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Critique. «Des idées de génie ?», le génial film de Brice Gravelle

Philippe Ginestet a 69 ans, il est le patron de la chaîne de magasins GIFI et TATI. Mais au sein du club fermé des grands patrons français, il détonne. Self-made man, incarnation française du rêve américain, ses méthodes de management sont atypiques : séminaires de motivation organisés dans son chalet luxueux à Megève, tournois de poker entre employés, voyages à Las Vegas… Une culture d’entreprise poussée à l’extrême. Brice Gravelle pose sa caméra où d’habitude personne ne rentre, à la rencontre de ce grand patron.
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L’idée de départ de Brice Gravelle, reçu Au Poste comme il se doit, était de proposer un documentaire sur les séminaires d’entreprise, sujet qui a déjà commencé à intéresser le cinéma depuis quelques années (« Que les gros salaires lèvent le doigt », « Fair-play », et même le film d’horreur avec « Severance »). Ces pratiques de plus en plus courantes, censés renforcer la cohésion d’équipe et l’esprit d’entreprise peuvent parfois aller très loin, à l’image de cette fausse prise d’otage organisée par une entreprise de régie publicitaire en octobre 2005 qui servira de base à un livre – « Cadres noirs » de Pierre Lemaître – , une mini-série – « Dérapages » – et très récemment un épisode de podcast de « les pied sur Terre », par Brice Gravelle, réalisateur de ce « Des idées de génie ? ». La boucle est bouclée.

Cette tendance poussa donc le réalisateur à s’intéresser au phénomène, avant que la découverte d’extraits de séminaires de Gifi, et la rencontre avec son patron n’entrainent un changement complet de l’axe de son film. D’intervenant, Philippe Ginestet devint sujet, et la vision des 90 minutes de ce singulier documentaire ne peut que conforter ce choix.

Par le regard du réalisateur, qui se met en scène dans son film comme témoin des évènements – parfois inclus dans les activités – nous découvrons donc un patron bon vivant, self-made man, illustration du rêve américain à la française : un jeune déscolarisé qui, à force de travail et de coup d’éclat, devient une des plus grandes fortunes de France, adoubé comme tel par le prestigieux classement Forbes. Une belle histoire de transfuge de classe, un glorieux plaidoyer du modèle capitaliste, un conte de fée néo-libéral démontrant le fameux « quand on veut on peut ».

Gouailleur, nous le découvrons plus intimement lorsqu’il nous relate son premier casino, ces premiers pas dans sa vie de luxe après des années de galère, mais aussi le patron qu’il veut être, bienveillant pour ses employés, souhaitant leur faire partager sa réussite et son succès par des sorties au ski, des séjours dans son château ou son chalet à Megève, des voyages à Las Vegas… Généreux, il va jusque nos donner sa bonne adresse pour manger une bonne paëlla à l’occasion de l’inauguration d’un magasin en Espagne – amis ibérique, prévoyez un carnet de note ! Le portrait semble trop beau.

Le culte de l’entreprise semble être poussé à l’extrême lors de ses séminaires, et nous découvrons également le gout de Philippe Ginestet pour l’écriture de sketches et le jeu d’acteur, offrant à ses salariés des prestations scénique que n’auraient pas reniées les chevaliers du Fiel, et durant lesquelles il leur narre la belle histoire de sa réussite et de son entreprise. Mais même si cette forme de mégalomanie prête à sourire, rien de bien neuf, Gifi n’est ni la première entreprise, ni la dernière à glorifier son dirigeant, le présenter comme un homme providentiel et bienveillant, un père plutôt qu’un patron. Sauf que…

Et c’est ce « sauf que » qui fait tout le sel du film de Brice Gravelle. Bien que documentaire, « Des idées de génie ? » adopte une structure narrative proche de la fiction de par son sujet, son montage et les frasques de son protagoniste.  Ce surprenant spectacle nous donne parfois l’impression d’assister à la projection d’un « documenteur » (faux documentaires fictionnels, comme « Spinal Tap » ou « C’est arrivé près de chez vous »), voire à certains moments de virer au making-of, nous rendant témoin de la fabrication de « sa légende » par l’intéressé lui-même, semblant comme beaucoup d’autre obnubilé par la trace qu’il laissera, l’image que ses contemporains – et plus particulièrement ses salariés – ont de lui, l’amour qu’ils lui portent.

Ces séminaires, au-delà de la récompense motivante pour le bon travail fourni par les employés les plus méritants, semblent virer à certains moments au-delà du cadre du travail classique, comme si Philippe Ginestet achetait le temps, la compagnie et l’affection de ces salariés, dans une forme de prostitution chaste, ces prestigieuses activités fonctionnant comme des appâts amenés à  les rendre témoins de cette histoire qu’il veut leur raconter, comme s’il était le marionnettiste d’une version capitaliste d’un « Vertigo » ou d’un « Body Double ».

La présence à l’écran de Brice Gravelle accentue cet effet, Ginestet saisissant à pleine main ce projet de documentaire, l’occasion de diffuser sur un média dont il n’osait rêver – le cinéma – qui lui donne une vitrine inespérée.  Loin du rôle moteur de l’histoire qu’il raconte, comme un Michael Moore ou du François Ruffin de « Merci Patron », le réalisateur apparait plus à l’écran comme l’Indiana Jones des « aventuriers de l’arche perdue », ou le « Jack Burton » du film de Carpenter : un témoin des évènements, amené à les voir ou les subir, sans avoir d’emprise sur leur déroulé.

Difficile de parler plus longuement du film sans divulgâcher – un comble pour un documentaire, preuve en est de la singularité de cette œuvre – mais le film de Brice Gravelle est un excellent complément au « Bullshit job » de David Graeber, questionnant à travers ce portrait l’évolution du rapport au travail, sa perte de sens et sa déshumanisation – excellement illustrée par le montage de Bernard Sasia, dont certains jeux de transitions n’auraient pas été reniés le Chaplin des « Temps modernes » – et le basculement d’une relation de subordination production / propriétaire de l’outil vers une forme d’allégeance, et d’admiration teintée d’amour satisfaisant le narcissisme d’adeptes du tout-à-l’égo, quitte à aller jusqu’à la manipulation de leurs employés.

Et le jusqu’auboutisme de ces personnes se rêvant en homme providentiel, enfermés dans le mythe du « winner » infaillible, terrifiés par l’échec, incapable de reconnaitre une erreur et d’en tirer les leçons peut les pousser jusqu’à l’aveuglement, au déni de réalité.  Quoi qu’il en coute aux autres, la priorité est la sauvegarde de leur égo, de leur image, à l’image du rachat de Tati, à l’issue est déjà connue, mais dont la prise de conscience, la gestion de la situation par Philippe Ginestet fait nous poser de sérieuse question sur la réelle responsabilité et rationalité d’un système qui nous semble incapable de se remettre en question ou d’admettre ses failles.

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