Il permet de comprendre enfin la complexité des faits et de révéler nombre d’éléments jamais signalés auparavant parmi lesquels : les liens du couple Delay/Badaoui, au centre de l’affaire, avec leurs familles respectives, l’existence d’un lien familial passé inaperçu entre deux des accusés, les mensonges répétés d’un des futurs acquittés, le silence étonnant sur la consommation de stupéfiants de certains incriminés, etc. «A l’ombre d’Outreau» (Don Quichotte/Le Seuil) lève le voile des illusions sur l’affaire. Son auteur, l’ami de toujours Jean Songe/Yannick Bourg, sera Au Poste le 3 mai.
Extraits.
L’histoire sordide de Jean-Michel et Jean-Louis Jourdain
« Le juge d’application des peines qui libérera les frères Jourdain n’est pas encore juge, il n’est peut-être même pas né. » Me Antoine Deguines (La Voix du Nord, 10 février 2017)
Outreau a déjà été exposée à la lumière livide des spots médiatiques en 1997. Le 12 février, quatre jeunes filles ont été enlevées, trois d’entre elles violées, la quatrième tabassée, puis toutes ont été tuées avant d’être ensevelies sous le sable de la plage de Sainte-Cécile, près du Touquet.
Agées de seize à vingt ans, les victimes étaient les deux sœurs Ruffin, Audrey et Isabelle, et les deux sœurs Merlin, Peggy et Amélie. L’autopsie révélera du sable dans les poumons de Peggy, ce qui signifie qu’elle a été enterrée alors qu’elle était toujours vivante.
A la suite du décès de leur mère cinq mois avant leur disparition, Audrey et Isabelle, ainsi que Virginie et Vincent, habitaient chez leur tante, à Outreau. En compagnie de leur mère, Amélie et Peggy résidaient elles aussi à Outreau, à la Tour du Renard, dans l’immeuble des Merles. A coup sûr, elles connaissaient Thierry Delay et Myriam Badaoui, et leurs garçons. Un détail pas si anodin qui entrainera cette remarque de Roselyne Godard, après sa mise en examen dans l’affaire d’Outreau : « J’ai eu une deuxième avocate commise d’office, qui m’a dit avoir consulté mon dossier, et qui m’a dit qu’elle pensait que ce serait long parce qu’il y avait eu l’affaire Dutroux, et qu’en plus les deux jeunes filles assassinées au Portel résidaient dans cette même tour. Elle m’a dit : “ Vous irez certainement en détention, et ce sera long. “ » L’avocate ne se trompait pas, celle qu’on surnommera à tort “ la boulangère “ passera un an et quatre mois en détention provisoire.
Aujourd’hui, comme hier sans doute, dans les conditions normales de circulation, Outreau est à une dizaine de minutes en automobile de Boulogne-sur-Mer. Une partie de la rade portuaire boulonnaise abrite Le Portel où, après une soirée de carnaval ce fatal 12 février, quatre jeunes filles ont décidé de faire de l’auto-stop pour aller au bal d’Equihen-Plage, une pratique coutumière dans le coin, surtout pendant les festivités, et même à une heure très tardive. La dernière fois qu’elles ont été vues vivantes, dans leurs déguisements de mousquetaire, de marquise, de Pierrot et d’Indienne, c’est au café “ La Crebasse “, vers quatre heures du matin. Après, elles ont croisé la route du fourgon Peugeot J5 des ferrailleurs Jourdain.
Jean-Michel a une tête carrée barrée d’une grosse moustache noire qui tombe aux commissures des lèvres, Jean-Louis a un très grand front et un long menton fuyant en pointe, des trognes pas tout à fait sorties d’un film de Wes Craven mais dignes de figurer dans “ Affreux, sales et méchants “ d’Ettore Scola (mais peut-être que les photos disponibles ne montrent pas leur meilleur profil), deux frères condamnés aux assises une dizaine d’années plus tôt (dans des affaires distinctes), puis libérés par anticipation, dans le respect des remises de peine en vigueur. « Ils sont sortis de prison dans le même état psychologique que lorsqu’ils y étaient entrés », dira Blandine Lejeune, l’avocate des familles des jeunes filles.
