire à droite, le Front Populaire n’est, de facto, plus une réalité. La France n’a pas de quoi résister à l’ascension de l’Allemagne, et Daladier signe à contre-coeur les accords de Munich, censés donner des gages à Hitler et empêcher la guerre. Dans un dernier élan, les communistes cherchent à raviver la flamme du Front Populaire en s’appuyant sur les célébrations des 150 ans de la Révolution Française, mais il est trop tard.

2024 : le Nouveau Front Populaire, un nouveau Front Populaire ?

Du point de vue des deux historiens, si l’histoire semble se répéter, elle n’est bien entendu pas linéaire ou cyclique, inéluctable. Mais les dynamiques ressurgissent parce que les structures, les groupes sociaux, les intérêts sont finalement les mêmes, qu’on peut faire remonter au Front Populaire et même jusqu’à la Révolution Française. Les moments de démocratie sociale, de participation massive du « peuple » à la vie politique génèrent dans la classe dominante, dont les intérêts sont menacés, des affects de réaction. Leurs méthodes sont plus ou moins violentes selon le contexte, mais leurs arguments s’articulent de manière similaire :

Avec cette logique réactionnaire, c’est un peu toujours la même chose : la France serait affaiblie, affaiblie par rapport à des liens extérieurs, on attaque un complot tantôt maçonnique, ou juif, on trouve une minorité qui pourrait être la courroie d’un agent de l’étranger… et les forces de gauche sont accusées d’être au centre de ces agissements.

Pierre Salmon

L’histoire peut aussi sembler se répéter aussi parce que l’histoire est convoquée, par tous les camps politiques, comme un outil de lutte et de médiation de la mémoire de ces événements passés. Le Front Populaire de 1936, en tant que mythe, est un moyen extrêmement efficace d’articuler les mots d’ordre actuels que sont la lutte contre le fascisme et la nécessité d’une politique sociale  forte. Dans un second niveau d’analyse, en tant que sujet d’étude historique, la période du Front Populaire est riche d’enseignements sur les dynamiques, les raisons des succès et des échecs enregistrés. Sans singer sa référence, le Nouveau Front Populaire de 2024 reste maître de son actualité.

Que peut-on dire en tant que chercheurs ? L’histoire ne se répète pas, mais la mobilisation de la mémoire historique est une constante, et celle du Front Populaire a une charge émotionnelle très forte. En appuyant sur ce bouton, je pense que François Ruffin avait bien conscience qu’il pouvait réactiver un certain mélancolisme mais aussi de belles illusions pour les militants.

Pierre Salmon

Trois questions clés

Quelles sont les derniers livres publiés par Pierre Salmon et Dimitri Manessis ?

Pierre Salmon vient de faire paraître « Un antifascisme de combat. Armer l’Espagne révolutionnaire (1936-1939) » (Editions du Détour). Dimitri Manessis a publié « Rino Della Negra, footballeur et partisan » (Libertalia).

Qui compose le Front Populaire de 1936 ?

Le Front Populaire est une alliance entre le Parti Radical, la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO, socialistes) et le Parti Communiste.

Que s’est-il passé le 6 février 1934 ?

Le 6 février 1934, une manifestation en représailles à l’éviction du préfet de police de Paris Jean Chiappe dégénère en émeute. Devant la démonstration de force du cortège composé en parti de milices fascistes, un sentiment d’urgence pousse les différentes formations de gauche à s’unir, ce qui aboutira un an plus tard sur un accord électoral et un programme commun nommés Front Populaire.

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