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Thomas Jusquiame #AuPoste

Circulez! La ville sous surveillance

Comment sont pensés nos espaces urbains : ces pots de fleur géants anti-voiture bélier à contourner ; ces plans d’eau pour éviter les regroupements en manifestation, ou ces places minérales, sans fleurs, sans herbe, et qui n’offrent aucune assise ? Qui les décide, les mets en place, les contrôle ? Thomas Jusquiame, journaliste favorablement connu de nos services, est convié Au Poste pour s’expliquer sur son dernier livre : « Circulez, la ville sous surveillance » (Marchialy). Un livre où l’arpenteur, qui déambule et décrit nos rues, se fait soudain agent infiltré dans une société de surveillance de masse.

Depuis des décennies, elles sont là, braquées sur nous, de rues en rues, d’avenues en avenues, pilotées on ne sait comment, regardées par on ne sait qui. Ces caméras qui nous épient, maintenant guidées par IA, traquant les «comportements anormaux», les effets de foule, le petit geste suspect.

En tant que manifestant chevronné, arpentant les cortèges parisiens, notamment pendant le mouvement des Gilets Jaunes, Thomas Jusquiame s’est régulièrement interrogé sur la façon dont la ville elle-même, son aménagement, pouvait nous contenir lorsqu’il s’agissait d’exprimer nos opinions. Lorsqu’il tombe sur un article dans Lundi Matin, de Paul, architecte, évaluant l’impact du mobilier urbain sur nos comportements, sur notre mobilité croissante, il décide alors de mener l’enquête.


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L’aménagement urbain : ce « subtil design de l’inconfort »

Il part à la rencontre des acteurs de cet urbanisme agissant, et en chemin, se fait bio-caméra, enregistrant et répertoriant tous les dispositifs de « mobilier défensifs » qu’il croise : grille anti-SDF ou blocs de béton anti-terroristes.

Cette injonction à circuler (pour mieux consommer ?), ce « subtil design de l’inconfort » 1, empêchant l’oisiveté, furent théorisés dans les années 70 en Angleterre par Oscar Newman 2, architecte et urbaniste, et résumés par l’expression : « Prévention situationnelle » :

Pour moi, c’est une façon de modifier l’espace pour éviter, voire éradiquer le passage à l’acte délinquant, criminel, voire certaines formes d’incivilité. Donc c’est un ensemble de pratiques et de théories très concrètes pour les pratiques. C’est partir du principe que nos comportements sont régis par l’espace. Donc l’espace définit nos comportements. Et donc, en gros si on enlève toute opportunité de passage à l’acte criminel, et il n’y aura plus de criminalité ou de délinquance.

Thomas Jusquiame

On peut voir dans l’ « embellissement stratégique » de Paris par le Baron Haussmann, préfet de Paris entre 1853 et 1870, une prémisse à cette démarche anti-sociologique, quand sous prétexte d’assainir la capitale, on permet également une meilleure circulation des biens, en pleine révolution industrielle, et, surtout, une répression des révoltes beaucoup plus efficace.

  • Est-on sûr que ces réaménagements ne sont pas une demande des gens qui y habitent ?
  • Alors oui. Dans les réaménagements, les habitants sont concertés. Il y a des consultations publiques sur les réaménagements. […] Ce qui ne veut pas toujours dire que les désidératas, ou en tout cas, les envies des gens sont appliquées. Mais ils ont leur part de responsabilité, sur leur partie, semi-privative, ou privative.
xxoursinxx dans le chat, puis Thomas Jusquiame

La prévention situationnelle, augmentée par la théorie de la « vitre brisée » 3, se déploie pleinement aujourd’hui, dans ce contexte de capitalisme débridé, ou le besoin de circulation se lie au besoin de sécurité : elle se fait barrière entre une terrasse huppée et la rue, interdiction de regroupement dans les quartiers … mise en place à grands coups d’ESSP 4.

Pour ce qui est de la vidéosurveillance, elle s’avère inefficace pour réduire la criminalité. Diverses études et méta-analyses le montrent clairement. Thomas Jusquiame nous précise qu’on ne peut humainement surveiller que 4 % des images filmées. Au-delà de son effet dissuasif, on peut donc supposer que son déploiement massif est essentiellement le fait d’un marché lucratif, et d’un « effet ruban », un effet électoraliste. 

Thomas Jusquiame

Au final, le journaliste met en lumière un paradoxe : l’omniprésence de tous ces dispositifs de sécurité tend à nous rappeler constamment les dangers, créant ainsi un effet inverse, une anxiété accrue.

La ville sous surveillance

Fort de ce constat, Thomas Jusquiame décide de mener plus avant son enquête sur ce marché de la vidéosurveillance, sur ces industriels qui franchissent la ligne fructueuse de nos libertés individuelles. Mais il se heurte rapidement à une inquiétante opacité. Il profite donc de son expérience dans le domaine de la sécurité informatique pour postuler et s’infiltrer dans une entreprise dont le logiciel transforme les images des caméras en données exploitables. 