Plusieurs témoignages signalèrent un louche fourgon blanc, vite identifié dans le village de Dannes, lieu de résidence de la famille Jourdain, hostile à toute adaptation sociale. Quelques mois avant leurs nouveaux crimes, Jean-Michel, trente-cinq ans, et Jean-Louis, trente-sept ans, s’étaient installés à Etaples, douze kilomètres plus loin.
Je ne suis jamais rentrée, même dans la cour, j’ai toujours eu peur des Jourdain, dit la factrice dans un reportage TV de deux minutes.
Soumis à la poigne de fer de la matriarche Jeanine, soixante-seize ans, quatre adultes et cinq enfants ont vécu dans un piteux baraquement insalubre au sein d’un terrain vague jonché de ferrailles et d’ordures. Parfois des pneus brûlaient, la fumée épaississait la nuit. Personne n’appréciait leur comportement. Les Jourdain étaient frustes, dégénérés, cinglés, dangereux, des teignes irrécupérables. Jeanine avait eu neuf enfants d’un premier mariage, tous placés, tous oubliés. En secondes noces, elle accoucha anonymement de trois garçons et d’une fille, morte très jeune. Dès que Jean-Michel et Jean-Louis avaient été en âge de riposter aux coups du paternel, ils l’avaient laissé sur le carreau. Les fois où ils apparaissaient à l’école, ils faisaient régner la terreur. « Les trois garçons étaient très violents. Ils ne se mêlaient pas aux autres. Leur mère les a toujours soutenus dans le mal » dit Edith Maillard, la fille de l’ancien directeur d’école. Entre deux larcins, les violences, les frères étaient placés, mais toujours ils regagnaient le giron maternel, couvés par Jeanine. Jean-Michel s’imposa comme le chef de la tribu. Dans les années 80, jeune adulte disgracieux à l’intelligence limité, Jean-Louis a souffert de sa solitude affective et sexuelle, les jeunes femmes du village le repoussaient, Jeanine les insultait et enrageait : « Je suis obligée de me dévouer. » A l’époque, les femmes tremblaient d’effroi à Dannes, victimes d’agressions d’un homme masqué, entrainant les rondes des maris qui bossaient de nuit à la cimenterie. Jean-Louis est reconnu coupable d’attentats à la pudeur avec violence, incarcéré à deux reprises et finalement jugé aux assises pour un viol commis en 1988, sorti de prison en 1996. Un an plus tôt, Jean-Michel a lui aussi été libéré, après neuf années d’emprisonnement. Pourtant, non, il n’avait pas étranglé une de ses amies, Anita Dassonville, tout comme il n’avait pas violé une gamine de treize ans quand il était mineur. Face à la cour d’assises de Saint-Omer, il continuera de nier son implication dans la tragédie des quatre jeunes filles. Jean-Louis, lui, dira « Je reconnais ce que j’ai fait, mais pas ce que je n’ai pas fait. » Les deux frères ne cesseront pas de se renvoyer à la figure leurs versions changeantes des faits.
L’affaire a eu un retentissement national, des marches silencieuses ont été organisées, la famille Jourdain a été relogée dans la crainte d’un lynchage, des âmes téméraires ont incendié leur baraquement, Yves Bonvoisin, le petit ami de la troisième sœur Ruffin, a dérivé pendant des heures dans les rues de Dannes, deux fusils sous les bras, ivre de douleur et de vengeance, déterminé à faire la peau aux membres de la famille Jourdain. Son père a réussi à l’en empêcher.
A Dannes, les enquêteurs ont constaté que le véhicule avait été repeint en bleu et ils ont découvert une boucle d’oreille et son fermoir, un bijou d’Audrey Ruffin, entrainant la garde à vue immédiate des deux frères. Jean-Michel ne lâcha rien, mais Jean-Louis se mit à table et guida l’équipe du commissaire Romuald Muller jusqu’aux corps enfouis dans la plage de Sainte-Cécile. L’enquête avait été bouclée en une dizaine de jours. En octobre 2000, les deux frères récidivistes étaient condamnés à la prison à perpétuité.
