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Cinéma: l’extrême droite va-t-en guerre

Descente de fafs pour protester contre la projo du film Le Repli. Attaques tous azymuts et par tous les canaux possibles: presse, sphère politique, allôciné, haro sur les subventions régionales. L’extrême-droite intensifie ses menaces. Au Poste décortique le phénomène qui commence sérieusement à ébranler le secteur.

Nous voilà arrivés à un point de bascule : celui du passage d’une campagne haineuse contre le film Le Repli, à «la présence de groupuscules d’extrême droite à l’une des projections du film, ceci pour tenter d’exercer une pression physique sur le réalisateur et les spectateurs du film.» Un communiqué paru le 20 novembre alerte sur l’effet «immédiat et irréversible sur les entrées en salles» de cette «propagande orchestrée par des groupes de la fachosphère.» 

Le communiqué, signé par le SPI (le syndicat des producteurs indépendants), le SDI (le syndicat des distributeurs indépendants) et la SRF (la société des réalisateurs français) tire la sonnette d’alarme : après les films Avant que les flammes ne s’éteignent de Mehdi Fikri et Quelques jours pas plus de Julie Navarro, voilà que c’est au film Le Repli de subir une violente campagne de dénigrement. Les organisations dénoncent «une nouvelle forme de censure d’une dangerosité inédite.»

Le Repli : une mise en abîme entre cinéma et réel

Joseph Paris, le réalisateur du film Le Repli, était justement l’invité d’Au Poste le 28 octobre 2024. Il avait commencé l’entretien avec ces quelques mots : «C’est un film que j’ai commencé en 2015 en réaction aux attentats terroristes qui ont frappé Paris mais aussi à ce qui fut la réponse gouvernementale apportée : la déclaration de l’État d’urgence et surtout le discours sur la déchéance de nationalité.»

Dénonçant la montée des discours racistes et la restriction des libertés, le film est aujourd’hui victime de tout ce qu’il dénonce : une campagne visant à museler la sortie et la promotion du film à travers une stigmatisation des discours et des personnes, notamment le protagoniste du film Yasser Louati. Sur le Facebook du distributeur Destiny Films, des centaines de messages haineux «racistes, certains menaçants» témoigne Audrey Ferrarese, la productrice du film, qui se dit «horrifiée.» «On a fini par faire un signalement à Pharos, parce que certains messages étaient menaçants», ajoute-t-elle.

 On est dans un pays où la démocratie a encore une signification. Que des gens ne soient pas d’accord avec certaines choses, je peux le comprendre tout à fait. Ce qui est un peu dommage, c’est que ces gens-là, qu’il s’agisse des commentaires haineux, des journalistes de Marianne ou du Figaro ou du député RN, se permettent de réagir sans avoir vu le film. Et c’est un vrai problème de société qui concerne des tonnes de choses.

Hervé Millet, Destiny Films

Pour Julie Fabiani, déléguée générale adjointe à la SRF, c’est «d’abord le caractère inédit de menaces physiques qui marque un tournant dans ces campagnes de dénigrement. Ensuite, une campagne très très violente qui risque de porter atteinte au succès du film.» Le 12 octobre, des groupes identifiés comme appartenant à Action Française par des militants de gauche étaient venus à la fin de la projection à Limoges, avant de s’en aller en reconnaissant les militants du Plateau des mille vaches, auxquels ils avaient déjà eu affaire. «C’était inquiétant, il y avait dix ou quinze personnes, divisées en trois groupes : un devant le cinéma, un devant mon hôtel et un en voiture qui circulait entre les deux» raconte Joseph Paris, que nous avons joint. Il avait ensuite alerté le comité «Riposte contre l’extrême droite» de la SRF.

Le réalisateur, se disant «épargné» puisqu’il ne regarde pas les commentaires, mentionne néanmoins «j’ai dû fermer mon compte Twitter». Enfin, «c’était une bonne raison de quitter X» ajoute-t-il avec ironie.

Le point de départ : une avant-première à Metz

Pour Joseph Paris, comme pour le distributeur, «le vrai point de départ de la fachosphère qui se met sur notre dos, c’est Metz.» Ce 31 octobre, la projection s’achève sur un échange de Yasser Louati avec le public. Trois jours plus tard, un enseignant d’histoire-géographie de l’APHG Lorraine[1] rédige un texte «extrêmement à charge contre le film» témoigne Paris, publié sur le site de l’APHG Lorraine, signé du seul prénom de son auteur. Paris était absent de la projection. Mais le MRAP, qui était l’organisateur de la soirée et qui a mené son enquête, lui a témoigné qu’aucun propos problématiques ni de conflits particulièrement n’ont été relevés, tandis que Yasser Louati lui a confié que le professeur d’histoire-géographie en question a applaudi à la fin du débat.

