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Surveillance de masse: comment le Conseil d’État a validé

Noémie Levain, avocate et membre de La Quadrature du Net et Arthur Messaud, juriste à la même, étaient #AuPoste ce jeudi, 8h45, pour commenter la décision tout récente du Conseil d’État qui autorise la conservation généralisée des données de connexion en dehors des situations exceptionnelles d’état d’urgence sécuritaire. Une réinterprétation totale de la notion de « sécurité nationale » qui comprend désormais l’espionnage économique, le trafic de stupéfiant ou l’organisation de manifestations non-déclarées. Pour la Quadrature: «ce faisant, le Conseil d’État isole la France dans son Frexit sécuritaire et libère les renseignements français des principes de l’État de droit.»

Depuis plusieurs années, au moyen de réformes successives du code de la Sécurité Intérieure, l’État fait basculer des missions et des outils dévolus à la police judiciaire vers la police dite « administrative » (contrôles d’identité…). Ainsi, par exemple, les perquisitions qui étaient réservées aux enquêtes deviennent un outil mobilisable à titre « préventif », ce qui est rendu possible par la permissivité du code de la Sécurité Intérieure, plus récent et plus léger que le code juridique.

En 2015, la Quadrature du Net, association de veille juridique à propos des questions numériques, saisit le Conseil d’État au sujet de la conservation des métadonnées des communications des Français, pratique courante mais alors non régulée. Ces métadonnées, que les opérateurs téléphoniques conservent et mettent à disposition pendant un an aux services de police et de renseignement, comprennent les numéros de téléphone que vous appelez, les bornes réseau auxquelles votre téléphone se connecte, et ainsi de suite. Devant l’inaction de ce dernier, l’association porte le sujet directement à l’échelon européen, en 2018, auprès de la cour de Justice de l’UE.

Ces données sont apparues avec la transformation des usages, la généralisation des smartphones. Le raisonnement des services de police et de renseignements est « Puisque ça existe et que c’est génial, pourquoi ne pas s’en servir ? » ; sans aucune distance sur le caractère hyper-intrusif de ces données, la violation des droits fondamentaux. C’est une vieille technique : imposer par l’habitude dans la loi des pratiques litigieuses ou illégales.

Noémie Levain

La cour de Justice rend son arrêt en octobre 2020, dans un sens qui satisfait partiellement, à première vue, la requête de la Quadrature : il devient illégal pour un État de conserver les métadonnées, sauf dans un cas d’état d’urgence sécuritaire, un enjeu de « sécurité nationale ». Le Conseil d’État, à la lumière de cet arrêt, examine le contentieux qui oppose désormais la Quadrature du Net à l’État français et qui porte sur l’utilisation des métadonnées aussi bien par la police que par les renseignements. Malgré le mémoire très douteux et « osé » sur lequel l’État expose sa défense, le Conseil d’État finit par rendre une réponse particulièrement fournie et détaillée, qui entérine de manière spectaculaire l’utilisation de ces métadonnées dans le droit français.

On décide qu’on veut savoir où sont tous les Français, tout le temps, juste au cas où. Et la cour de Justice de l’UE dit : il faut changer de paradigme, c’est inacceptable dans une société. La présomption d’innocence n’existe plus : tout le monde est potentiellement suspect.

Noémie Levain

Dans cette note, le Conseil d’État prend position politiquement, répond à des questions que la Quadrature n’a pas posé, et entre dans le détail dans les « intérêts fondamentaux de la nation » pour lesquels la surveillance de masse pourra être activée, parmi lesquels :

  • « indépendance nationale, intégrité du territoire, défense nationale » ;
  • « intérêts majeurs de la politique étrangère, prévention des ingérences, exécution des engagements européens et internationaux de la France » ;
  • « intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France » ;
  • « prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions » ;
  • « prévention des violences collectives de nature à porter atteinte à la paix publique »…

Les motifs définis par le Conseil d’État sont volontairement flous, sujets à interprétation et surtout très permissifs, aménagés de manière grossière de sorte à englober les organismes susceptibles de remettre en question le modèle existant, ou bien les manifestations (cachées derrière la notion de « violence collective »).

D’un point de vue juridique, la décision du Conseil d’État ne contredit pas celle de la cour de Justice européenne, elle la tord, la vide, mais en apparence, elle respecte les règles du jeu. 

Arthur Messaud

Derrière cette exception donnée par la Cour de Justice [de l’Union Européenne], à savoir l’atteinte à la sécurité nationale, le Conseil d’État fait rentrer tout le droit français, qui n’a rien à voir avec la sécurité nationale. […] On est dans un État dans lequel ce n’est plus le Parlement qui dicte l’application du droit.

Noémie Levain

Les autres États membres voient la France qui décide seule de respecter ou non le droit de l’Union. Cela crée un précédent qui permettra à tout État de contester n’importe quelle loi au nom de la sécurité nationale derrière laquelle on peut mettre n’importe quoi.

Arthur Messaud

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