A leur propos, le mot “ monstre “ est souvent apparu dans les médias. Les monstres n’existent pas, pas plus que le mal absolu, ils sont le fruit de l’imagination de Lovecraft ou des facilités de l’esprit. Tout homme, même le pire barbare, mérite la reconnaissance de sa part d’humanité. Chez Jean-Michel, elle s’est manifestée après sa sortie de prison, pendant un stage de cariste dans un chantier-école à Etaples.
Il travaillait bien et avait les larmes aux yeux quand il parlait de son passé judiciaire, dit le maire, Marcel Guerville.
Jean-Louis avait une petite amie. Il avait demandé à être soigné pour ses obsessions sexuelles. Personne ne l’a entendu.
L’homme qui a résolu l’affaire des frères Jourdain, le commissaire Romuald Muller, était le responsable de la division criminelle du SRPJ de Lille. Plusieurs chefs de brigade étaient sous ses ordres. L’un d’eux, le commissaire François-Xavier Masson, participera à l’enquête d’Outreau.
Le Nord-Pas-de-Calais est souvent associé à une réserve de dégénérés de tous poils, une idée répandue dans une partie de l’opinion publique et relayée dans une tribune du Stade de France lors de la finale de la Coupe de la Ligue de football opposant le PSG à Lens en 2008 (“ Pédophiles, chômeurs, consanguins : bienvenue chez les Cht’is “, la banderole d’une poignée de supporters ultras du PSG avait fait du tapage), ce que le commissaire Muller semblait confirmer : « Le Nord-Pas-de-Calais est malheureusement une région où les agressions sexuelles sont nombreuses (…) ». Les juges des enfants croulaient sous les dossiers, l’un d’eux en empilait six-cents, et quatre-cents avaient des forts relents d’abus sexuels. A Saint-Omer, siège de la Cour d’assises du Pas-de-Calais, 70% des crimes jugés étaient des viols, représentant cinquante à soixante dossiers annuels.
En 2009, Didier Beauvais, ex-président de la chambre d’instruction de la cour d’appel de Douai, aurait dit devant le Conseil Supérieur de la Magistrature : « Nous connaissons ces soirées habituelles, à Boulogne ou à Avesnes-sur-Helpe. Des soirées bière où on invite les voisins, on boit beaucoup, on joue aux cartes ou au jeu de l’oie, et où le gagnant peut choisir une petite fille, avec l’accord des parents. Là-bas, ce ne sont pas des psychologues qu’il faut envoyer, mais des sociologues ou des ethnologues. » Ces déclarations resteraient en travers de la gorge des élus du Nord et du Pas-de-Calais, le magistrat avait dépassé les bornes. Dans un communiqué de presse, Beauvais protestera « contre la reproduction inexacte des propos que j’ai tenus et qui, livrés de manière erronée, ont pu effectivement indigner les habitants du Nord-Pas-de-Calais (…) » Pour restituer le contexte régional, Beauvais avait pris comme exemple deux affaires terribles « dont l’une se situait dans le ressort du tribunal de grande instance d’Avesnes-sur-Helpe (jugement du 23 juin 2004, confirmé en appel le 9 février 2005) et qui faisait apparaître que des enfants avaient été agressés sexuellement par plusieurs adultes au cours de jeux initiés par ces derniers, les scènes ayant été filmées (…) Je conteste également avoir prétendu que des soirées de ce type étaient “ habituelles “. »
Dans la France de 2019, la justice a instruit 6605 viols sur mineurs, 2066 auteurs présumés ont été poursuivis et 553 condamnés.
Les chiffres sont des trompe-l’œil (mais pas toujours). La criminalité à composante sexuelle n’a cessé d’augmenter partout. A Douai, les condamnations pour crime sexuel avaient été multiplié par 3,2 entre 1990 et 2003. En 2004, les services de police et de gendarmerie ont constaté que dans le total des agressions sexuelles et des viols, les mineurs composaient 45% des victimes dans le ressort de la cour d’appel de Paris, 63% pour l’ensemble de la France et 75,1% dans le ressort de la cour d’assises d’appel de Douai (le ressort est la partie du territoire national sur l’étendue duquel s’exerce la compétence d’une juridiction). Seulement on constate que dans le département du Nord les diverses structures sociales mises en place permettent de repérer mieux et plus vite dans la population, et surtout parmi sa frange la plus précaire, les mises en danger des enfants. C’est donc assez logique que les cas s’avèrent plus nombreux qu’ailleurs, où les dispositifs de protection sont plus lâches. Le maillage est plus serré dans le Nord.