Son enquête prend alors un tournant cyberpunk, quand elle nous plonge dans la matrice des systèmes de VidéoSurveillance Algorithmique (VSA), un monde ou l’Intelligence Artificielle, formée par des Indiens sous-payés, analyse les pixels des images des caméras qui nous scrutent, pour mieux nous vidéo verbaliser, nous vidéo interdire (maraudage, dépôts sauvages, attroupements, vol à l’étalage, …) Un monde aussi de foires et de salons commerciaux, où, entre une coupe de champagne et un petit four, on nous vend du contrôle de masse sous couvert de bienveillance, de protection, de smart city, voire même d’écologie, et où l’on voit que la sécurité est devenue un produit comme un autre.

Cette ambiguïté, entre contrôle et protection, entre garantie des libertés individuelles et développement d’un secteur économique rentable, se révèle notamment dans le comportement de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL). D’un côté, elle met en garde contre les dérives potentielles de ces technologies. De l’autre, elle accompagne les industriels dans leur utilisation, en particulier en matière d’emploi et d’innovation. 

On voit alors que, par exemple, le modèle aéroportuaire ultra sécuritaire, censé pourtant être une exception, commence à se déployer dans nos villes, notamment lors de grands événements, comme les J.O., où la VSA se couple à d’autres méthodes (drones, QR codes, périmètres de sécurité …), cette utilisation croissante des technologies de surveillance de masse engendrant un climat de peur et de méfiance, dont on peut d’ailleurs se demander de quel côté il se situe :

Je pense qu’il y a une effervescence en France qui est assez intéressante. On le voit avec les Soulèvements de la Terre, on le voit avec les Gilets Jaunes, on le voit de manière plus locale, un peu partout. Enfin, il y a une émulsion même intellectuelle, je trouve. Il y a plein de maisons d’édition qu’on pourrait citer, ton travail, plein d’autres. Et donc je pense que finalement, qui est-ce qui a le plus peur dans cette histoire ? Qu’est-ce que ça dit, tous ces déploiements ? Est-ce que c’est nous, à qui ça devrait faire peur ? Ou est-ce que c’est la prise de conscience d’un état, qui n’écoute pas finalement les gens, et qui a peur ?

Thomas Jusquiame

1 Geoffrey Paillard : Ph.D Ville et Architecture – Designer urbain-chercheur ; architecte de quartier – Enseignant – Laboratoire Architecture/Anthropologie – LAVUE 7218 CNRS – SOL architecture-urbanisme- Qualifié aux fonctions de MCF (18)

2 Oscar Newman (30 septembre 1935 – 14 avril 2004) était un architecte et chercheur américain né au Canada, connu pour sa théorie de l’espace défendable, précurseur de la prévention du crime par la conception environnementale.

3 La théorie de la vitre brisée (Broken window theory) est née d’un article de James Q. Wilson (1931-2012), professeur de science politique à l’université de Californie) et George L. Kelling (professeur de criminologie à l’université de Rutgers dans le New Jersey) paru en 1982 dans une revue grand public sous le titre Broken windows. The police and neighborhood safety. Elle postule que les signes visibles de désordre et de négligence dans un environnement, comme les fenêtres cassées, encouragent davantage de comportements antisociaux et criminels en créant une impression de manque de contrôle et d’indifférence.

4 Une Étude de Sûreté et de Sécurité Publique (ESSP) a pour but d’analyser les incidences d’un projet sur la protection des biens et des personnes. Cette analyse concerne également l’impact sur les flux de personnes, de circulation, etc …

Quatre questions clés

Qui est Thomas Jusquiame ? 

Thomas Jusquiame est journaliste pour Lundi Matin, Le Monde Diplo, StreetPress et Reflets, et membre du collectif de journalistes indépendants Extra Muros. Il travaille sur des questions de surveillance urbaine et de sécurité.

Qu’est-ce que « Circulez! La ville sous surveillance » ? 

« Circulez ! La ville sous surveillance » est un livre qui traite de la surveillance dans les espaces urbains et de ses implications sur la vie quotidienne des citoyens. Il est écrit par Thomas Jusquiame, journaliste, et publié chez Marchialy en 2024.

Qu’est-ce que la prévention situationnelle ?

La prévention situationnelle est une approche de la sécurité visant à réduire les opportunités de criminalité par des modifications de l’environnement physique et social. Elle est théorisée dans les années 70 en Angleterre par Oscar Newman, architecte et urbaniste.

Qu’est-ce que la vidéosurveillance algorithmique ?

La vidéosurveillance algorithmique (VSA) est l’utilisation d’algorithmes et d’intelligence artificielle pour analyser les images des caméras de surveillance en temps réel et détecter des comportements suspects ou anormaux.

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