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Dans l’enfer du «management algorithmique»: l’envers du décor des livreurs et de l’ubérisation du monde.

Fabien Lemozy et Stéphane Le Lay, sociologues, sont les co-auteurs de « Ubérisation et après » (éditions du Détour), ouvrage collectif coordonné par Pascal Savoldelli. Ce matin, ils sont venus nous parler de leur étude sur les dégâts causés aux livreurs à vélo, mais pas seulement. Qui de la « plateformisation » et de la précarisation a nourri l’autre ? Comment le « management algorithmique » grignote nos libertés ?

Comment les livreurs se lancent dans une « auto-accélération » pour s’offrir une stratégie de défense individuelle, faute de combat collectif dont tout est fait pour qu’il ne puisse se tenir. Enfin : leur constat est sans appel, notre responsabilité individuelle est engagée. Il faut désinstaller ces applications.

L’entretien commence tambour battant entre David Dufresne et ses deux invités en ce matin du 25 octobre 2021. Les questions fusent déjà dans le chat, mais l’animateur souhaite faire les choses dans l’ordre. « Les termes “précarité” et “précarisation” ne définissent pas conceptuellement le sujet. Pouvez-vous entrer dans les détails ? ».

De détails, nous n’en manquerons pas tant l’étude est fouillée et le sujet complexe. Le concept de « précarisation », apporté par les critiques féministes pendant les Trente Glorieuses et l’arrivée en masse des femmes dans le salariat, prend une nouvelle dimension dans les années 1970. Ces années marquent le tout début de l’éclatement des formes du salariat, avec la diversification des contrats courts et « l’institutionnalisation de l’intérim ». Les « formes particulières de l’emploi » se multiplient et quittent le domaine de l’exceptionnel. La « précarisation » du travail est la conjugaison des attaques contre la durée des contrats et les formes de salariat, contre les cotisations sociales, et contre les organisations et collectifs de travail et de santé.

L’étude des sociologues a été menée sous la forme d’une enquête auprès de livreurs à vélo, amenés à s’exprimer sur leur expérience d’un travail dont le donneur d’ordre est un algorithme. Ces livreurs travaillent pour des plateformes nées des brèches dans le travail créées par les entreprises de livraison classiques, qui commençaient à externaliser l’activité de livraison. Stéphane Le Lay explique que le pouvoir d’attraction de ces plateformes, à l’origine, tient dans le mythe de l’autonomie du travailleur et dans la promesse d’accès à des « marchés fermés » de travail – par exemple, les plateformes de VTC qui permettent à tout un chacun de pratiquer le métier de taxi sans acheter au prix fort la licence. Mais bien vite, la liberté de pratiquer son métier, comme on l’entend, a laissé place à l’asservissement des livreurs seuls face à l’application.

La qualité est prise en compte dès lors qu’elle est imputable aux salariés et non au management.

Glaudioman56 | Tchat

« L’originalité des plateformes c’est la disparition du management humain », nous dit Stéphane Le Lay. En effet, toute l’histoire du capitalisme s’est construite sur la division du travail, la hiérarchie entre surveillants et exécutants ; mais avec les plateformes, « il n’y a même plus de chef avec qui discuter ». À la place, un algorithme opaque et fluctuant, dont l’auto-entrepreneur dépend. L’instabilité générée empêche le livreur de trouver ses marques et de rendre effective la fameuse liberté de travailler comme il l’entend vendue par la plateforme. C’est pour cela que si demain, les plateformes se voient obligées de salarier leurs livreurs, seule une partie du problème sera résolue, celle des droits sociaux.

Le chercheur Christophe Dejours définit la souffrance au travail comme inévitable, et distingue deux manières de la dépasser : la subversion de la souffrance, rendue possible par un changement de méthodes, le soutien du collectif… qui débouchent sur le plaisir de la tâche surmontée ; et les stratégies de défense, qui consistent à changer sa perception de la réalité pour « oublier » ses dégoûts, ses difficultés, sans les résoudre. Pour ce qui est du travail vu par les plateformes, l’isolement du livreur combiné à l’incertitude de l’algorithme sabote ces deux ripostes possibles. Et lorsque les deux voies de sortie de la souffrance sont inatteignables, cette dernière se manifeste matériellement, par des « compensations somatiques », de la maladie, de l’épuisement, et ainsi de suite. Plusieurs personnes présentes dans le chat font le lien avec des situations personnelles ou des expériences vécues par leurs proches.