Suite à la publication du droit de réponse de Paris[2], l’APHG Lorraine insiste auprès du réalisateur en lui demandant de le corriger pour indiquer que «le texte est soutenu uniquement par l’APHG Lorraine, sans engager l’APHG national.» Selon Paris, le texte du professeur essaie «de nous placer en complicité avec l’assassinat de Samuel Paty, ce qui pour nous est abject, odieux, le film soutenant du début à la fin les victimes du terrorisme, depuis le 13 novembre, jusqu’au procès 7 ans plus tard.» Paris tient à rappeler qu’un seul professeur a rédigé et signé le texte. Il dénonce la tentative «d’opposition entre le film et la profession d’histoire géo», voie sur laquelle le réalisateur estime que Marianne essaierait de l’entrainer, lorsque le journal titre «Pseudo “islamophobie d’État”, Samuel Paty et Dominique Bernard oubliés : “Le Repli”, le doc qui ulcère les profs.» [3]

Je ne peux pas croire que cette attaque d’un professeur qui a nourri la fachosphère représente son association sur le plan national.

Joseph Paris

Deux obsessions : Louati et les financements du film

Suite à la projection de Metz, le texte publié par l’APHG Lorraine (l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie) est relayé par le site d’extrême droite Fdesouche trois jours plus tard, ajoutant que Yasser Louati est l’ancien porte parole du CCIF (Collectif Contre l’islamophobie). «C’est ce qui va ressortir dans toutes les publications de la fachosphère dans les deux semaines qui vont suivre» témoigne Paris, qui ajoute : «quand j’ai rencontré Yasser, vers février 2016, il était membre du CCIF. Mais il l’a quitté quelques mois plus tard sur des désaccords politiques qui sont connus et référencés. Ensuite je l’ai suivi pendant 7 ans. Je ne l’ai pas mentionné parce que ça ne le définit ni comme intervenant du film ni comme personne.» 

Le réalisateur ajoute à propos de la vindicte, reprise par le Républicain Lorrain, Boulevard Voltaire, puis par Marianne, et Le Figaro : «ils semblent manquer d’arguments, parce que leur seul angle d’attaque, c’est le CCIF.» Le 7 novembre, le député Rassemblement National Eddy Casterman[3] publie une vidéo sur X dans laquelle il qualifie le Repli de «carburant du séparatisme islamiste», et le CCIF, «d’organisation islamiste proche des Frères Musulmans.»

Si Marianne n’a pas contacté l’équipe du film, Le Figaro a insisté auprès de son attaché de presse pour demander «de nous expliquer sur les financements reçus par le film. Ce à quoi on n’a pas répondu. On n’a pas à se justifier, les données sont publiques» rétorque Joseph Paris.

Au-delà d’une atteinte à la liberté de création et de diffusion avec une idéologie haineuse, il y a tout un amalgame du financement du cinéma en France.

Julie Fabiani, SRF

Alors que le film a été financé en partie par le CNC et la région Ile de France, l’idée d’un «film financé par les deniers publics» se propage chez Marianne et au Figaro. Or le CNC «n’est pas du tout de l’argent public puisque c’est une taxe prélevée sur chaque entrée» rappelle Hervé Millet, distributeur chez Destiny Films et membre du SDI.

Le Figaro, qualifiant Le Repli en conclusion d’un éditorial sur Donald Trump de «film de propagande frériste», écrit : «le producteur a bénéficié du soutien du CNC et le distributeur quant à lui se targue de celui de l’UE.» Seconde erreur : si Destiny Films perçoit bien des financements européens, il s’agit d’une aide pour la distribution des films non-francophones, qui ne concerne donc pas Le Repli.

Enfin, Eddy Casterman, dans sa vidéo du 7 novembre, prend à parti Valérie Pécresse, présidente de la région Ile de France. «C’est intéressant, parce que j’ai reçu cette subvention avant l’élection de Valérie Pécresse» note Paris, amusé.

Un film à l’Assemblée Nationale

Les propos du député Eddy Casterman ont été tenus dans la foulée de la proposition du groupe LFI de diffuser le film à l’Assemblée nationale. Projo dont le député RN demande l’annulation auprès de Yaël Braun Pivet. Hervé Millet témoigne avoir appris hier que «deux autres députés RN ont signé une lettre pour demander à Yaël Braun-Pivet, l’annulation de la projection.»

Je n’ose pas croire que Yaël Braun-Pivet va donner suite à cette demande de censure venue de l’extrême droite, a fortiori derrière le communiqué de la SRF, du SPI et du SDI. Si on en arrivait là, on franchirait une étape considérable dans l’effondrement de la liberté de création et d’expression en France.