Et là où on sait chercher, on trouve, en général.
Saint-Omer,
mardi 4 mai, vendredi 7 mai 2004
Plus de trois ans et demi après la condamnation des frères Jourdain à la réclusion criminelle à perpétuité, assortie de peines de sûreté de vingt-deux et vingt ans, l’attention générale se tournait à nouveau vers une commune du Pas-de-Calais : sa sous-préfecture, Saint-Omer. Dans son tribunal allait débuter le procès de ce qui était devenu l’affaire d’Outreau. (Vous souvenez-vous qu’à la fin du premier trimestre 2004, l’événement le plus important sur le sol français est le second remaniement ministériel qui se produit dans le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin ? Dominique de Villepin prend la place de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur et ce dernier est nommé au ministère de l’Économie et des Finances.)
À moins d’avoir passé vos dernières années sur la banquise au sud du Groenland pour observer la fonte des glaciers ou à méditer dans un ashram du Tibet pour consoler Gaïa, Outreau était devenu un nom familier, immédiatement rattaché aux faits horribles qui s’étaient déroulés dans le quartier de la Tour-du-Renard (et probablement au-delà et en Belgique). Outreau était synonyme de réseau pédocriminel. N’importe qui ou presque connaissait les grandes lignes de ce qui n’était plus un épouvantable fait divers ordinaire, couronné par la divulgation en janvier 2002 d’une lettre coup de poing du plus jeune des accusés révélant le viol et le meurtre d’une fillette (instruction toujours en cours) et suscitant une curiosité et un émoi considérables dans les esprits (« l’affaire Dutroux à la française » comme on l’évoque parfois). L’affaire d’Outreau était régulièrement commentée sur les ondes, faisait la une de la presse et l’ouverture des journaux télévisés. L’affaire d’Outreau était dans l’œil des médias et de M. Tout-le-Monde mais aussi observée au sommet de l’État.
Un œil de cyclope.
La presse annonçait un procès qui défiait l’entendement : « La cour d’assises du Pas-de-Calais va plonger […] dans l’horreur absolue » (Le Monde), « L’abjection est à l’ordre du jour » (Le Figaro).
La salle d’audience étant dans l’incapacité d’accueillir tous ceux qui souhaitaient assister au procès, une seconde salle d’une jauge d’environ soixante places permettrait de suivre les débats sur un écran géant.
Sans que personne s’en offusque, les dix-sept accusés, entourés de leurs avocats respectifs, s’étaient tranquillement assis aux cinq premiers rangs, d’ordinaire dévolus au public. Une pléthore de journalistes, avides de sensations fortes, occupait l’essentiel de l’espace vacant.
La matinée du mardi 4 mai fut consacrée à l’appel des témoins – plus de cent quarante –, au tirage au sort des jurés – six femmes et trois hommes – et à leur prestation de serment.
Dans l’après-midi, les deux huissiers se relayèrent pour lire l’arrêt de renvoi de cent quarante-cinq pages. Cette lecture plongerait les jurés dans un abîme d’effroi stupéfait.
Tout commence avec les révélations et les accusations de Kévin, Dimitri, Jonathan et Dylan Delay durant les mois consécutifs à la phrase de Jonathan qui mit le feu aux poudres à l’automne 20001 : « Tata, elles sont où, les cassettes porno ? »
Une simple question, d’apparence anodine ou presque, si elle ne sortait pas de la bouche d’un gosse de six ans, qui regarde la pile de cassettes vidéo posée devant la télévision. On imagine qu’il l’a prononcée d’un ton neutre, comme s’il avait souhaité un peu plus de cacao dans son bol de lait. Delphine Chamois se demande si elle a bien entendu. Jonathan n’a pas dit le nom de Walt Disney ou cité le titre de n’importe quel dessin animé qui aurait effacé l’expression d’ennui sur son visage. Qu’est-ce qui lui est passé par la tête ? Certes, il mange avec les doigts, porte encore des couches, son hygiène et son comportement laissent à désirer ; quand Jonathan accompagne Mme Chamois pendant les courses, celle-ci observe qu’il a des gestes choquants2, mais pas un instant elle n’aurait imaginé qu’il puisse réclamer une telle chose. À la lettre, Jonathan ne s’est peut-être pas exprimé dans ces termes, les propos d’un gosse de six ans ont parfois la consistance de la gelée à la framboise, ça glisse entre ses lèvres. Et puis il manque la saveur de l’oralité, la prononciation, cet accent du nord popularisé dans un film grand public à plus de 24 millions d’entrées. N’empêche que Delphine Chamois n’a pas compris de travers : visionner une vidéo pornographique ne dérangerait pas le gamin.