J’ai fait plusieurs fois la navette-bus entre le centre Amazon de Lille et celui de Douai ; on observe les mêmes effets d’épuisement et de souffrance chez les employés de Bezos. Certains n’arrivent même plus à parler.

Guruknakk | Tchat

Une souffrance spécifique à l’activité de livraison pour une plateforme est le travail en extérieur, la dangerosité physique d’évoluer au sein du trafic urbain, qui plus est au rythme auquel sont soumis les livreurs. L’enquête de Lemozy et Le Lay fait ressortir que cette peur de l’accident laisse vite place à une peur de ne pas remplir à temps sa mission, dans un contexte ultra-concurrentiel entre livreurs. Le rythme imprévisible et effréné des missions, mais aussi de leur réservation, aspire les livreurs dans l’auto-accélération, phénomène connu auprès des ouvriers à la chaîne qui, comme stratégie de défense, augmentent la cadence dans un effort inconscient et désespéré pour retrouver la maîtrise de leur temps. De leur aveu-même, les travailleurs se mettent en « mode robot » pour éviter de penser à leur situation. En conséquence, il n’est pas rare que des livreurs exercent leur activité tout en étant blessés ou malades, alimentant le cercle vicieux de la souffrance. Les proches des livreurs sont aussi mis à contribution, pour réserver des créneaux par exemple lorsque le travailleur est en repos (choisi ou forcé) ; Le Lay illustre cette sous-traitance invisible en la rapprochant de la situation de nombreuses femmes d’agriculteurs, dont le travail nécessaire en aide à leurs maris « passe sous les radars ». 

Face à la peur de couler, on retrouve une même stratégie de défense : l’auto-accélération. Cette stratégie est définie comme une conduite intentionnelle mais non consciente, qui vise à modifier la perception qu’on a du risque qui nous menace.

Fabien Lemozy

L’enquête elle-même a aussi comme effet de détricoter l’aliénation, par définition aveuglante, que les livreurs ont vis-à-vis de leur travail. Si une pause choisie ou forcée peut suffire pour prendre conscience de cette aliénation, l’enquête permet de mettre le doigt sur les mécanismes de cette aliénation, en mettant des mots sur les causes précises du « vécu subjectif » des livreurs.

Une fois l’objet de l’enquête et les mécanismes étudiés éclaircis, l’entretien s’élargit et se poursuit sur un mode plus philosophique. Que faire ? Que faire en tant que client de ces plateformes ? La prise de conscience de la forme d’exploitation, peut-être même d’esclavagisme, qu’est le travail proposé par les plateformes de livraison, invite à réfléchir, d’une part, à comment entrent les livreurs dans ce système, et d’autre part, les possibilités de dépassement de ce système. Dans un cas comme dans l’autre, la connaissance des mécanismes mis au jour par le collectif de sociologues est un premier pas indispensable. Et, l’organisation de syndicats de livreurs étant rendue presque impossible du fait de la nature atomisée de leur situation, il nous revient à toutes et tous de prendre en charge ce discours.

Les plateformes se sont développées à l’ombre du complexe militaro-industriel. Les gens qui ont mis ce système en place savent très bien ce qu’ils font. Ils ont un objectif politique, qui est de plateformiser entièrement la société, notamment l’État.

Stéphane Le Lay

Dix ans déjà qu’Uber est installé en France, faisant miroiter une vie de patron à des personnes qui peinent à trouver un travail digne. Chauffeurs, coursiers, femmes de ménage, ouvriers de la logistique, intérimaires, free-lance, restaurateurs… Aujourd’hui, le modèle des plateformes numériques de travail s’est répandu et, avec lui, un autoentrepreneuriat précaire qui touche chaque jour de plus en plus de métiers.

Ces entreprises, employeurs qui se rêvent sans responsabilité autre que celle de leurs actionnaires, nous imposent un choix de société, sans emploi créé, où le travail salarié s’efface derrière le mirage d’une autonomie factice.

Cet ouvrage nous arme pour la bataille du droit du travail qui ne fait commencer, et nous invite à écrire l’après…

Pascal Savoldelli est sénateur. Il a réuni autour de lui des juristes, économistes, sociologues, livreurs, syndicalistes et militants pour une réflexion globale sur le travail à l’ère du numérique  : Dominique Méda, Eva Jaurena, Antonio Casilli, Nicole Teke, Attac, CGT, Clap, Sarah Abdelnour, Sophie Bernard, Stéphane Le Lay, Fabien Lemozy, Fabien Gay, Leïla Chaibi, Barbara Gomes et CoopCycle.

Editions du Détour
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