Joseph Paris

Une guerre culturelle

Le 15 novembre, Au Poste recevait justement trois membres de la Société des réalisateurs français : Antoine Barraud, Christophe Cognet et Elisabeth Jonniaux. Au fil de l’entretien, Cognet a décortiqué les quatre lieux où l’extrême droite attaque le cinéma.

D’abord, les financements. En Régions, ceux-ci sont alloués après l’avis d’un comité d’experts, agréé par l’assemblée régionale. Jusqu’à ces dernières années, les assemblées suivaient plutôt leur comité. Mais depuis que l’extrême droite s’installe, explique Cognet, «les politiques regardent les intitulés et les résumés des films, en particulier du documentaire (…) Dès qu’il y a le mot Palestine, le mot LGBT ou quelque chose qui a un rapport à l’immigration (…) il y a une demande de retoquer le projet.» 

Lucie Commiot, co-présidente du SDI, soulève un autre point financier particulièrement inquiétant :  il y a quelques semaines, la région Nord a décrété l’arrêt total du dispositif “école et cinéma”, permettant aux élèves du primaire et du secondaire de se rendre à des projections. Le 20 novembre, le SDI apprenait le retrait dans le Pays de la Loire de 75% des aides en direction d’associations qui aident à la diffusion des films, telles que Graines d’Images, et la coupe de 100% des subventions au festival d’Angers Premiers Plans. Pour la co-présidente du SDI, ces coupes forment «un ensemble très inquiétant qui fragilise un tissu local très important, pour les films et même au-delà», ajoutant que le sujet était au coeur de la réunion mensuelle du BLOC[2] (Bureau de Liaison des Organisations du Cinéma), tenue la veille.

Le second lieu d’où l’extrême droite porte sa riposte est celui des attaques sur les réseaux sociaux. Pour Cognet, elles participent à une autocensure des cinéastes et de la profession. Un sentiment partagé par Audrey Ferrarese, à propos du Repli : «le programmateur nous disait que certains exploitants avaient aimé le film mais préféraient ne pas le prendre, sans vraiment exprimer pourquoi. J’y ai vu une forme d’auto censure.»

Les deux derniers points sont plus insidieux. D’une part, l’influence de l’extrême droite se joue sur la programmation, c’est-à-dire sur les salles municipales, pour que certains films ne soient pas diffusés, avec un chantage : «si vous diffusez ce film, nous ne viendrons plus voir les autres.» Enfin, il y a la question des visas d’exploitation. Chaque film reçoit en effet une classification «tout public», «interdit au -12 ans», «- 16 ans», ou «-18 ans». Dans les deux derniers cas, les possibilités de diffusions et de distribution sont moindres. Cognet pointe la surreprésentation dans les comités de classification des associations familiales, où il observe «une politique d’entrisme très assumée et très explicite de l’extrême droite», cherchant à faire passer sous la classification -16 ou -18 ans, des films qui n’auraient pas dû être interdits à ces niveaux.

Prenant cette lutte à bras-le-corps, le SRF comme le SPI et le SDI constatent des attaques devenues régulières, et se mobilisent pour protéger la liberté de création et de diffusion. Du côté du SRF, Julie Fabiani déclare : «on exige des pouvoirs publics de veiller à ce qu’il n’y ait pas d’ingérence politique dans la fabrication et la circulation des films», tandis que du côté du SDI, Lucie Commiot demande «de trouver un système de modération et de suivi afin que la liberté d’expression et de création soit réelle pour les œuvres et pour les auteurs.»

Précision: Au Poste est partenaire-média du film Le Repli

[1] https://www.agoras2019.fr/spip.php?article552 

[2] https://josephparis.fr/notes/reponse-a-laphg 

[3] https://www.marianne.net/societe/laicite-et-religions/pseudo-islamophobie-d-etat-samuel-paty-et-dominique-bernard-oublies-le-repli-le-doc-qui-ulcere-les-profs

[4] https://x.com/F_Desouche/status/1854546799144398892 

[5] Le BLOC regroupe 14 organisations professionnelles du cinéma indépendant en France : l’ACID – Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion, le DIRE – Distributeurs Indépendants Réunis Européens, le GNCR – Groupement National des Cinémas de Recherche, La Guilde Française des Scénaristes, le SCA – Scénaristes de Cinéma Associés, la SRF – Société des Réalisateurs de Films, SDI – Syndicat des Distributeurs Indépendants, le SFA – Syndicat Français des Artistes Interprètes, le SFAAL – Syndicat Français des Agents Artistiques et Littéraires, le SNAC – Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs, le SPIAC-CGT – Syndicat des Professionnels des Industries de l’Audiovisuel et du Cinéma, le SPI – Syndicat des Producteurs Indépendants, l’UPC – Union des Producteurs de Cinéma et AnimFrance – Syndicat des Producteurs de Films d’Animation

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