Delphine Chamois est assistante maternelle, une « tata » (tous les enfants placés préfèrent ce vocable ; et le mari ou le conjoint est donc un tonton). Après la requête incongrue de Jonathan, elle est inquiète. Elle parle avec Fabienne Target, qui veille sur Dimitri et Dylan. Delphine Chamois a accueilli Jonathan à la fin février 2001. Le juge des enfants a ordonné son placement d’urgence ainsi que celui de Dimitri et de Dylan. Une audience en avril a maintenu les placements. Kévin, l’aîné, n’est plus concerné, hors du coup : âgé de dix ans, il vit chez Adèle Marque. Auparavant, il a bourlingué entre différentes familles d’accueil, quelques semaines ou quelques mois, au gré des humeurs de Myriam Badaoui, quand elle le réclame à cor et à cri ou aussi bien ne veut plus le voir. Ce manège dure depuis l’âge de ses deux ans. Lui, à la fin du mois de mai 2000, sans expliquer ses motifs, a refusé de remettre les pieds dans l’appartement familial lors des retrouvailles du week-end ou des vacances scolaires, plus question de revenir à la cité de la Tour-du-Renard, dans l’immeuble des Merles, cet antre de malheur, jamais. Ses trois frères ont quitté l’appartement le 25 février 2001.
Ce jour-là, dans une crise aussi soudaine que fréquente, Thierry Delay a fondu un plomb, tout ce qui est passé entre ses mains a valdingué par la fenêtre du salon. La console de jeux, le téléphone, la friteuse, l’orgue électrique, et même le manteau de cuir, acquis avec l’héritage du grand-père paternel, suicidé la corde au cou. Les projectiles se sont écrasés cinq étages plus bas. Jonathan a failli y passer lui aussi. Son père l’a suspendu au garde-fou du balcon, à l’extérieur, les jambes dans le vide. La mère, sortie prendre l’air, l’a vu, a grimpé dare-dare l’escalier et sauvé le gosse3. Cette fois, le père a dépassé les bornes. Elle a eu peur, Myriam Badaoui. Elle téléphone au greffe du tribunal des enfants de Boulogne- sur-Mer : « Mon mari est devenu fou. Il a saccagé l’appartement et il est parti, mais les enfants sont en danger s’il revient dans cet état. »
Aussitôt après avoir dénoncé le comportement anormal de son mari, Myriam demande aux services sociaux de placer ses trois garçons dans une famille d’accueil. Les services socio-éducatifs connaissent la triste situation familiale. Il ne se déroule guère plus d’une semaine sans qu’elle soit évoquée lors des réunions de service, le cas de Kévin posant beaucoup de problèmes. On pare au plus pressé, cherchant un foyer parmi les places disponibles dans un périmètre réduit en veillant à ne pas trop éloigner les frères les uns des autres. Dimitri et Dylan trouvent donc asile chez Fabienne Target, à Samer, petite ville où réside déjà Kévin. Les trois frères se retrouvent à une vingtaine de kilomètres du domicile familial. Jonathan, lui, ne quitte pas sa ville. Delphine Chamois vit à Outreau.
C’est à elles, les tatas, que les frères Delay commencent à confier leurs malheurs. Elles sont rassurantes, gentilles, les tatas. Les garçons se sentent en confiance. « Tata » ou « nounou » sont donc les premières à écouter leurs confessions, qui peuvent surgir au détour d’une petite phrase. Elles hochent la tête, la secouent, mais elles n’interviennent pas, ou peu. Ces paroles spontanées, elles les transmettent le plus directement possible aux assistantes sociales, par téléphone ou lors d’une rencontre. Il en résulte une note, qui tient parfois en quelques lignes et tente de restituer la parole brute de l’enfant, sans chercher à lui donner du sens. Les tatas sont la chambre d’écho de la parole des enfants. Dimitri sera le plus prolixe.
En novembre 2000, Dimitri se conduit d’une façon choquante à l’école : « Un après-midi, Dimitri a subitement baissé l’arrière de son jogging, a pris un crayon et se l’est enfoncé dans l’anus, puis l’a ressorti et a fait un grand geste du bras pour le faire sentir à son entourage », rapporte l’instituteur. Les assistantes sociales Sabine Joly et Monique Dumont rencontrent l’enfant, et c’est ensuite qu’il leur parle des vidéos porno et des actes sexuels à la maison. Sabine Joly conserve les dessins accompagnés de textes illustrant ses déclarations4. Dimitri lui confie que, le dernier dimanche d’hébergement, son père les a tapés « parce qu’on avait parlé des cassettes porno5 ». Il a huit ans.
Le 28 novembre, deux jours après le fiasco d’une tentative de reprise de contact entre Kévin, Thierry Delay et Myriam Badaoui, accompagnés de Mme Delay, dans les locaux de l’ASE à Outreau, l’enfant, « très perturbé et déçu », lâche à sa tata Adèle : « Ma mère, c’est une putain, elle aime faire ça!
– Faire quoi ? demande Adèle Marque.
– Tu ne sais pas tout », répond le garçon.
Alors Kévin vide son sac. Il lui parle des vidéos porno que sa mère regarde avec ses quatre fils à ses côtés avant d’appuyer sur stop et de faire «comme à la télé» avec son père. Il a assisté aux premiers ébats de ses parents le soir de noël de 1995 ou de 1996. Il s’en souvient bien, comme cadeau il avait reçu une cassette vidéo porno6. Pas sûr qu’elle était au pied du sapin, Delay et Badaoui goûtant peu les falbalas de fin d’année selon leur beau-frère : « Dans cette famille, la famille Delay en général, il n’y a pas de cadeaux, ni à noël, ni aux anniversaires. Entre adultes, c’était pareil7. » Cependant, une photo de noël 1998 montre les quatre frères exhibant fièrement leurs cadeaux8.
Le 30 novembre, Dimitri et Jonathan soutiennent leurs accusations devant les assistantes sociales Sabine Joly et Monique Dumont à l’UTASS d’Outreau9. Un bon mois s’est déjà écoulé depuis qu’ils ont commencé à se livrer à leurs tatas. Dimitri ajoute qu’il a vu son père « mettre son devant dans le devant et le derrière » de sa mère. Ses deux frères approuvent ; et le plus jeune, Dylan, dit : « Ah oui, papa et maman faisaient l’amour ! » La note de cet entretien tombe sur le bureau de Claire Beugnet, responsable de l’ASE du secteur de Boulogne-sur-Mer. La machine s’ébroue. Transmis par la DEF, le signalement parvient au parquet de Boulogne-sur-Mer le 6 décembre 2000. Il ne concerne que Dimitri, Jonathan et Dylan Delay. Les attitudes des gamins et les révélations de Dimitri et de Jonathan font craindre qu’ils ne soient victimes d’agressions sexuelles et de viols commis par leurs parents. Claire Beugnet, au nom du président du conseil général, indique qu’une enquête judiciaire lui paraît nécessaire et demande au juge des enfants la suppression du droit d’hébergement accordé aux parents. Datées des 8 et 11 décembre, quatre notes supplémentaires sont enregistrées le 18 décembre. Dans l’une d’elles est cité Kévin et dans deux autres à nouveau Dimitri, toutes deux précisant les agressions sexuelles et les viols que la fratrie a subis.
Ce 6 décembre, Kévin est entendu à son tour par une assis- tante sociale et une psychologue à l’UTASS. Il répète les pro- pos qu’il a tenus à sa tata le 28 novembre et laisse entendre que Thierry Delay l’a agressé sexuellement, comme ses frères Dimitri et Jonathan et sa demi-sœur, Marylou, qui vient passer une quinzaine de jours l’été dans l’appartement des Delay à la Tour-du-Renard10.
Entre le 8 et le 11 décembre, chacun de son côté et devant des personnes différentes, Jonathan et Dimitri révèlent les viols dont la fratrie est victime11. Et puis arrive le 13 décembre12. Ce jour-là, Dimitri confie à Fabienne Target que lui et ses frères sont les objets sexuels non seulement de leurs parents mais aussi de personnes étrangères au cercle familial. Mme Target lui demande d’écrire leurs prénoms sur une feuille. L’enfant s’exécute et inscrit neuf prénoms.
- Lucien
- David D.
- Aurélie
- Francirs
- Julien
- Michel
- Frédérique
- Entounis
- Matieus
Le « mari de Monique » est la dixième personne qu’il dénonce.
Mme Target lui faisant préciser l’identité de cet homme, Dimitri répond : « Thierry. » Ce prénom écrit de la main de la tata s’ajoute sur la liste13.
L’enfant complète ses révélations dans les jours qui suivent. Des scènes terrifiantes. Il est question de manches de couteau et de fourchettes, d’une visite à l’hôpital parce que son « derrière saignait ». Pourtant, il minimise la responsabilité de son père : « Ce n’est pas de sa faute car à lui aussi son père lui faisait ça et […] sa mère l’enfermait dans les placards14. »
Après ces révélations épouvantables, Fabienne Target conduit Dimitri au local de l’ASE. Devant les référentes, il se ferme comme une huître, il ne sait plus, il se met à dessiner. Mme Target se fait son interprète15.
Le 18 décembre, Kévin raconte à sa psychologue qu’il a été violé par deux hommes et Dimitri et Jonathan par trois autres, deux femmes étaient présentes. Deux dessins illustrent les scènes dans le salon et la chambre aux loups peints de l’appartement familial. Au moment des faits, Kévin vivait chez une autre tata, Mme Potier, et Dylan n’était pas encore né (avant le 6 août 1996, donc)16. Lui avait six ans, Dimitri un peu moins de quatre et Jonathan deux.
Le même mois, Jonathan continue de se confier à Delphine Chamois. Il cite des adultes, des hommes et des femmes, nommant Lucien, David Delplanque et sa femme. Il évoque les rapports sexuels entre adultes et des scènes semblables à celles décrites par Dimitri17 impliquant des enfants.
Tous ces éléments figurent dans les notes des assistantes sociales Sabine Joly et Monique Dumont (ces notes assez fréquentes se feraient moins nombreuses quand les enfants seraient entendus par les policiers de la brigade des mineurs avant d’augmenter dès que ces auditions cesseraient).
Jusqu’à l’automne 2000, personne, ni dans les écoles ni dans les différents organismes connaissant la situation familiale des Delay-Badaoui, n’a semblé soupçonner une implication des enfants dans les actes sexuels des parents. Des « violences, oui, mais on ne pensait pas du tout à des choses pareilles18 », dira Sabine Joly.
Le 4 janvier 2001, le parquet reçoit de nouvelles notes de l’UTASS mentionnant des tierces personnes, présumées agresseurs sexuels en présence des Delay et contre rémunération. Aussitôt, le procureur de la République, Gérald Lesigne, demande l’ouverture d’une enquête préliminaire, confiée au capitaine Didier Wallet, chef de la brigade des mineurs au commissariat boulonnais, et au brigadier-chef Daniel Deledalle. Le couple Delay-Badaoui est suspecté d’attouchements sur leurs enfants Dimitri, Jonathan et Dylan. Kévin n’est pas cité dans le document transmis au commissariat de police.
En l’absence du capitaine Wallet, le début de l’enquête est conduit par le brigadier-chef Deledalle. Mme Carré, substitut du procureur de la République, lui téléphone pour lui dire que le dossier sort de l’ordinaire, en raison de la nature des faits et du nombre possible d’agresseurs.
Le brigadier-chef Deledalle, seul, se débrouille avec les moyens du bord, qui sont très insuffisants.
Le 19 janvier 2001, Dimitri ne se limite plus à une liste de dix adultes. Pour quatre d’entre eux, le nom ne laisse planer aucun doute, ce sont des familiers du quartier de la Tour-du-Renard : David Delplanque et sa compagne Aurélie Grenon, Thierry Dausque et Lucien qui « fait des bruits bizarres ». Le prénommé François de la liste, lui, n’est pas cité (ou est-ce Francis, l’écriture maladroite ne permet pas de trancher), mais un second François (Seguin) l’est, ainsi que « Michel qui vend du pain ». Tous ces adultes ont versé de l’argent au couple Delay. Les enfants victimes de ces adultes sont lui et ses frères, sa demi-sœur Marylou, ainsi qu’Éléonore et Jérôme Delplanque. Dimitri atteste de l’utilisation d’une caméra19.
L’enquête préliminaire dure un mois, sans que le parquet précise les investigations à mener ni leurs délais d’exécution. Malgré l’ampleur que prend l’affaire, le dispositif policier est réduit au minimum, les ressources indigentes : l’immeuble des Merles n’est pas mis sous surveillance, il n’est procédé à aucune filature ni à aucune écoute téléphonique (plusieurs mois s’écouleront avant les premières écoutes de divers suspects). Et, comme le soulignera Me Jacqueline Leduc-Novi, le « terrain était complètement miné20 ». Elle ajoutera : « Pour qu’une enquête de police ait des chances d’aboutir, les investigations doivent être menées dans les premiers temps, et pas après. Après, les gens s’organisent, ils savent qu’il y a enquête, ils s’évaporent dans la nature, et c’est fini21. »
Entre les premières révélations des frères Delay à la fin du mois d’octobre 2000 et la mise en garde à vue de leurs parents le 20 février 2001, il s’écoule la bagatelle de quatre mois. La réactivité n’a pas été le point fort dans les prémices du dossier.
Myriam Badaoui elle-même s’en fait l’écho dans une lettre au juge des enfants Tamion datée du 9 février 200122. Après avoir téléphoné aux services sociaux pour demander des nouvelles de ses enfants, elle s’étonne de la lenteur de la procédure (après avoir dénoncé l’attitude de Dimitri, « C’est pas en inventant des choses grave que cela va arranger les choses ») : « nous avons toujours pas reçu de nouvelles de l’enquête qui aurait dû avoir lieu, cela va faire 2 mois et 10 jours23. »
Le 21 décembre 2000, le juge des enfants Tamion a rendu une ordonnance de suspension des droits de visite et d’hébergement par les parents Delay. Sa décision mentionne « les agressions sexuelles dont [les enfants] auraient été les témoins ou les victimes dans le cadre familial parental ». En date du 28 décembre, le juge Tamion en a informé la DEF et le par- quet. Cette notification, il l’a envoyée aussi à un troisième destinataire. Délivrée en recommandé avec accusé de réception, elle a livré des informations capitales sur les faits reprochés aux principaux mis en cause, le couple Delay-Badaoui.
On pourrait s’exclamer : Bon sang, mais quelle mouche a piqué le juge des enfants ? Comme signal d’alarme, difficile de faire mieux que d’envoyer au couple Delay-Badaoui un courrier en recommandé avec accusé de réception. Ils n’étaient pas débiles : en lisant le contenu de la notification, très officiellement et noir sur blanc, ils apprenaient qu’une enquête pénale était diligentée par le parquet. Et ils étaient avertis des soupçons graves de nature sexuelle qui pesaient sur eux. Pas besoin de sortir de l’école de la magistrature ni de la cuisse de Jupiter pour comprendre de quoi il retournait. Fin décembre 2000, près de deux mois avant leur garde à vue, Thierry Delay et Myriam Badaoui savaient qu’ils étaient dans le collimateur des gendarmes ou des policiers alors que l’enquête n’avait pas encore débuté. Ainsi était laissée « la possibilité aux époux Delay […] de faire disparaître des élé- ments matériels à charge et de se concerter avec d’éventuels coauteurs ou complices », comme le stipulera dans ses conclusions le rapport de l’IGSJ.
Erick Tamion expliquera aux membres de la commission parlementaire avoir repoussé l’échéance de sa décision de sus- pension d’hébergement afin de ne pas alerter les Delay, mais, fin décembre, il était contraint de la leur notifier, et la procédure l’obligeait à mentionner les faits reprochés justifiant son ordonnance.
Hélas ! avec cette lettre du juge Tamion livrant des informations essentielles au couple Delay-Badaoui, le ver est dans le fruit dès les balbutiements de ce qui n’est pas encore l’affaire d’Outreau.